A la Une

« Projet Daphne » : profession, vendeur de passeports

Ne demandez pas à Christian Kälin combien il a de passeports, il refusera de vous répondre. Assurément plusieurs. « De nos jours, n’importe quel riche doit avoir plus d’une carte de crédit. De la même façon, il vaut mieux avoir plus d’un passeport », explique à l’envi cet avocat sur lequel on a au moins une certitude : il est Suisse de naissance. En quelques années, Christian Kälin, 46 ans, est devenu le roi de la vente de passeports. Ou plutôt, comme il préfère les qualifier, des programmes « de citoyenneté par l’investissement ».

Le cabinet Henley & Partners qu’il dirige est le leadeur de ce marché en pleine expansion. Antigua-et-Barbuda, Saint-Kitts-et-Nevis, Grenade, Chypre… Henley propose pas moins de sept nationalités à vendre sur son site Internet. Et 17 pays pour les cartes de résident, un peu moins recherchées, et donc moins chères que les passeports.

Le cabinet, qui emploierait 300 personnes, a même bâti un « index du passeport » pour comparer les avantages de chaque nationalité en termes de liberté de circulation sans visa autour du monde. « Nous sommes les pionniers » dans ce secteur, a assuré à nos partenaires de Die Zeit cet homme distingué et courtois – mais réputé intraitable en affaires. Enregistrée à Jersey, sa société est détenue par une holding opaque qui empêche de savoir qui en est son véritable propriétaire.

Christian Kälin (deuxième à droite), en novembre 2017 à Hongkong.

Mais des documents de 2013, issus des « Panama Papers », nous ont permis de remonter jusqu’à une mystérieuse Uma Sathia, domiciliée à Singapour, censée faire partie de la famille de Christian Kälin selon Henley, ainsi que jusqu’à un théologien polonais de l’université Jean-Paul-II de Cracovie, Marek Urban, qui siège au comité du « Prix du citoyen global », décerné chaque année par Henley à « un individu remarquable »

Lire aussi :   Projet Daphne : s’unir pour traquer la vérité

Référence à Gandhi

Vendre des nationalités à des super-riches du monde entier ne se fait pas sans état d’âme, assure toutefois Christian Kälin. « Si vous regardez la nationalité d’un point de vue politique, notamment le droit de vote, cela ne devrait pas être disponible pour l’argent. Je suis d’accord », a-t-il ainsi expliqué le 9 avril, dans une vidéo, pour contrer les critiques de plus en plus fortes d’ONG comme Transparency International. Par ailleurs, il n’hésite pas à s’y comparer à Gandhi.

Il s’agit parfois de Chinois souhaitant fuir la campagne anticorruption du gouvernement, d’Iraniens voulant éviter les sanctions américaines ou de Russes soucieux de cacher leurs actifs à l’étranger : les gens prêts à dépenser plusieurs centaines de milliers de dollars pour acheter un passeport n’affichent pas tous, de fait, un profil irréprochable. Mais les cas sensibles ne représentent pas plus de « 5 personnes sur 1 000 », relativise Christian Kälin. Et, selon lui, « on peut toujours retirer les passeports » en cas de problème.

Depuis 2013, le programme phare de Kälin, c’est le passeport maltais. « Le programme le plus propre et le plus transparent de tous les programmes de nationalité », a assuré l’avocat à Die Zeit. C’est lui qui a convaincu le nouveau premier ministre, Joseph Muscat, de lancer son propre programme de « passeports en or ». Puis il en est devenu tout à la fois, dans un curieux mélange des genres, son concessionnaire exclusif sur l’île et l’un des principaux agents agréés. Comme l’avait écrit la journaliste assassinée Daphne Caruana Galizia, les passeports maltais ont rapporté gros à Henley & Partners, près de 20 millions d’euros en quatre ans, selon des données issues de rapports publics.

Interférences dans des élections aux Caraïbes

Le premier ministre en personne ne cesse d’en faire la publicité, dans des conférences qu’organise Henley sur la « citoyenneté globale », à Monaco, Istanbul ou Dubaï. Joseph Muscat s’est même permis, à la mi-novembre 2017 – un mois après le meurtre de Daphne Caruana Galizia – de manquer la discussion au Parlement européen sur l’Etat de droit et la démocratie à Malte pour intervenir dans un séminaire commercial d’Henley à Hongkong.

Lire aussi :   Scandale à Malte après les premières révélations du « Projet Daphne »

Avant l’assassinat de la journaliste, des échanges de mails entre MM. Kälin et Muscat, publiés par Daphne Caruana Galizia, ont montré que les deux hommes s’étaient également entendus pour que Henley menace la journaliste de poursuites au Royaume-Uni si elle continuait d’écrire sur la compagnie.

Christian Kälin est également soupçonné d’avoir interféré dans certaines élections aux Caraïbes pour faire élire des personnes favorables à ses affaires. Des courriels ayant fuité ces derniers mois montrent qu’il a notamment soutenu un candidat d’opposition à Saint-Vincent-et-les-Grenadines en lui promettant « des investissements » en cas de victoire aux élections générales de 2010. Il s’est chargé de lui écrire plusieurs discours.

Or ce pays des Caraïbes est justement l’un des rares où le pouvoir a refusé jusqu’ici de développer un programme de vente de nationalité. « Il était convenu que, s’il gagnait les élections, Henley & Partners aiderait à développer un programme de citoyenneté par l’investissement, a admis M. Kälin auprès des journalistes de Forbidden Stories. Mais c’était écrit dans leur programme électoral. »


Continuer à lire sur le site d’origine