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Guerre en Ukraine : quel est l’impact des sanctions de l’Union européenne sur l’économie russe ?

C’était il y a six mois. Réunis à Versailles (Yvelines), les 10 et 11 mars 2022, plusieurs dirigeants européens se disaient « prêts à adopter d’autres sanctions » contre la Russie, après deux volets de mesures adoptées en représailles à l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Vladimir Poutine. Plusieurs partis d’extrême droite protestent avec vigueur contre la multiplication des sanctions survenues depuis : pour l’Italien Matteo Salvini (Ligue) ou la Française Marine Le Pen (RN), il faut revenir sur ces mesures infligées à la Russie.

Selon eux, elles affaibliraient le porte-monnaie des Européens, victimes collatérales des représailles, mais elles n’auraient également qu’un très faible impact sur l’économie russe, qui devait « s’effondrer », pour reprendre les mots du ministre de l’Economie Bruno Le Maire, début mars. C’était, en tout cas, l’objectif revendiqué des limitations d’accès aux différents marchés européens, de l’exclusion de nombreuses banques du système bancaire Swift et autres restrictions adoptées en sept volets.

« On voit aujourd’hui que les sanctions énergétiques prises contre la Russie sont beaucoup plus douloureuses pour le peuple français que pour la Russie, qui est aujourd’hui noyée sous le cash », a ainsi critiqué Jordan Bardella, président par intérim du RN, lundi 5 septembre. Mais le Kremlin a-t-il vraiment remporté son bras de fer économique avec l’UE en limitant l’impact de ces sanctions sur les finances, les industries et les ménages russes ?

Le pouvoir russe ne cesse de mettre en avant une poignée de bons indicateurs. Soutenue par l’Etat, de plus en plus interventionniste, la monnaie locale, le rouble, a nettement progressé depuis le mois d’avril, après un creux en mars, pour se stabiliser à un niveau supérieur à celui d’avant-guerre. C’est la conséquence d’une forte demande extérieure de cette monnaie pour régler des factures énergétiques bien plus salées que l’hiver dernier, malgré des livraisons d’hydrocarbures qui s’estompent. « Les prix plus élevés compensent en partie les baisses sur les volumes exportés », explique Catherine Locatelli, chercheuse au CNRS et spécialiste des industries énergétiques et de la Russie. Selon un rapport (en anglais) du Centre for research on energy and clear air (Crea), un groupe de réflexion, les taxes sur les hydrocarbures ont rapporté 43 milliards d’euros à l’Etat russe sur les six derniers mois.

Fin juillet, le FMI a ajusté à la hausse ses prévisions de croissance pour la Russie en 2022, passant des -8,5% prévus en avril à -6%. En matière d’emploi, le taux de chômage ne s’élevait qu’à seulement 3,9% en juillet, le plus bas taux jamais mesuré par Rosstat, l’institut russe des statistiques. « Nous pensons que le pic de la situation est passé », s’est réjoui le président russe, mercredi 7 septembre, depuis Vladivostok.

« La situation se normalise. »

Vladimir Poutine

au Forum économique oriental

Sur la forme, plusieurs analyses et rapports occidentaux remettent en cause la véracité des éléments chiffrés par Moscou. « Les statistiques économiques sont un des éléments de la guerre de l’information que mène la Russie », rappelle Julien Vercueil, professeur d’économie à l’Inalco, à Paris. « Il ne faut pas les croire », balaie Agathe Demarais, directrice des prévisions mondiales de l’Economist Intelligence Unit. « On pouvait s’y fier jusqu’il y a peu, mais désormais, les statistiques sont diffusées au compte-gouttes, quand elles ne sont pas trop mauvaises. »

L’économiste prend l’exemple du taux de chômage, proche du plein-emploi. « Ce n’est pas étonnant d’avoir un taux de chômage de 3,9%, car les entreprises ne licencient pas leurs salariés mais cessent out simplement de les payer. Il y a une vraie paupérisation des Russes », assure-t-elle. « Compte tenu de son évolution démographique, la Russie peut détruire des emplois tout en réduisant le chômage. Comme toujours, il faut confronter les données de Rosstat avec les enquêtes de terrain d’organismes de recherche pour essayer de contourner les biais », appuie Julien Vercueil.

« Les statistiques sélectionnées par Vladimir Poutine sont imprudemment utilisées par des experts négligents pour établir des prévisions qui sont favorables au Kremlin, de manière irréaliste », prolongent les chercheurs de l’université américaine de Yale, auteurs d’une étude alarmante (en anglais), fin juillet, sur l’état de l’économie russe. Selon eux, les quelque 1 000 multinationales qui ont quitté le sol russe représentent « environ 40% du PIB russe ». Leur départ va entraîner une baisse durable de la richesse produite dans le pays, même si Moscou tente de proposer des alternatives aux produits occidentaux.

Le logo d'un café de l'enseigne "Stars Coffee", qui remplace le groupe "Starbucks", à Moscou, le 18 août 2018. (PAVEL PAVLOV / ANADOLU AGENCY / AFP)

Le logo d'un café de l'enseigne "Stars Coffee", qui remplace le groupe "Starbucks", à Moscou, le 18 août 2018. (PAVEL PAVLOV / ANADOLU AGENCY / AFP)

D’autres données chiffrées nuancent, voire contredisent, les déclarations publiques des responsables russes. Selon les statistiques officielles de l’institut Rosstat, le taux d’inflation est déjà de 15% sur un an et atteint plus de 40% pour des produits comme les pâtes et le riz. « L’économie résiste, mais elle est profondément déstabilisée », résume Julien Vercueil.

Par ailleurs, certains pans entiers de l’économie se sont effondrés, comme la production automobile, qui a chuté de 96,7% en mai dernier par rapport à mai 2021. « Bien sûr, nous constatons des problèmes dans plusieurs secteurs et régions, dans des entreprises individuelles, en particulier celles qui étaient liées à des approvisionnements d’Europe ou qui fournissaient leurs produits à des Européens », a timidement concédé Vladimir Poutine, mercredi 7 septembre.

Le coup est particulièrement dur pour le secteur des hydrocarbures, « crucial pour la Russie », rappelle Catherine Locatelli. « Il représente aujourd’hui un tiers du PIB et 50% des recettes fiscales », étaye Agathe Demarais, qui estime que ces proportions « vont sûrement changer en 2022 ». « Une possible chute des revenus pétro-gaziers est une épée de Damoclès pour la Russie », insiste Julien Vercueil.

Voilà pour le tableau dépeint à ce jour par les experts. A plus long terme, l’impact des mesures prises contre la Russie devrait même empirer, comme l’a laissé entendre Catherine Colonna, lundi 5 septembre. « Les sanctions fonctionnent et vont avoir de plus en plus d’effets, au fur et à mesure que nous réduisons notre dépendance aux hydrocarbures russes, [au] gaz, après l’avoir fait pour le charbon », a défendu la ministre des Affaires étrangères sur RTL. Un constat partagé par Agathe Demarais.

« Les perspectives de l’économie russe ne sont pas bonnes pour 2023. »

Agathe Demarais, économiste

à franceinfo

L’administration russe elle-même prévoit une dégradation de l’économie dans les années à venir. C’est ce qui ressort du rapport d’experts russes révélé, lundi 5 septembre, par le média américain Bloomberg (en anglais). Produit fin août à la demande du Kremlin, ce document confidentiel décrit une économie dans un état bien plus inquiétant que ce que ne laisse entendre le discours officiel.

Selon ce rapport, les conséquences des sanctions européennes sont vastes : faible croissance, importations en berne en raison d’une demande intérieure atone, difficulté d’approvisionnement en semi-conducteurs pour les missiles utilisés en Ukraine, fuite des cerveaux avec jusqu’à 200 000 spécialistes en informatique émigrés de Russie d’ici à 2025… « L’accès à la technologie va être bien plus compliqué », anticipe Agathe Demarais. Par ailleurs, la coupure de gaz de la Russie vers l’Europe pourrait faire perdre aux finances russes jusqu’à 6,7 milliards d’euros par an de recettes fiscales.

Un rapprochement de la Russie avec d’autres puissances orientales, comme la Chine et l’Inde, peut-il atténuer l’impact des sanctions ? « Le pivot vers l’Asie est très compliqué, notamment pour ce qu’on appelle des exportations non fongibles, c’est-à-dire qui dépendent d’infrastructures très lourdes comme le gaz canalisé », explique à franceinfo Christine Dugoin-Clément, analyste à la Paris-Sorbonne Business School. « La Chine prend certes du gaz russe via des gazoducs et en gaz naturel liquéfié (GNL), mais ce ne sont pas des quantités capables de compenser ce que la Russie livrait à Europe », abonde Catherine Locatelli.

Pour la Russie, « les lendemains seront difficiles à moyen et long terme », nsiste la spécialiste. Avec un coût faramineux d’environ 100 milliards d’euros pour les six premiers mois de la guerre, selon le Crea, le conflit risque d’accentuer la tension sur l’économie russe, de plus en plus isolée du monde occidental et sollicitée par l’effort de guerre.« Le fait que la Russie aille s’approvisionner en matériel, selon certains services de renseignements occidentaux, auprès de pays sous sanctions, comme la Corée du Nord, est le signe d’une difficulté croissante à produire localement, ce qui est pourtant la marque de fabrique traditionnelle du complexe militaro-industriel russe », assure Julien Vercueil.

Dans ce contexte, Vladimir Poutine joue peut-être le tout pour le tout en cessant les livraisons de gaz aux Européens, qui se détournent des hydrocarbures russes dans la douleur. « Les Russes savent que c’est maintenant ou jamais qu’ils doivent agir pour pénaliser l’UE, analyse Agathe Demarais. C’est la stratégie de la terre brûlée. »


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