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Quand la police faisait évacuer la Sorbonne, le 3 mai 1968

L’évacuation jeudi d’un groupe d’étudiants en AG qui protestaient contre la réforme de l’accès à l’université a réveillé les fantômes de Mai 68. Ce n’est pas la première fois ces derniers temps. Cinquantenaire de Mai 68 oblige, certains groupements d’étudiants – comme l’UEC (l’Union des étudiants communistes) – se souviennent de vieux vocables, se disant que, aux anniversaires, on porte des toasts. Dans le leur, il y a « le fascisme ». Comme si rien n’avait changé, comme si les mots avaient gardé le même sens. D’autres utilisent un vocabulaire psychiatrique ayant émergé dans les années 1970 pour qualifier l’ensemble des lois Macron « d’antisocial ». Si la répétition de l’Histoire se vivait sur le mode de la farce selon Marx, comment faut-il qualifier la répétition de la répétition* ? Ou faut-il plutôt voir dans cette invocation des fantômes une tentative pour se raccrocher au radeau d’une Histoire qui leur donnerait une légitimité, dans laquelle il se draperait comme on se drape dans un costume ancien au moment de rentrer en scène ? Parce qu’ils feignent de croire que l’Histoire se répète.

Certes, les lieux sont les mêmes. Mais on ne va pas détruire le collège de Robert de Sorbon sous prétexte qu’il fut le chaudron de Mai 68. Au contraire. Quand on passe devant, comment ne pas y penser. Car le 3 mai, c’est bien là que s’embrasa la crise qui couvait, mais avec des forces et des revendications d’une tout autre ampleur qu’aujourd’hui où les forces étudiantes sont largement minoritaires. En 68, on occupait et on ne bloquait pas la Sorbonne. En 68, dès le 3 mai, de nombreux mouvements étudiants – et lycéens – ont massivement répondu à une évacuation qui ne devait être justement qu’une évacuation et qui dérapa, ce qui ne fut pas le cas jeudi.

La guerre du Vietnam s’invite

À quoi tient l’explosion d’une crise ? À un détail. À une décision, qui s’est perdue dans le maelström des événements, et qui a pourtant tout fait basculer le 3 mai 68. Elle fut prise par le recteur Jean Roche, figure oubliée de Mai 68. Comme il en avait le droit après avis demandé à son ministre de l’Éducation nationale Alain Peyrefitte, il réquisitionne vers 16 h 30 la force publique pour faire évacuer la cour de la Sorbonne où étaient installés les leaders du 22 mars, de la JCR trotskyste et de l’Unef. Que faisaient-ils là ? Ils protestaient contre la convocation de Cohn-Bendit et de sept de ses camarades de Nanterre. Mais pourquoi la Sorbonne, alors que l’affaire Cohn-Bendit concernait Nanterre ?

Pour comprendre l’enchaînement des faits, il faut dérouler la pelote, ce fil que notre mémoire ne cesse de perdre, ne retenant que des bribes éparses qui ne veulent plus rien dire. Quand on songe à Mai 68, on a en ligne de mire les revendications étudiantes, en particulier dans les locaux de Nanterre. Reconstruction de l’Histoire. La convocation de Cohn-Bendit et de ses camarades est due à une action du 22 mars – d’où le mouvement du 22 mars – qui ont occupé le dernier étage de la tour de Nanterre. Que faisaient-ils là-haut au sommet de la tour ? Ils venaient réclamer la libération des étudiants arrêtés le 20 mars après une action contre une agence de l’American Express. En cause, la guerre menée par les Américains au Vietnam. Ce fameux Vietnam qui a été un élément déclencheur et que les événements de 68 ont ensuite occulté. Si le doyen de Nanterre, le germaniste Pierre Grappin, prend la décision de fermer son université le 2 mai, ce qui va amener les étudiants à se rabattre sur la Sorbonne le 3, c’est parce que les échauffourées ne cessent depuis un mois entre forces extrêmes et qu’il ne veut pas voir chez lui de manifestation de soutien à Cohn-Bendit.

Fin avril, le Front uni pour le soutien du Sud-Vietnam, association d’extrême droite fondée par Tixier-Vignancourt, s’en est pris au local des comités maos Vietnam de base, qui répliquent le 2 mai, rue de Rennes, en saccageant une expo photo au 44, rue de Rennes. Une opération où une dizaine de militants du mouvement politique d’extrême droite Occident, dont Roger Holeindre, est sérieusement blessée. Et pourquoi la police se trouve-t-elle le 3 mai autour de la Sorbonne occupée par les groupements gauchistes ? Parce qu’Occident a justement annoncé une descente sur la Sorbonne, qui a d’ailleurs lieu vers 14 h 30 depuis la faculté d’Assas.

L’effet boule de neige

Mais revenons-en à cet après-midi du 3 mai 1968. À cet instant, le bon préfet de police Grimaud est en hélicoptère avec un journaliste pour évoquer le sujet de la circulation. Aujourd’hui, il pourrait être contacté par portable. Marqué par les événements du 6 février 1934 et le massacre des Algériens le 11 octobre 1961, comme il le rappelle dans ses Mémoires (réédités ces jours-ci chez Tempus), il aurait pu donner l’ordre d’évacuer, certainement pas de faire monter les étudiants dans les cars de police pour que leur identité soit vérifiée, estime Laurent Chabrun, coréalisateur du remarquable documentaire Sous les pavés, les flics, qui sera diffusé le 30 avril 2018 sur France 3. C’est cette décision, spontanée, qui met le feu aux poudres. Les étudiants affluent de partout pour lancer des pavés, crever les pneus des cars, former les premiers barrages avec voitures et grilles d’arbres.

Une longue note des RG détaille le déroulement des faits, datant avec exactitude la première barricade, qui tente de s’élever à 20 heures, à l’angle de la rue Auguste-Comte et du boulevard Saint-Michel. D’où viennent tous ces étudiants, 1 000 à 1 500 selon la police ? Dans ses Mémoires à paraître (Rebelle jeunesse, éd. Robert Laffont, 3 mai), Henri Weber, numéro deux à l’époque de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), se pose aussi la question. « Daniel Bensaïd et moi n’en croyons pas nos oreilles. Tous les dirigeants de la JCR, de 22 mars, de la FER [Fédération des étudiants révolutionnaires, NDLR], sont dans les fourgons. » Bensaïd se souvient alors que le Comité des action lycéens avait prévu justement une manif à 18 h 30 dans le Quartier. Weber penche plutôt pour une explication sexuée. Aucune fille n’a été embarquée dans la cour de la Sorbonne. « Elles ne manquèrent pas d’alerter le Quartier Latin. » Dans les fourgons, les leaders prennent aussitôt conscience de l’erreur majeure que le pouvoir vient de commettre.

Ensuite, tout s’enchaîne. On lance le mot d’ordre d’une manif géante pour le 6 mai, jour de la convocation de Cohn-Bendit, afin de réclamer la libération des étudiants arrêtés le 3 et l’évacuation de la Sorbonne par la police. Mai 68 est l’histoire d’un formidable effet boule de neige. Aujourd’hui, rien ne semble – soyons prudents – que la boule de neige soit en formation.

* En dénonçant les fascismes, Mai 68 était déjà dans la répétition d’autres périodes.


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