A la Une

Deux ou trois choses à savoir sur la naissance d’Israël

Le documentaire en deux parties sur l’histoire d’Israël, signé William Karel et Blanche Finger, Une terre deux fois promise (Arte) est à regarder en parallèle avec un ouvrage très complet, Histoire d’Israël, que Michel Abitbol publie ces jours-ci aux éditions Perrin. Parmi la profusion d’informations, disséminées dans le documentaire et le livre, en voici quelques-unes qu’il nous semble bon de développer.

Ces Juifs qui ne veulent pas d’un État d’Israël

Il y a d’abord cette hostilité de nombreux Juifs au projet initial, politique, d’une terre juive de Theodor Herzl. Ce journaliste autrichien avait été sensibilisé à l’antisémitisme à Vienne, mais le découvre vraiment à Paris en tant que correspondant de Die Neue Freie Presse lorsque l’affaire Dreyfus éclate en 1894. Cette fois-ci, il ne s’agit plus seulement des pogroms de Russie qui s’en prennent aux populations miséreuses depuis 1881, mais d’un pays démocratique, républicain, où les Juifs assimilés de la bourgeoisie sont visés. Germanisé, admirateur de la culture allemande, Herzl n’a qu’une vision très floue de la Palestine et ne professe aucun idéal d’une terre promise, à la différence de certains autres sionistes. Il ne conçoit l’idée nationaliste d’un État juif qu’en creux, par dépit, pour que les Juifs échappent à l’antisémitisme.

La réflexion est la suivante : à la fin de ce XIXe siècle où l’idée de nation s’est imposée, un peuple sans terre, sans État, est naturellement la proie des autres nations, il est le fantôme minoritaire à qui l’on s’en prend. « Le peuple élu de la haine universelle », écrit Léon Pinsker, juif russe qui écrivit dès 1882 un des textes fondateurs du sionisme et créa l’organisation Les Amants de Sion. C’est à la même époque, en 1885, qu’un écrivain juif de Vienne, Nathan Birnbaum, forge le terme de sionisme. « Le Juif est considéré par les indigènes sédentaires comme un clochard, par les gens aisés comme un mendiant, par les pauvres gens comme un exploiteur millionnaire », écrivait Pinsker. Cette haine qui marque la faillite des idéaux des Lumières est centrale dans la décision de Herzl de prendre en main le destin des Juifs qui doivent se trouver « une terre à eux » plutôt que de se laisser enfermer dans de nouveaux ghettos.

Mais il se heurte à plusieurs types d’opposition. Premier adversaire, les bourgeois libéraux qui prônent une assimilation complète, une dissolution de l’identité juive dans les pays où les Juifs sont installés. Pas question pour eux de quitter ce qu’ils considèrent comme leur terre. Par ailleurs, certains Juifs russes, collectivistes, imprégnés des idées marxistes, considèrent ce projet comme une énième émanation de l’esprit colonialiste où les Juifs iraient exploiter la terre des Arabes. Enfin, les rabbins sont farouchement contre ce retour dans la patrie historique. C’est Dieu qui a voulu la diaspora, seul Dieu peut mettre un terme à celle-ci, et non les hommes, qui commettent un grave péché en imaginant un État juif. Mais l’intention de Herzl, avec le premier congrès sioniste de Bâle en 1897, est d’écarter les religieux de la sphère politique pour que s’opère cette reprise en main active de leur sort par les Juifs.

Le mythe d’une terre déserte

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » : c’est la formule qui va s’imposer dans les premières années du XXe siècle pour justifier le droit des Juifs de prendre possession de la Palestine en rachetant des terres à des propriétaires ottomans qui n’habitent pas toujours sur place et les louent à des paysans palestiniens. Ces derniers apprennent ainsi du jour au lendemain qu’ils doivent partir, ce qui va provoquer les premières frictions entre Juifs et Arabes en 1909. Mais, dès 1899, le maire arabe de la Ville sainte s’inquiète : « La réalité est que la Palestine fait maintenant partie intégrante de l’Empire ottoman et, ce qui est plus grave, elle est habitée par d’autres que des Israélites. » Réalité géopolitique que des Juifs rappellent eux-mêmes avec ironie comme Itzhak Epstein : « Seule une question négligeable nous a échappé : dans cette terre, qui est notre patrie bien-aimée, vit tout un peuple qui y est établi depuis des siècles et qui n’a jamais songé à la quitter. »

Herzl, qui ne se rendra qu’une seule fois en Palestine avant sa mort en 1904, promeut une vision idyllique d’une terre pacifiste où tous les peuples vivraient en bonne intelligence, mais sous l’influence d’une culture juive européenne. Car il n’a qu’une vision très imprécise du judaïsme en Palestine où l’hébreu, après sa réforme, s’est imposé comme la langue commune au détriment du yiddish. Cette vision quasi biblique d’une terre de désolation que les Juifs, revenus vers leur ancienne activité d’agriculteurs, seraient chargés de faire fructifier est évidemment un mensonge. Mais un mensonge tenace chargé d’occulter la présence des Arabes.

Le livre blanc de 1939

Symptomatique des luttes israélo-arabes à venir et du dialogue de sourds, la première conférence qui les réunit date de mars 1939, lors de la table ronde dite de Saint-James. Les Britanniques, inquiets de voir dériver les Palestiniens vers l’Allemagne sous l’influence du grand mufti de Jérusalem, antisémite notoire, tentent une mission de bons offices dans cette terre sur laquelle ils exercent un mandat mais qui est à feu et à sang depuis les émeutes arabes de 1936. Les attentats se succèdent des deux côtés. Or, à Londres, Juifs et Palestiniens refusent de se saluer, Macdonald, le ministre des Colonies, est obligé d’aller d’une salle à l’autre pour mener les négociations qui durent sept semaines.

Le dernier plan britannique, dit Peel, prévoyait un partage de la Palestine en deux États, l’un arabe, couvrant 75 % du territoire, l’autre juif. Ben Gourion et Weizmann, du côté juif, avaient donné leur accord ; les Palestiniens, sous l’influence du mufti, avaient refusé. Le livre blanc, qui sera le résultat de la conférence de Saint-James, sera bien plus défavorable aux Juifs. Il préconise la création d’un État palestinien où les Juifs ne seraient plus qu’une minorité intégrée, inférieure à un tiers de la population totale, avec une immigration contrôlée par les Arabes. Les Palestiniens ne veulent pas de cette solution qui leur est pourtant favorable. Quant aux Juifs, ils sont furieux, mais, lorsque la guerre éclate, faisant prévaloir la menace de Rommel qui pèse sur la Palestine, ils acceptent de former une brigade juive au sein de l’armée anglaise : « Il faut lutter du côté des Britanniques dans leur guerre contre Hitler comme si le livre blanc n’existait pas. » Une expérience militaire qui sera vitale lorsqu’en 1948 il s’agira de transformer la Haganah et surtout l’Irgoun, spécialisée dans la guérilla anti-britannique, en une véritable armée pour contrer les forces arabes lors de la première guerre israélo-arabe.

Le même échec pour faire dialoguer Juifs et Palestiniens se répétera fin 1946, lorsque les Anglais proposèrent, en vain, un nouveau plan, ce qui les incita à soumettre le problème aux Nations unies.

La résolution de l’ONU du 29 novembre 1947

Abba Eban, ce nom ne dit plus grand-chose. C’est pourtant sur lui que s’ouvre brièvement le long documentaire de Karel et Finger. Officier du comité de liaison des Nations unies pour la Palestine, il est la cheville ouvrière du futur État juif qui tente de convaincre le maximum des 56 États composant alors l’assemblée internationale de voter pour un partage de la Palestine en deux États ainsi que l’internationalisation de Jérusalem. La partie est loin d’être gagnée et Eban, né en Afrique du Sud, pur produit du judaïsme britannique, qui a fait ses études à Cambridge, orateur hors pair, se démène pour faire pencher la balance.

Il a le soutien des États-Unis, qui entendent remplacer la Grande-Bretagne au Moyen-Orient et s’affirmer comme le protecteur du nouvel État. Mais les Juifs reçoivent aussi l’appui, plus étonnant en apparence, des Russes, qui s’apprêtent à mener une politique antisémite chez eux. C’est sans compter sur leur pragmatisme politique. Puisque les Juifs luttent farouchement contre les Anglais pour les inciter à déguerpir au plus vite, ils affaiblissent le camp occidental à l’heure où la guerre froide a déjà débuté. Par ailleurs, les Soviétiques espèrent eux aussi tirer leur épingle du jeu au Proche-Orient et la Tchécoslovaquie sera le principal fournisseur d’armes d’Israël en 1948 lors de la première guerre israélo-arabe, des armes payées grâce à la tournée de Golda Meir en Amérique afin de lever des fonds.

Pour que la cause de l’État juif triomphe, les États-Unis ne reculent devant aucun expédient. Ils promettent des prêts très avantageux à des pays tels que Haïti ou les Philippines. Ils reculent aussi le jour du scrutin à New York au 29 novembre, prétextant Thanksgiving pour gagner du temps et persuader le maximum de votants. La France avait l’intention de s’abstenir, mais Weizmann, qui avait tant fait en 1917 pour obtenir des Anglais la déclaration Balfour et la promesse d’un foyer national juif, écrit une lettre décisive à Léon Blum : « La France peut-elle s’abstenir dans un moment qui restera dans l’histoire de l’humanité ? » Sur l’activité d’Abba Eban, nous reviendrons plus en détail dans quelques jours, sur la base de ses Mémoires, publiés en France en 1979.

Les réparations allemandes à Israël

Au tout début des années 50, Israël est au bord de la faillite économique. Étranglé par l’afflux massif et désordonné de Juifs venus du monde entier – le résultat de la politique controversée de Ben Gourion qui entend opposer le maximum d’Israëliens aux pays arabes voisins –, le pays saisit au vol la proposition des quatre puissances alliées victorieuses de mettre fin à l’état de guerre avec l’Allemagne. Israël accepte à condition qu’une réparation économique lui soit versée qui compense symboliquement le massacre de 6 millions de Juifs et le coût de l’installation de 500 000 personnes déplacées venues d’Europe en Israël après 1945. Au départ, les Israëliens refusent de négocier avec Bonn et espèrent que les alliés s’en chargeront pour eux. Ceux-ci refusent. Israël se voit obligé de discuter directement avec l’ancien bourreau via Nahum Goldmann, le président du Congrès juif mondial. Une somme d’un milliard de marks est demandée à la RFA et de 500 millions à la RDA. Celle-ci ne répondra jamais à cette réclamation.

Finalement, dans une relative indifférence en Allemagne, mais après de nombreuses protestations en Israël où certains refusent ce qu’ils appellent « le prix du sang » (500 marks par Juif massacré), Bonn versera 3 milliards de marks sur douze annuités et sous la forme, majoritairement, de dons de matériels. Sans que la presse en soit avisée, le traité sera signé à Luxembourg en septembre 1952 entre le chancelier Konrad Adenauer et le ministre des Affaires étrangères, Moshe Sharett, qui refusa de lui serrer la main. Mais les relations étaient rétablies entre les deux pays et, aussi gênant que cela puisse sembler, Israël dut en partie son salut économique à la RFA.

À voir : Une terre deux fois promise, Arte, mardi 24 avril à 20 h 50, de William Karel et Blanche Finger. Également, Terres d’Israël, un portrait du pays vu par ses écrivains, de William Karel, mercredi 25 avril sur Arte.

Histoire d’Israël, Michel Abitbol, Perrin, 800 pages, 26 avril 2018.

© DR

À lire: Histoire d’Israël, de Michel Abitbol (800 pages, éditions Perrin). Et aussi : les Guerres d’Israël, de David Elkaïm (éditions Tallandier).
Continuer à lire sur le site d’origine