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Violences conjugales dans la police et la gendarmerie : comment la parole se libère peu à peu

« Si tu tentes quelque chose, on ne te croira pas. » Cette phrase, Dorothée l’a entendue chaque jour, entre 2015 et 2020. Cette femme de 41 ans, ingénieure, raconte à franceinfo avoir enduré « coups », « bousculades », « humiliations » et « violence psychologique au quotidien » de la part de son ex-conjoint. « L’emprise est une prison. Vous ne pouvez que subir, qui plus est quand c’est un fonctionnaire de police. » Car pour Dorothée, la profession de son ancien compagnon a représenté une menace et des difficultés supplémentaires pour entamer des démarches : « Il me disait que j’allais ruiner sa carrière. Il mettait en avant de très bonnes notes de service. Il me répétait qu’il était, soi-disant, référent violences conjugales. »

A partir de début 2019, Dorothée tente de se rendre dans des commissariats. Mais elle assure se heurter à des fonctionnaires qui défendent leur collègue. Jusqu’au jour où elle implore une policière, qui prend le temps de l’écouter et enregistre, le 25 août 2020, une plainte pour « harcèlement, viol et violences sur conjoint ». L’intéressé est placé en garde à vue puis mis en examen sous contrôle judiciaire. Il nie les faits et affirme que le rapport sexuel dénoncé comme contraint par Dorothée était consenti.

Son histoire, Dorothée pourrait la raconter dans un livre, comme l’a fait Alizé Bernard. Victime de violences de son ex-conjoint, un ancien gendarme mobile et réserviste, cette femme détaille, avec la journaliste Sophie Boutboul, dans Silence, on cogne (éd. Grasset), publié en novembre 2019, ses souffrances et son chemin de croix face au déni de l’institution. Aujourd’hui, Alizé Bernard est régulièrement contactée par des compagnes de gendarmes et de policiers victimes de violences. « Elles ont besoin d’aide et n’ont pas pu déposer plainte », explique-t-elle à franceinfo.

Combien de femmes sont concernées ? Dans son enquête sur les violences conjugales subies par des femmes de policiers et de gendarmes, Sophie Boutboul retrace vingt histoires, mais précise que ces témoignages ne sont pas exhaustifs. La journaliste révèle aussi des chiffres recueillis par le 3919. Ainsi, en 2016, 115 conjointes de policiers ou militaires ont composé ce numéro d’écoute destiné aux femmes violentées, sur les 1 210 fiches mentionnant la profession de l’auteur présumé. Des chiffres à prendre avec précaution, car cette mention n’est pas toujours renseignée. Malgré tout, ils permettent d’affirmer que ces cas sont loin d’être isolés. Depuis la parution de Silence, on cogne, Sophie Boutboul a investigué sur de nouvelles affaires. Lesquelles font régulièrement les gros titres de la rubrique faits divers dans la presse régionale.

Alors pour connaître « l’ampleur du phénomène », le collectif Abandon de famille ainsi que des élus, comme la sénatrice centriste Annick Billon, ont réclamé dans une pétition, en juillet 2021, « un recensement des policiers et gendarmes violents envers les femmes et/ou enfants ». Pour tenter de libérer la parole, Abandon de famille lance aussi le mot-dièse #MeTooFdO sur les réseaux sociaux. Puis un formulaire, qui a permis de recueillir une vingtaine de témoignages en un an, recense Stéphanie Lamy, membre du collectif. « Il y avait une vraie demande, mais elles avaient peur de parler », résume-t-elle.

Pour Sophie*, c’est le féminicide d’Amanda Glain, étranglée par son compagnon, Arnaud Bonnefoy, le 28 janvier 2022 à Paris, qui l’a poussée à parler et se rendre au commissariat. Apprendre que cet homme était policier a fait écho à sa propre histoire. Auparavant, elle craignait de déposer plainte contre son ex-compagnon, lui aussi fonctionnaire de police. Ce dernier a été jugé le 30 août et sera fixé sur son sort le 6 décembre. En attendant, aucune interdiction concernant son arme de service n’a été prononcée. Ce que dénonce Pauline Rongier, l’avocate de Sophie :

« Les mesures de protection doivent être renforcées quand c’est un policier, et non pas modérées parce que c’est un policier. »

Pauline Rongier, avocate

à franceinfo

« Quand des policiers et gendarmes sont violents avec leur femme, le danger est démultiplié parce qu’ils sont armés », abonde sa consœur Nathalie Tomasini, avocate de Dorothée. Cette dernière se souvient très bien du jour où son ex-conjoint a rapporté son arme de service chez elle. « Il m’a demandé de la manipuler. C’était de l’intimidation, comme pour dire : ‘Tu vois il y a une arme à la maison, ne fais rien qui puisse être compromettant pour toi' », lâche Dorothée, la gorge nouée. « Comme tous les auteurs, ils se sentent en pleine puissance. Mais parce qu’ils représentent la force publique, ils ont une position de domination, d’autant plus qu’il y a une omerta en interne », estime Nathalie Tomasini, spécialisée dans les affaires de violences conjugales.

De fait, dans les rangs de la police et de la gendarmerie, le sujet est sensible. Bien que tenus au devoir de réserve, six membres des forces de l’ordre ont accepté d’en parler, sur la quinzaine que nous avons contactés. « Soit la hiérarchie s’en charge et fait monter l’affaire pour servir d’exemple, soit c’est un peu caché pour éviter de faire scandale », confie un jeune gendarme. « C’est délicat, comme peut l’être toute infraction grave commise par un policier ou un gendarme », expose un officier de police de la région parisienne. « Ce n’est pas un tabou, mais comme partout, on ignore souvent comment cela se passe à la maison… » ajoute un autre. « Vie professionnelle et vie personnelle sont cloisonnées », résume une gradée de la police.

Cette perception est mentionnée noir sur blanc dans le dernier rapport de la police des polices : les dossiers de violences intrafamiliales sont considérés comme un « contentieux de nature privée sans lien direct avec l’exercice de ses fonctions, sauf menace avec arme de service, par exemple, accompagnant ces violences ». Ainsi, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) n’est pas, la plupart du temps, « compétente pour traiter » ces dossiers. En 2021, elle a été saisie « à la marge » de 25 enquêtes « portant sur des violences dans la sphère privée mais pouvant avoir un lien avec les fonctions ou la qualité de policier ».

« Connaître le vécu de nos collaborateurs est une vraie difficulté. Pourtant, cette intrusion dans la vie privée peut être utile », pointe Jean-Paul Mégret, secrétaire national du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP).

« Quand les gars commettent des manquements graves, ils ne s’en vantent pas. »

Jean-Paul Mégret, secrétaire national du SICP

à franceinfo

Depuis que des moments de dialogue ont été instaurés, notamment dans le cadre du programme contre les suicides dans la police, il arrive à échanger davantage avec les fonctionnaires sous sa responsabilité. « C’est le boulot du chef de service de savoir ce qui se passe à la maison », avance-t-il. Et d’insister : « C’est un problème qui est pris à bras le corps. » Formations, dispositif pour améliorer le recueil de plaintes, intervenants sociaux en commissariat et maisons de protection des familles… Les mesures prises dans le cadre de la politique de lutte contre les violences conjugales se développent.

« Ce qui change aujourd’hui, c’est que ces affaires sont dénoncées. A une certaine époque, un auteur n’aurait pas été sanctionné », reconnaît Cyril Jeannin, secrétaire régional du syndicat Unité SGP Police dans le Sud-Ouest. De son côté, Stéphanie*, policière gradée, se souvient d’un collègue mis en cause dans une affaire de violences conjugales, il y a quelques années, « resté en poste le temps que ça passe au tribunal ».

Le choc provoqué par le féminicide de Chahinez Daoud a changé la donne. La mort de cette femme, immolée par le feu dans la rue par son ex-mari, le 4 mai 2021, près de Bordeaux, a mis en lumière les violences conjugales au sein des forces de l’ordre. Car son dossier a été mal géré par le policier qui avait enregistré sa plainte deux mois avant sa mort. Or, il venait lui-même d’être condamné pour « violences habituelles sur son ex-conjointe ». Il a été radié de la police en janvier et quatre autres policiers, dont deux commissaires, ont écopé de sanctions.

En complément, Gérald Darmanin a émis une instruction, le 2 août 2021, afin que « tout policier ou gendarme définitivement condamné pour violences conjugales ne soit plus en contact avec le public dans l’attente de la décision du conseil de discipline ». Un peu plus d’un an plus tard, le ministère de l’Intérieur affirme à franceinfo que 66 gendarmes et 92 policiers, dont 51 appartenant à la préfecture de police de Paris, « condamnés définitivement pour des violences intrafamiliales », ont été « écartés du contact avec le public ». L’entourage du ministre souligne la volonté d’aller plus loin, grâce à la Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi). Dans le projet de loi, il est clairement inscrit qu’ils doivent être exclus « définitivement du ministère ».

En attendant, dès qu’un membre des forces de l’ordre est « identifié » comme auteur de violences intrafamiliales, il peut être suspendu de ses fonctions, une mesure conservatoire, non disciplinaire. Ils ont d’ailleurs l’obligation de signaler à leur hiérarchie toute mise en cause ou condamnation. Une enquête administrative est ensuite ouverte, à l’issue de laquelle un passage en conseil de discipline peut être décidé et des sanctions proposées. Côté police, le directeur général de la police nationale (DGPN), ou le ministre de l’Intérieur s’il s’agit d’un commissaire, ont le dernier mot.

Dans la plupart des cas, les enquêtes administratives évoluent en fonction de la justice. Or, le temps judiciaire est souvent plus long. Ainsi, l’enquête administrative concernant un policier d’Agen, condamné le 28 juin à huit mois de prison avec sursis et interdiction de porter une arme, pour des violences conjugales et à l’encontre de son enfant, est toujours en cours, selon son avocate. Ce policier a fait appel de sa condamnation. Il est en arrêt maladie depuis la fin de sa garde à vue, en janvier.

Le conjoint de Dorothée fait, lui aussi, l’objet d’une enquête administrative. Alors que le dossier est entre les mains d’une juge d’instruction, qui décidera, au terme de son enquête, de renvoyer le policier devant un tribunal correctionnel, une cour d’assises, ou bien de classer l’affaire. Depuis une ordonnance de protection de février 2021, Dorothée bénéficie d’un suivi psychologique et d’un téléphone grave danger, qui permet d’alerter rapidement un service d’assistance. En lui remettant, la procureure lui a dit : « La peur doit changer de camp. » Pour Dorothée, il reste encore du chemin à parcourir avant d’y parvenir.

* Les prénoms ont été modifiés.


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