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REPORTAGE. Violences sexistes et sexuelles : on a passé deux jours avec des policiers en formation pour recueillir les plaintes de victimes

« Une plainte pour un viol traitée en trente minutes, c’est impossible. » Autour de la table, la phrase lâchée par Stéphanie, policière affectée au bureau des plaintes*, laisse sans voix les huit autres agents. Ce mercredi de septembre, la discussion tourne autour de la prise en charge des victimes de viol. Et visiblement, il n’y a pas de débat. « Il nous faut du temps, et on n’en a pas, tranche Isabelle B., policière dans un service d’investigation. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. »

Durant trois jours, ces fonctionnaires issus de commissariats de l’ouest de la France se forment au traitement des violences sexistes et sexuelles dans le cadre bucolique du centre régional de formation de Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire). Tous sont ici sur la base du volontariat, ayant au mieux suivi les cours dispensés en école de police sur le sujet (depuis quelques années seulement) ou suivi une formation en ligne sur leur temps de travail. Mais tous sont sensibles à la question du recueil de la parole des victimes. Et forcément indignés par les réactions de certains collègues, entendues çà et là. « Il y a des gens butés. Je me suis fâché plusieurs fois face à certains qui me disaient : ‘Ce n’est qu’une main aux fesses »’, déplore Christophe, ex-CRS en passe de devenir officier de police judiciaire (OPJ).

Combien de policiers ont-ils été formés à cette thématique lors d’un stage de trois jours ? Impossible de la savoir précisément. « 47 103 agents de la police nationale ont suivi une formation en lien avec les violences sexistes et sexuelles ainsi que les violences conjugales », assure le ministère de l’Intérieur, qui ne fait pas de distinction entre les deux thématiques et ne donne pas plus de précisions sur le contenu des formations dispensées.

L’objectif de la formation ? Appréhender avec une oreille plus avertie les plaintes des victimes. « Je viens me former au mieux », témoigne Thierry, un solide gaillard affecté dans un groupe d’appui judiciaire. « Les victimes demandent des réponses rapides. Mais dans le même temps, il y a une enquête à mener », qui peut parfois s’éterniser, plongeant tous les acteurs dans l’incompréhension.

Nicolas, qui patrouille d’ordinaire sur la voie publique en police-secours, espère juste que ces trois jours l’aideront à trouver « les bons mots ». Quant à Christophe, il est là pour « s’améliorer », face à une problématique « difficile à traiter, car on touche à l’intime ».

« Le stage est dans l’air du temps. Il y a encore huit ans, les violences familiales et sexuelles, on ne les traitait pas aussi sérieusement. »

Christophe, policier

à franceinfo

Dans le sillage du mouvement #MeToo, en 2017, de nombreuses victimes ont dénoncé dans les médias ou en justice des viols et des agressions sexuelles, agissant comme une révolution sociétale. En 2019, 56 000 plaintes pour violences sexuelles ont été déposées, soit 2,4 fois plus qu’en 2010, révélait l’Insee fin 2021, alors que 75 800 plaintes ont été enregistrées en 2021, selon le ministère de l’Intérieur.

« Il y a plus de plaintes, plus de travail, mais pas plus de fonctionnaires », résume la formatrice, Emilie. L’une de ses collègues, Isabelle H., psychologue du centre, opine du chef. « Il y a eu un effet de libération de la parole, donc les policiers sont plus sollicités, mais ensuite, il faut les moyens, des policiers et des magistrats dédiés, sinon ça épuise tout le monde et ça renvoie une mauvaise image de la police. »

Accueil, prise en charge des victimes, choix des mots, révision des nouvelles infractions pénales… Les thèmes de discussion se succèdent entre les neuf policiers et les intervenants. Ce matin-là, les fonctionnaires passent par exemple en revue une dizaine de cas pratiques, afin de les commenter et de les qualifier pénalement : une insulte sexiste dans la rue, une femme frappée et agressée sexuellement, une autre violée par son patron ou encore un viol en réunion. Dans la salle, les questions fusent et les agents témoignent de leur embarras à appréhender, parfois, des textes de loi qui évoluent régulièrement.

L’accueil des victimes, « souvent des femmes » selon la formatrice, se heurte à un autre écueil : la configuration des commissariats. « A l’entrée, il y a de tout : des victimes, des témoins, des personnes mises en cause, et puis c’est bruyant. Quand certaines viennent pour un viol, elles doivent le chuchoter à travers le Plexiglas, ce n’est pas l’idéal », souffle Stéphanie. Un collègue complète : « La personne est décidée à parler, mais on peut la perdre avec notre organisation. »

Depuis juillet 2021, le dispositif de « tableau d’accueil confidentialité » a été généralisé dans les commissariats afin de mieux accueillir les victimes selon le motif de leur venue. A son arrivée, la victime pointe à l’agent la couleur orange pour une confidentialité renforcée (violences conjugales, sexuelles ou familiales) ou bleue pour les autres infractions (vol, dégradation, escroquerie, etc.). Un dispositif jugé intéressant mais encore perfectible par les policiers en formation.

Cet après-midi-là, l’étude du cas de Sandra, une femme victime de viol qui s’est tue pendant dix ans, est l’occasion d’évoquer le dépôt de plainte et ce qui en découle. Les échanges sont vifs, nourris. « Les médias et les associations disent souvent : ‘Le policier a demandé à la fille comment elle était habillée’. Mais on doit poser cette question, parce que la législation nous impose de connaître la faisabilité [d’enquêter sur la réalité des faits]. On ne met pas en doute les paroles », assure Isabelle B. Quand l’agression se produit sur la voie publique, elle évoque aussi la nécessité de vérifier ces faits sur les caméras de vidéosurveillance. A sa gauche, Stéphanie rebondit : « Il y a des collègues qui demandent si la victime a pris du plaisir. Je trouve ça choquant. »

Sous le hashtag #DoublePeine sur les réseaux sociaux, de nombreuses victimes avaient dénoncé en 2021 la façon dont elles avaient été reçues dans les commissariats. Ces victimes, souvent des femmes, disaient avoir été humiliées, culpabilisées. Ce qu’entendent les policiers.

« On va vexer les victimes, parfois les choquer. Et on n’a pas le choix, mais on doit expliquer nos questions », concède Isabelle B. Elle reconnaît aussi que le formulaire adressé lors d’un dépôt de plainte pour viol est rempli de formulations gênantes : « Il y en a une terrible : ‘Madame, à quand remonte votre dernier rapport sexuel consenti ? » Une collègue résume : « Parfois, tu as l’impression d’être un voyeur. »

Dans la foulée, Alain lève la main : « Comment fait-on pour accueillir une femme quand on est un homme ? » La psychologue lui répond que le genre n’a aucune incidence et qu’une policière n’est, selon elle, pas plus compétente pour échanger avec une victime. En aparté, le policier développe sa pensée : « Il y a des sujets sur lesquels je ne suis pas à l’aise. Au début d’une audition, je demande toujours à la victime si ça ne la gêne pas d’être interrogée par un homme. On touche à l’intime. Quand on demande à une femme quelles pratiques lui impose son mari, ça peut être dérangeant. »

Le choix des mots, aussi, compte beaucoup. Les policiers autour de la table évoquent la manière de mettre en confiance les victimes  ou les mis en cause  mais aussi leurs maladresses. « Quand des femmes viennent vingt ans après les faits et qu’on leur dit que ça va être long, dur, tout s’effondre, c’est terrible », lance Dorothée, qui a longtemps roulé sa bosse à la brigade des mineurs. « Et puis, on ‘poursuit’ le viol. On fait tout revivre à la victime. Mais après l’audition, on ferme la porte et elle se retrouve seule. »

Isabelle B. admet elle aussi des maladresses dans le recueil des témoignages. Ses questions braquent parfois certaines plaignantes. Notamment lorsqu’elles commencent par le mot « pourquoi ».

« Le ‘pourquoi’ culpabilise. Il faut accueillir, donner le choix, écouter et faire preuve d’empathie. »

Isabelle H., psychologue

à franceinfo

Pour la psychologue, les formations comme celle de Saint-Cyr-sur-Loire devraient être obligatoires pour tous les fonctionnaires, afin d’améliorer la prise en charge des victimes. Si tous les policiers interrogés s’accordent sur le bien-fondé de ces trois jours – un séminaire qui « donne du sens à l’enquête », selon Christophe –, personne ne repart avec une boîte à outils précise pour traiter au mieux ce sujet délicat. La formation reste purement théorique, « sans mise en pratique », déplorent certains participants. Mais désormais, les voilà un peu plus sensibilisés. La psychologue leur adresse un dernier conseil : « Vous avez un message à porter. »

* Les policiers n’ont pas souhaité communiquer leur commissariat de fonction.


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