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« Napoléon III avait conçu le statut des cheminots comme celui de l’armée »

Le statut du cheminot est au cœur du bras de fer qui oppose actuellement le gouvernement et les syndicats. S’agit-il d’un énième combat ou du chant du cygne pour cette corporation, qui, plus qu’aucune autre, peut s’appuyer sur des traditions intimement liées au développement et à la modernisation de notre pays depuis plus de 150 ans ? Cette spécificité, qui a fait de la SNCF un pilier de la France à l’égal de l’armée ou jadis de l’Église, Clive Lamming la connaît mieux que quiconque. Non seulement il est un spécialiste reconnu des techniques, mais il a également été formateur de 1975 à 2003 à la SNCF, dont il a étudié les évolutions au fil des décennies. Voilà son analyse, au regard de l’histoire.

Le Point : Qui est à l’origine du statut des cheminots ?

Clive Lamming* : Il est l’œuvre d’un saint-simonien de conviction, Napoléon III, qui, dès 1853, conçoit les cheminots comme une immense armée chargée d’industrialiser la France. Car le pays est industriellement en retard. Or, vous avez beau produire, si vous ne disposez pas de transport, cette production ne sert à rien. Au XIXe siècle, il arrivait encore qu’une province meure de faim quand sa voisine regorgeait de richesses. Le chemin de fer peut remédier à ces inégalités. Mais, jusque-là, les compagnies engageaient au petit bonheur leur personnel, des paysans, des ouvriers, qui étaient très mal payés. Il n’était pas rare qu’en signe de protestation ils abandonnent le train en rase campagne. Napoléon III, pour fidéliser la main-d’œuvre, va donc leur accorder un statut très stable comparable à celui de l’armée, avec un certain nombre de garanties, dont, par exemple, déjà, la gratuité de transport pour la famille du cheminot. Les paysans seront affectés aux gares, les ouvriers aux dépôts, l’élite bourgeoise travaillant dans les bureaux.

Qu’est-ce qui explique la force du syndicalisme cheminot ?

C’est un syndicalisme comparable à celui de la mine. Les cheminots, mécaniciens, lampistes, chauffeurs, travaillent dans les mêmes conditions difficiles et dangereuses que les ouvriers employés dans les tréfonds de la terre. Ces conditions ont créé une solidarité renforcée par leur statut d’exclus. On oublie en effet qu’ils ont vécu longtemps en marge de la société, d’abord parce que l’Église ne tolérait pas qu’ils travaillent la nuit et le dimanche, ce qui conduisait celle-ci à refuser de les marier ou de les enterrer. Par ailleurs, pour pouvoir mieux les contrôler et éviter qu’ils ne se frottent aux tentations de la ville, les compagnies privées les ont isolés dans des cités-jardins où ils étaient censés trouver le nécessaire, enseignement, services, coopératives, potagers… Les cheminots, enfin, se mariaient entre eux, selon une hiérarchie presque militaire où le mécanicien était au-dessus du conducteur, qui lui-même était au-dessus de l’aiguilleur ou du lampiste. Dernière preuve de cette solidarité : le langage, constellé d’expressions fleuries et imagées, qui date de près de deux siècles. Même pour des mots très simples, ils gardent de vieilles habitudes, préférant dire « une galerie » plutôt qu’« un tunnel », « une rampe » plutôt qu’« une montée », « une pente » plutôt qu’« une descente », « négocier une courbe » plutôt que « prendre un virage », ou « voyageurs » plutôt que « passagers », qui appartient au vocabulaire aérien.

Pourquoi a-t-on décidé en 1936 de nationaliser les chemins de fer, qui étaient jusque-là aux mains de plusieurs compagnies privées ?

Cette question était un serpent de mer. La première fois qu’on a évoqué cette nationalisation, ce fut en 1878. Car les compagnies perdaient de l’argent. La crise du rail a commencé vers 1910, lorsque l’économie française était entrée elle-même en récession. Les deux sont liés. Si vous produisez moins, vous transportez moins. Par ailleurs, les salaires avaient augmenté, le statut du cheminot étant à cette époque encore plus favorable qu’aujourd’hui. De fait, les banquiers ne voulaient plus investir dans ces compagnies, mais, pour accepter la nationalisation, il fallait indemniser les actionnaires. Il a fallu attendre une véritable volonté politique, celle du Front populaire, et l’astuce de René Mayer, qui avait déjà mis en place le statut d’Air France en 1932, pour trouver un montage financier qui permette de les indemniser. Les premières années, les cheminots ne se sont pas identifiés à la SNCF, il a fallu attendre la guerre et la Résistance pour que cette cristallisation opère.

Les cheminots inspirent de la crainte. De la peur. Dès le début, on redoute leur pouvoir, qui est celui de bloquer un pays.

Quels sentiments les cheminots ont-ils inspirés au reste de la société ?

De la crainte. De la peur. Dès le début, on redoute leur pouvoir, qui est celui de bloquer un pays. Un mécanicien qui refuse d’ouvrir un robinet de vapeur peut à lui seul immobiliser des centaines de personnes. Ils incarnent un levier redoutable, ce dont Napoléon III a pris immédiatement conscience, puisqu’il a divisé le marché en de nombreuses compagnies privées rivales, afin d’éviter que cette main-d’œuvre pléthorique se retrouve sous un commandement unique. Mais au XXe siècle, les cheminots continuent à effrayer la bourgeoisie. N’oublions pas que la Révolution bolchevique a réussi en partie grâce à l’aide des chemins de fer tsaristes. La SNCF en 1939, c’est une armée de 500 000 cheminots. La solidarité qu’on évoquait explique que la Résistance s’invite assez facilement dans les chemins de fer, avec le mouvement Résistance-Fer. L’image du cheminot s’améliore. Une amélioration éphémère. Après-guerre, si le routier est sympa, le cheminot ne l’est pas, il garde une réputation d’archaïque, rétif au changement. Dans les années 60, les dirigeants ne veulent plus du train, la voiture et l’avion règnent sans partage. Mais ce qui va sauver la SNCF, ce sont d’abord les deux crises pétrolières des années 70, puis la mise en place du TGV en 1981, qui va ramener la population vers le train, en plus d’être une affaire très rentable.

Hugo, Zola, Paul Nizan… L‘image des cheminots dans la littérature française a pourtant toujours été positive…

En effet, ils bénéficient de leur sympathie et d’une dramatisation positive, qui peut sembler parfois exagérée, mais qui traduit le statut du cheminot, emblème de la révolution industrielle, travailleur valeureux d’un pays qui tourne le dos à l’Ancien Régime et à ses lenteurs.

Quelles différences voyez-vous entre le cheminot d’aujourd’hui et celui d’hier ?

J’ai pendant près de trente ans assuré des formations à la SNCF et je crois avoir perçu quelques évolutions. Dans les années 70, j’avais encore affaire à des patriarches qui allaient jusqu’à refuser d’utiliser la voiture, considérée comme une rivale commerciale. Aujourd’hui, pour la plupart, être cheminot, c’est un emploi, et non plus une vocation, ils se sentent moins concernés, ils n’ont plus cette foi de jadis qui animait leurs prédécesseurs. Cela s’explique par le recours de plus en plus généralisé de la SNCF à des sous-traitants et à des intérimaires. L’accident de Brétigny-sur-Orge n’aurait jamais pu se produire vingt ans plus tôt, personne n’aurait laissé traîner cette éclisse. Je ne veux pas jeter la pierre à la SNCF, mais l’investissement dans le travail semble avoir diminué. Seuls le personnel roulant, les contrôleurs, les conducteurs de TGV ont encore l’impression d’appartenir à une élite.

Comment analysez-vous cette résistance que les cheminots démontrent face à la réforme du gouvernement ?

Je pense qu’il s’agit du dernier combat d’un mouvement imprégné de l’attachement à des symboles et de leur respect. Les privilèges dont on parle, hormis les primes pour les roulants, sont négligeables financièrement, mais, pour eux, ce sont des symboles sacrés, auxquels on ne touche pas. Je parle de dernier combat, car c’est la dernière fois qu’il est mené par un noyau dur attaché à une sorte de transcendance, pour qui l’expression « condition ouvrière » est une sorte d’Ave Maria. Je rappelle cette phrase de Raoul Dautry, qui dirigea longtemps les chemins de fer de l’État dans les années 20 et 30 : « Je ne suis pas entré dans l’armée ni dans les ordres, car je n’avais ni la carrure ni la foi, alors je suis entré aux chemins de fer. » Les cheminots, c’était une sorte d’armée qui avait la foi.

Mais sur les réformes proposées aujourd’hui, un mot : si les chemins de fer peuvent s’ouvrir à une légère concurrence, comme cela a déjà été le cas par le passé, leur système contraint, en particulier sur l’exploitation des voies, ne peut passer à une concurrence totale. Toutes les tentatives menées dans ce sens à l’étranger ont été des échecs complets.

* Clive Lamming est l’un des spécialistes incontestés de l’histoire des techniques. Collaborateur de la Revue générale des chemins de fer, il a été également formateur de 1975 à 2003 à la SNCF et on lui doit, entre autres, coécrit avec Marie-Hélène Westphalen, La France en train : voyageurs et cheminots (1880-1980) (éd. les Arènes, 2014).


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