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« La société ne voit pas leur souffrance » : pourquoi la scolarisation des enfants précoces relève souvent du parcours du combattant

Malgré leur QI exceptionnellement élevé, il arrive que ces élèves atypiques se retrouvent en décrochage scolaire. Face à eux, des enseignants souvent déboussolés, pas toujours en mesure de répondre à leurs besoins. 

« Au début de ma carrière, on les prenait juste pour des premiers de classe. On n’imaginait même pas qu’un enfant en échec scolaire puisse être surdoué ». Enseignante depuis 37 ans dans une école primaire de la région de Lille, Marie-Andrée Delbecque a appris à accompagner ces « enfants intellectuellement précoces » (EIP), selon l’appellation officielle. Elle l’a compris au fil des années : leur développement intellectuel hors norme ne joue pas toujours en leur faveur. « C’est bien simple : le problème numéro un des enfants précoces, c’est l’école », abonde Alexandra Reynaud, auteure du blog et du livre Les Tribulations d’un petit zèbre (éditions Eyrolles, 2016) et mère d’un enfant « à haut potentiel ». Le risque pour ces enfants « surdoués », souvent hypersensibles ? Décrocher et s’enfermer dans une souffrance intérieure qu’enseignants et parents peinent à contenir.   

« J’ai la chance, et la fatigue conjointe, d’être maman d’Emile diagnostiqué précoce à 7 ans. Il est tantôt génial, tantôt régressif », se désole Alix Boyé à franceinfo.

A 11 ans, il a le QI d’un adolescent de 16 ans. Mais tenir un stylo dans sa main est un défi de tous les instants.Alix Boyé, mère d’un enfant intellectuellement précoceà franceinfo

Emile fait partie des nombreux enfants précoces dit « hétérogènes ». Déterminé par le test de Wechsler, le plus utilisé en Europe pour évaluer le QI, ce profil signifie que l’enfant testé obtient des résultats très supérieurs à la moyenne dans certains domaines et normaux, voire légèrement en dessous, dans d’autres. A l’inverse, un enfant précoce, dit « homogène », est autant performant dans toutes les matières.

Comme Emile, les enfants à profil « hétérogène » présentent souvent des troubles psychomoteurs : ils peinent à écrire et dessiner aussi vite qu’ils le voudraient. Une particularité qui les handicape parfois lourdement, comme l’explique Céline Lançon à propos de son fils Raphaël, 9 ans. Le test de QI a notamment révélé sa mémoire prodigieuse : « Il maîtrisait la numération jusqu’a 9 999 en fin de moyenne section ». Mais dès qu’il fallait écrire, « il se mettait énormément de pression », observe sa mère. Elle se rappelle : « En CE1, la maîtresse lui avait demandé de représenter un squelette en sciences : il s’était mis à pleurer car le dessin n’était pas comme ce qu’il s’imaginait dans sa tête ».

Beaucoup d’enfants surdoués « se désintéressent complètement de l’écrit puisqu’ils savent déjà tout », constate Marie-Andrée Delbecque, qui reçoit dans sa classe de CM2 un à trois EIP par an. 

Leur main va au rythme classique alors que tout va très vite dans leur tête. L’écriture, c’est une perte de temps pour eux.Marie-Andrée Delbecque, enseignante à l’école privée Saint-Aignan à Marcq-en-Barœul (Nord-Pas-de-Calais)à franceinfo

En plus de ces troubles de l’écriture, les enfants précoces, qu’ils soient homogènes ou hétérogènes, sont confrontés à une difficulté majeure : leur soif d’apprendre est telle, qu’ils ne sont jamais rassasiés. Du coup, s’ils n’apprennent pas autant qu’ils en auraient besoin, ils se désintéressent peu à peu totalement de leur scolarité. 

Les enfants à haut potentiel ont en permanence besoin d’être stimulés. « A l’école, la maîtresse était dépassée par les questions métaphysiques de Raphaël : elle lui disait : ‘tu poses trop de questions !' », commente Céline Lançon. En décalage avec le reste de leur classe, certains vont se réfugier dans les livres quand d’autres décrochent peu à peu. « Le pire ennemi d’un enfant précoce, c’est l’ennui », affirme Vlinka Antelme, présidente de l’Association française pour les enfants précoces (Afep), à franceinfo. Il ne s’agit pas là d’un ennui classique, comparable à celui des autres enfants. 

Chez les précoces, l’ennui s’installe durablement et se répète, au point que l’enfant va par exemple avoir des maux de ventre avant l’école ou des problèmes dermatologiques. C’est un ennui profond qui le ronge.Alexandra Reynaud, auteure des « Tribulations d’un petit zèbre »à franceinfo

Une situation intenable pour ces enfants qui tentent de faire entendre leur souffrance et « éclatent », selon le terme employé par les psychiatres. Les filles s’adaptent et dissimulent souvent plus facilement que les garçons qui, eux, peuvent manifester leur mal-être dès la maternelle. Rafaël, 8 ans et demi, a été diagnostiqué précoce à 3 ans, avec 139 de QI. A cet âge, la normale se situe autour de 100. Faute de réponses éducatives adaptées, Rafaël s’est peu à peu montré insolent et provocateur. « En CE2, il enchaînait les actes de violence, envers ses copains et contre les adultes. J’étais convoquée toutes les semaines. C’était sa façon à lui de dire que cette situation d’ennui permanent lui était insupportable », note sa mère, Marielle Chevillard. 

Pour d’autres enfants, c’est une fois chez eux qu’ils manifestent leurs angoisses. « A l’école, Justine* était très soumise, effacée », indique Joséphine* à propos de sa fille de 7 ans. « A la maison, au contraire, c’était une enfant autoritaire, insupportable. Insolente. Epuisante », souffle-t-elle. 

Ce décalage peut aussi compliquer leurs relations avec leurs camarades de classe.  A l’école, parfois dès la maternelle, les enfants à haut potentiel peinent souvent à s’intégrer. Leur vocabulaire, très riche, contribue à les exclure. « A 3 ans, l’enfant  précoce va par exemple corriger l’enfant qui lui proposera de ‘venir jouer au camion’ en lui répondant : ‘c’est pas un camion, c’est un tractopelle' », illustre ainsi la présidente l’Afep, Vlinka Antelme. 

Pendant toute sa maternelle, Justine éprouvait des difficultés à se lier d’amitié avec les enfants de sa classe. « Elle n’osait pas aller vers les autres et s’isolait d’elle-même. En moyenne section, on nous a alertés en nous disant : ‘il faut qu’elle arrive à se faire des copains' », se remémore sa mère.  

En grandissant, ces enfants qui n’entrent pas complètement dans la norme dérangent. Leur sensibilité en fait des cibles privilégiées. Pendant toute son année de CE2, Emile a ainsi subi les brimades de ses camarades.

Il revenait de plus en plus souvent avec des bleus, ce qui me semblait bizarre. Un jour, il me dit : ‘Les autres m’ont coincé sous le préau, je n’ai pas pu me défendre’.Alix Broyéà franceinfo

Entre frustration intellectuelle, solitude et vexations de la part des autres enfants, le parcours scolaire de nombreux EIP se révèle douloureux. « La société ne voit pas leur souffrance », regrette Céline Lançon. D’autant que la détection de leur précocité est parfois compliquée. 

Pour les enfants et leurs parents, le diagnostic de leur précocité apparaît souvent comme un immense soulagement. « Quand on a annoncé à Raphaël qu’il était précoce, ça a été très libérateur. Il a compris d’où venaient ses difficultés d’écriture et ses professeurs se sont adaptés », raconte Céline Lançon. 

Mais la détection de ces enfants est loin d’être toujours évidente. Beaucoup de parents n’en connaissent absolument pas les symptômes, surtout s’ils n’ont pas de cas similaires autour d’eux. « Dans les milieux défavorisés, on peine encore plus à les repérer », regrette Vlinka Antelme. « Les parents sont moins informés. Dans certains milieux, si vous avez un vocabulaire riche, on vous prend pour un zombie ou une bête de foire »

Censés travailler main dans la main avec les enseignants, les psychologues scolaires sont chargés de repérer d’éventuels cas de précocité et, le cas échéant, de leur faire passer le test de QI gratuitement. Mais il faut parfois des mois pour obtenir un rendez-vous. Beaucoup de parents se retrouvent obligés de recourir à un psychologue libéral, dont les tarifs ne sont pas à la portée de tous.

Ça varie du simple au triple et certains psychologues insistent pour faire passer des tests inutiles. Des parents peu renseignés ont parfois déboursé près de 1 500 euros.Vlinka Antelme, présidente de l’Afepà franceinfo

Céline Lançon a payé 250 euros pour chacun de ses enfants, tous deux EIP et 150 euros supplémentaires pour le bilan psychomoteur de l’aîné. « C’est un truc de riche malheureusement. On aurait préféré passer par la psychologue scolaire mais elle n’était jamais disponible », déplore-t-elle. 

Une fois le diagnostic posé, l’une des premières mesures proposées aux enfants est le saut de classe ou le « glissement », en cours d’année, d’un niveau à l’autre. Une solution qui peut se révéler bénéfique, si elle s’ajoute à un accompagnement adapté de l’enfant, ce qui est loin d’être toujours le cas. 

« Il y a un nombre considérable d’enseignants qui affirment qu’ils n’ont jamais eu d’enfants surdoués dans leur classe. C’est absolument impossible ! », s’agace Alexandra Reynaud. « Ils sont tout simplement passés à côté », constate Vlinka Antelme, qui rappelle que les précoces constituent 2,3% des enfants scolarisés en France.

Difficile pour eux de repérer et d’accompagner ces enfants puisque, au cours de leur formation et pendant leur carrière, les enseignants du primaire et du secondaire ne reçoivent aucune formation obligatoire de la part de l’Education nationale sur le sujet. Contacté par franceinfo, le ministère précise qu’il existe une page dédiée aux EIP sur education.gouv.fr. « Un module de formation peut être suivi par les enseignants qui le souhaitent mais tous n’en sont pas informés », reconnaît-on au ministère. La prise en charge des enfants à haut potentiel dépend donc grandement de la motivation et de l’intérêt que porte chaque enseignant à ce sujet. 

« Il faut croiser les doigts pour tomber sur quelqu’un de coopératif », avance Céline Lançon. « L’enseignante de Raphaël en CE1 n’était absolument pas au courant de ce qu’était la précocité », se souvient-elle. 

Quand on lui expliquait que notre enfant était EIP, elle répondait ‘Oui, bon ben, ça ira’. Elle ne voyait pas le rapport avec ses problèmes d’écriture. Il y avait chez elle une totale mésinformation.Céline Lançon, mère d’un enfant intellectuellement précoceà franceinfo

Marielle Chevillard dresse également un constat amer concernant son petit Rafaël : « Il a été scolarisé pendant trois ans dans la même école maternelle et les enseignantes n’ont rien mis en place pour l’aider, malgré les demandes appuyées de la psychologue scolaire. L’une d’entre elle a même remis en cause le test de QI »« On est censés avoir un référent proposé par l’Education nationale mais on n’en n’a jamais entendu parler », pointe celle-ci. En 2010, des référents EIP ont en effet été nommés dans chaque académie pour faire le lien entre les familles et l’école. Ces référents, qui sont eux-mêmes enseignants, n’ont pas toujours le temps de se consacrer à cette fonction supplémentaire, assurée bénévolement. « Dans certaines académies, ils changent tous les deux ans. Les parents sont parfois un peu déboussolés », observe la présidente de l’Afep. 

Désemparés, des parents choisissent de se tourner vers des écoles privées, dont beaucoup sont réputées pour leur bonne prise en charge des enfants à haut potentiel. 

Après une année d’opposition frontale avec la maîtresse d’Emile, qui refusait de s’adapter à sa précocité, Alix Boyé a, pour sa part, décidé de le changer d’école. Sur les conseils d’une amie, elle a choisi d’inscrire Emile en CE2 à l’école privée sous contrat Sainte-Bernadette de Caen (Calvados). « Ca a été très dur de me résoudre à le passer du public au privé. Mais on a tout de suite vu la différence ! », se réjouit-elle. 

Au lieu de nous réclamer des solutions, c’est eux qui nous en proposent.Alix Boyé à franceinfo

Dans la classe d’Emile, ils sont sept précoces pour une trentaine d’élèves. « Leur professeur mixe jeux de rôle et notions scolaires. Il demande régulièrement à nous rencontrer, toujours en pointant les progrès d’Emile, plutôt que ses failles », explique-t-elle. 

Ce suivi personnalisé de l’élève, c’est la « pédagogie différenciée », ajoute Vlinka Antelme. « Le professeur apprend à s’adapter aux spécificités de chacun. Ca ne demande pas plus de moyens mais davantage de formation ». Ces formations, notamment dispensées par l’Afep, sont principalement organisées à destination des écoles privées. Mais encore faut-il avoir les moyens : Alix Boyé dépense 400 euros chaque mois, cantine comprise, pour la scolarisation d’Emile.

Comme elle, d’autres parents franchissent le pas, quitte à parcourir de longues distances pour trouver l’école adaptée. Pour intégrer leur enfant au collège Saint-François d’Assises d’Aubenas (Ardèche), « certains parents ont été jusqu’à déménager », témoigne Bertrand Simon, chargé de la scolarisation des EIP depuis dix ans dans cet établissement. Là-bas, les enfants précoces sont réunis dans les mêmes classes et effectuent leur collège en trois ans. « On accélère les rythmes pour éviter qu’ils ne s’ennuient. Par exemple, moi je suis prof de maths et j’attaque le programme de cinquième dès la première année », explique-t-il. Les élèves débutent également une deuxième langue dès la sixième et les jeux d’échecs font partie des matières obligatoires. 

On a vu arriver des enfants au fond du trou, qui avaient commis des tentatives de suicide dès l’âge de 7 ans ou qui étaient tombés en grande dépression.Bertrand Simon, chargé des EIP au collège Saint-François d’Assises à Aubenasà franceinfo

Pour l’enseignant, la priorité est le bien-être de ses élèves : « Notre but n’est pas qu’ils aient les meilleures notes. On veut avant tout leur redonner le goût d’être vivant.«  

*Les prénoms ont été modifiés 


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