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ENQUETE FRANCEINFO. « Le psychologue s’est mis à pleurer en m’écoutant » : la difficile reconstruction des frères et sœurs d’enfants disparus dans l’ombre de l’absent

Il est autour de 18h30 ce 17 mars 1983, à Saint-Martin-d’Hères (Isère). Un petit trio se dirige vers le bureau de tabac. Jérôme, 7 ans et demi, Ludovic, 6 ans et demi et Nicolas, 2 ans. Leur père les a envoyés chercher des cigarettes, juste avant la fermeture. Sur le chemin du retour, les trois frères s’amusent avec un caddie qui traîne sur la place. Le petit dedans, les deux autres qui poussent. « Vous ne pouvez pas faire attention ! » sermonne un homme. Puis un autre « monsieur » surgit. Casque de moto sur la tête, bleu de travail et gilet noir. Il cherche son chien-loup. Offre des bonbons si les gamins l’aident à le retrouver. « Vous deux, vous partez d’un côté, moi et ton frère de l’autre », lance-t-il à l’aîné.

Jérôme voit Ludovic s’éloigner, le « regard apeuré ». Il comprend qu’il a fait une « bêtise ». « J’ai couru chez mes parents. J’ai dit : ‘Y’a un monsieur qui a Ludovic’. Ils se sont mis à hurler dans la maison. Mon père est parti en trombe sur la place. » Trop tard, Ludovic a disparu.

Trente-cinq ans après, Jérôme Janvier revit toujours la scène. Sa voix s’étrangle lorsqu’il la raconte pour la énième fois. « Excusez-moi, ça remonte. » A 42 ans, il se refait le film, encore et encore. « Je le vois partir, je le vois me regarder. J’avais peut-être 7 ans et demi mais je me dis, si on avait tracé notre chemin… » souffle-t-il.

Les jours suivants, Jérôme participe à l’enquête comme il peut, écrasé par une culpabilité trop grande pour son âge. « Les gendarmes venaient me chercher à l’école. Je feuilletais des albums photos, j’ai fait un portrait-robot. »

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Pour la sœur de Jérôme, cette culpabilité s’est exprimée autrement. Gardée chez sa grand-mère, Virginie fêtait ses 5 ans ce 17 mars 1983. « Ma mère m’avait appelée pour me dire qu’elle allait m’acheter une poupée. Quelques heures plus tard, je l’ai vue à la télé en train de pleurer. » Virginie demande des explications qui ne viennent pas. « J’ai compris toute seule dans les semaines qui ont suivi. Je voyais bien que Ludovic n’était plus là. Mes parents collaient des affiches partout. »

Depuis, Virginie n’a plus fêté son anniversaire. A la célébration de sa naissance s’est substitué le souvenir traumatique de l’enlèvement de son petit frère. La femme qu’elle est devenue a fait une entorse à cette règle tacite pour ses 40 ans, tout récemment. « Ma fille est allée acheter des bougies et ma meilleure amie a mis ‘Joyeux anniversaire’ sur le gâteau. »

Virginie n’en veut pas à ses parents. « Ils ont sombré tous les deux dans une forte dépression. » Le couple explose quatre ans plus tard. « On perd un frère et une sœur mais aussi les parents d’avant, analyse Valérie Brüggemann, psychothérapeuthe au sein de l’association Apprivoiser l’absence, qui anime des rencontres de frères et de sœurs endeuillés.

« Mon père ne s’en est jamais remis, reprend Jérôme. Il est mort en 2007, à 51 ans, le lendemain de l’anniversaire de Ludovic. » Selon ses enfants, un cocktail médicaments-alcool lui a été fatal.

En Isère, d’autres familles ont connu la même tragédie. Ludovic Janvier n’est pas le seul enfant à avoir disparu dans les années 1980. Certains de ces crimes, connus sous le nom des « disparus de l’Isère », ont été résolus, mais, des années après, d’autres restent encore sans réponse. Parmi eux, le cas de Charazed Bendouiou, une fillette de 10 ans aux boucles brunes et au sourire espiègle, qui disparaît le 8 juillet 1987 au pied de son HLM à Bourgoin-Jallieu.

Àgée de 42 ans, Férouze Bendouiou avait 11 ans au moment de la disparition de sa petite sœur. « Elle est sortie juste après déjeuner, pour descendre les poubelles. C’était moi la plus grande, c’était à moi de le faire. Mais je voulais regarder un dessin animé à la télé. Elle y est allée à ma place, pour ensuite jouer dehors avec des amis. » Un orage éclate. La mère de Férouze s’inquiète de ne pas voir Charazed remonter. « On a retrouvé le carton dans les poubelles, mais pas elle. »

Tout le voisinage est passé au peigne fin. L’attente se transforme en jours, puis en mois et en années. « Comment dire ? [Férouze marque une pause] On était enfant, dans l’insouciance totale, l’innocence. Notre vie, c’était ‘Candy’ et ‘Albator’. Au moment de la disparition, personne ne vous explique, personne ne prend le temps de venir vous voir. On nous a juste répété, en boucle : ‘Ne vous inquiétez pas, on vous tiendra au courant.’ Comme si c’était normal que des enfants disparaissent. Comme si un enfant pouvait se faire enlever, comme dans un conte de fées. »


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