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ENQUETE. Piqûres en soirée : 2 100 plaintes ont été déposées en 2022, une psychose pour peu de cas concrets

Pour Katherine Pierce*, 27 ans, et sa sœur, il n’est plus question de remettre les pieds en boîte de nuit. « Je n’arrête pas de faire des cauchemars. Un homme essaye de m’étrangler. Il a une seringue. Et les gens autour de moi, sur la piste de danse, ne font rien », raconte-t-elle. Les deux femmes ont porté plainte après une soirée fin août dans un établissement bordelais. « J’étais en train de danser. J’ai senti une griffure sur mon épaule, et ma sœur comme une aiguille. On a préféré partir. Le lendemain, ma sœur a commencé à avoir mal au bras ». Celle-ci découvre alors des plaques rouges sur son corps tandis que Katherine présente une petite plaie au poignet.

>> TÉMOIGNAGE. Le mystère des piqûres en boîte de nuit : « J’ai ressenti une douleur assez vive au bras d’un coup », confie une victime

Des cas comme ceux-là, le ministère de l’Intérieur en a recensé plus de 2 100 fin septembre, contre un peu plus de 800 fin juin. Rien que pour la fête de la musique, on a enregistré 80 plaintes, ainsi qu’une vingtaine lors des fêtes de Bayonne. Pendant l’été, « le phénomène s’est poursuivi à bas bruit« , explique Leila Chaouachi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris qui analyse ces cas au niveau national. « 66% d’entre eux concernent des jeunes femmes, avec une moyenne d’âge de 20 ans ». On les a d’abord identifiés dans le Sud-Est et en Bretagne, puis dans la région parisienne. « Les plaintes sont généralisées sur l’ensemble du territoire. Elles concernent principalement des boîtes de nuit, des festivals et une poignée de cas dans les transports en commun. Toujours des lieux bondés, ce qui rend les enquêtes très difficiles », précise Camille Chaize, porte-parole du ministère de l’Intérieur.

Un tiers des victimes ne présentent aucun symptôme. Les deux tiers présentent des symptômes comme des bouffées de chaleur, des vomissements ou des malaises, et 15% font état d’amnésie. « Ce sont des symptômes assez communs qui ne nous disent pas grand-chose sur la substance qui a pu leur être administrée », explique Emmanuel Puskarczyk, chef du centre anti-poison du CHU de Nancy. Le scepticisme règne d’autant plus que droguer quelqu’un en lui injectant un produit à l’aide d’une seringue n’est pas chose aisée. Selon l’enquête annuelle sur la soumission chimique réalisée par l’Agence du médicament, l’ANSM, en général, on retrouve plutôt de la drogue dans l’alimentation ou la boisson de la victime. « Il arrive qu’il y ait des cas de soumission chimique par intraveineuse, mais il faut que la personne se laisse faire, donc c’est plutôt quand elle est attachée ou déjà sédatée », précise le docteur Leila Chaouachi, experte pour l’ANSM sur le sujet.

De fait, la plupart des analyses des victimes de piqûres n’ont rien révélé. « La drogue du violeur », le GHB, classé comme stupéfiant, tout comme son dérivé le GBL, très consommé en soirée, n’ont pas été repérés dans le sang ou les urines des victimes. En tous cas pas à des taux qui montrent que la victime a été droguée puisque nous secrétons tous naturellement du GHB. « Le GHB ou le GBL, ne sont pas de bons candidats pour ces piqûres furtives. Ils n’auraient pas d’effet avec une petite quantité au bout d’une aiguille », précise Emmanuel Puskarczyk. De très forts opiacés ou encore certaines insulines pourraient en avoir, mais là encore, les analyses des victimes n’ont rien révélé. Ce résultat doit cependant être nuancé, car dans certains cas, si les prélèvements ne sont pas faits rapidement, ils deviennent inopérants. Certaines drogues ne restent en effet dans le sang que six à huit heures, et dans les urines, 10 à 12 heures. « Quand les victimes appellent au bout de trois jours, on leur dit que cela ne sert à rien de faire des analyses », précise Magali Labadie, chef de service au centre antipoison au CHU Nouvelle-Aquitaine de Bordeaux. On peut aussi chercher dans les cheveux un mois après les faits. Mais là non plus, les analyses n’ont rien donné.

Depuis mai 2022, à Nancy, à Dijon et à Bordeaux, des centres ont mis en place des protocoles pour que les analyses soient faites rapidement. Mais un autre élément dissuade parfois les victimes. « Il faut savoir que c’est le procureur qui décide ou pas de faire les analyses, parce que cela coûte plus de 1 000 euros. Si le procureur ne souhaite pas poursuivre, c’est la victime qui doit payer », explique Magali Labadie. Par ailleurs, il y a eu tellement de plaintes que les laboratoires ont du mal à suivre. Ainsi en septembre, le procureur de Montargis a dû relancer des demandes d’analyse qu’il avait faites après trois plaintes déposées mi-juillet. « Nous sommes plutôt sur un délai de trois mois que trois semaines », confie un expert toxicologue d’un laboratoire travaillant pour le compte de la justice. « J’espère que cela va se calmer, parce que cela noie les vrais cas de soumission chimique ».

 

 

Lorsque des substances apparaissent dans des analyses, il arrive que le doute persiste tout de même. À Châlons-en-Champagne, des anxiolytiques légers ont été retrouvés dans le sang d’une victime qui disait ne pas en avoir consommés. Après enquête souvent, les médecins s’aperçoivent que le plaignant avait pris un médicament. « Il existe un sirop qui s’appelle l’Apetamin, qui n’est pas vendu en pharmacie, mais qui contient un antihistaminique », explique Laurène Dufayet, médecin légiste à l’unité médico judiciaire de l’Hôtel Dieu à l’AP-HP. « Quand on en retrouve dans les analyses, et qu’on demande aux gens s’ils en ont pris, ils nous disent que oui, mais ils ne l’avaient pas perçu comme un médicament ».

Il n’en demeure pas moins que piquer quelqu’un peut poser des problèmes de santé. Après une soirée dans une boîte de nuit à Rouen fin mai, Sarah a dû faire des analyses régulières pendant trois mois, inquiète d’une éventuelle infection au VIH ou aux hépatites : « J’ai dû aller à l’hôpital faire des prises de sang régulièrement, revenir chercher les résultats, et faire attention lors des rapports avec mon conjoint », raconte la jeune femme. En l’occurrence, aucune infection n’a été découverte. « Le virus du Sida est extrêmement fragile et ne survivrait pas sur un bout d’aiguille, rassure le docteur Leila Chaouachi. Quant aux hépatites, il existe un traitement préventif conseillé ».

À Paris où une centaine de plaintes ont été déposées, la procureure, Laure Beccuau souhaite maintenir toutes les enquêtes ouvertes car elles pourraient tout de même, pense-t-elle, aboutir à des résultats plus tard. Elle en veut pour preuve ce qu’il s’est passé lors de la diffusion du hashtag « #BalanceTonBar » sur les réseaux sociaux en octobre 2021. Les victimes expliquaient alors avoir été droguées ou harcelées dans des établissements de nuit. Un an après, le serveur d’un bar du Ve arrondissement de Paris a finalement été identifié. Il est activement recherché pour avoir fait boire une jeune femme et tenté de l’agresser. « Ces affaires sont emblématiques de ce que l’on appelle la vulnérabilité chimique. Des prédateurs repèrent des victimes en état alcoolique pour en abuser », explique la procureure.

La police contrôle les clients d’une boite de nuit à Roanne après qu’une douzaine de plaintes aient été déposées pour des piqûres, 14 mai 2022. (PHOTOPQR LE PROGRES - Rémy PERRIN – Maxppp)

La police contrôle les clients d’une boite de nuit à Roanne après qu’une douzaine de plaintes aient été déposées pour des piqûres, 14 mai 2022. (PHOTOPQR LE PROGRES - Rémy PERRIN – Maxppp)

Dans l’affaire des piqûres cependant, il y n’a qu’une dizaine de plaignants qui signalent également des vols ou des tentatives d’agressions suite à la piqûre. Les policiers n’ont interpellé que quelques dizaines de personnes. Et dans la plupart des cas, les suspects ont été relâchés faute d’éléments probants. Seuls quatre sont encore en détention provisoire, dont deux hommes d’une trentaine d’années après la plainte d’une jeune fille en boîte de nuit à Six-Fours-les-Plages dans le Var. « Ils ont été identifiés par vidéo surveillance. Les enquêteurs ont trouvé des seringues et des produits injectables chez l’un d’entre eux », explique le procureur de Toulon. Le suspect qui n’a pas reconnu les faits, affirme que ces produits appartiennent à sa femme qui est infirmière.

À Nancy, un sans-abri de 35 ans a aussi été identifié comme étant l’auteur de piqûres, par trois témoins lors de la fête de la musique. Des seringues ont été retrouvées dans ses affaires avec de la cocaïne. Mais il n’y en avait pas dans les analyses des victimes, et là encore, l’homme n’a pas reconnu les faits. Enfin, à Toulon, lors d’un concert pour une émission de télé, le 3 juin, un autre homme d’une vingtaine d’années a été accusé par des témoins d’avoir tenté de les piquer avec une seringue (qui n’a pas été retrouvée). Il reconnaît les avoir bousculés mais nie les avoir piqués.

Il apparaît donc qu’il y a une disproportion entre le nombre de plaintes, et le nombre d’affaires élucidées. Et on peut faire le même constat au Royaume-Uni où le phénomène avait débuté il y a tout juste un an, après la rentrée universitaire. Le comité du ministère de l’Intérieur au Parlement britannique a rédigé un rapport cet été qui proposait quelques pistes d’explications. « Certains membres du comité ont noté que ces plaintes ont eu lieu juste après le confinement. Les jeunes victimes sortaient parfois pour la première fois. Elles n’étaient peut-être pas très sûres de leur capacité à tenir la drogue ou l’alcool, et elles paniquaient en pensant qu’on leur avait fait du mal », explique Rosa Silverman, du journal The Telegraph. Des débats politiques ont alors eu lieu pour savoir s’il fallait créer un délit spécial de soumission chimique par piqûre, ou retirer la licence des bars dans lesquels on enregistrait de nombreuses plaintes. On en recense 1 800 au Royaume-Uni, aujourd’hui.

Mais si l’on prend un peu de recul, on se rend compte que ces affaires ne sont pas vraiment nouvelles. Déjà en 1819, plus de 400 cas d’agressions par piqûre avaient été recensés en France, principalement à Paris. Des jeunes filles se faisaient piquer le soir dans la foule des grands boulevards notamment. Un homme avait été arrêté par la police : Auguste-Marie Bizeul, un tailleur de 35 ans qui niera les faits pendant son procès en 1820. « Il faudra attendre l’avènement de la sexologie à la fin du XIXème siècle pour disposer d’études de cas cliniques de piqueurs de fesses, explique Emmanuel Fureix professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris Créteil. On les considère alors comme des sado-fétichistes qui prennent du plaisir à faire mal à leur victime, ou à la vue du sang épanché ».

 

 

L’universitaire compare ces “piqueurs” aux coupeurs de nattes qui sévissaient il y a deux siècles et qui reviennent eux aussi parfois dans l’actualité. Dans son article, L’histoire d’une peur urbaine : des piqûres de femmes sous la Restauration, l’historien relève que ces faits divers se produisent parfois lorsque le pouvoir est en difficulté. C’est le cas en 1820. « La gauche accuse les royalistes, tandis que la droite dénonce un complot jésuite. Et on accuse aussi la police de faire diversion avec ces affaires, pour que la presse évite de parler d’une loi électorale très liberticide qui doit être mise en place ». Cela montre que les théories du complot existaient bien avant les réseaux sociaux. Et que le pouvoir instrumentalisait parfois certains faits divers pour détourner l’attention du public. Ces derniers mois, ce n’est cependant pas ce qu’il s’est passé. Ce sont les médias et les réseaux sociaux qui ont alimenté la psychose. Certains espèrent cependant que cet épisode aura au moins une vertu : celle d’alerter sur ce que l’on appelle la soumission chimique, c’est-à-dire, droguer une personne à son insu pour en abuser.

* Le nom a été changé


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