« Avec la laïcité, la France possède un trésor qu’il faut protéger » : Carine Azzopardi est l’autrice du livre choc « Ces petits renoncements qui tuent »
Deux traumatismes, au moins, sont à l’origine du livre Ces petits renoncements qui tuent (Plon), signé « Carine Azzopardi et le témoin ». Le premier est l’attaque terroriste du Bataclan le 13 novembre 2015 au cours de laquelle le compagnon de la journaliste de France Télévisions Carine Azzopardi, le père de ses deux filles, a été tué. Le second est l’assassinat, également terroriste, de Samuel Paty, survenu le 16 octobre 2020, qui a bouleversé parmi tant d’autres, le professeur de lettres Laurent Valogne (nom d’emprunt).
Ensemble la journaliste, collaboratrice de Franceinfo Culture, et le professeur, ont voulu raconter, à partir du témoignage direct de ce dernier, le quotidien d’un enseignant dans une institution où selon eux, l’idéologie islamiste a fait son incursion. Pourquoi ce livre ? Comment a-t-il été conçu ? Nous en avons parlé avec notre consœur, qui nous dit tout.
Après avoir suivi, dix mois durant, le procès des attentats du 13 novembre, vous publiez un livre qui n’est pas, comme on aurait pu l’attendre, un carnet de bord de ce procès, mais autre chose : le témoignage d’un professeur sur son métier, qu’il estime menacé par l’islamisme. Pourquoi ce choix ?
On a eu l’idée de ce livre avant le procès : je ne pensais pas au début, apparaître, mais faire en sorte que l’histoire de ce professeur soit racontée, parce qu’elle éclaire beaucoup de choses et je trouvais son point de vue très intéressant. Et ensuite, pendant le procès des attentats du 13 novembre, je me suis aperçue qu’on ne parlait pas énormément d’islamisme, que la notion même d’islamisme était encore contestée et qu’on mettait beaucoup de guillemets pour parler de radicalisation et de passage à l’acte. Enfin que l’idéologie qui avait mené à ces attentats n’était pas clairement vue. Et donc j’ai d’abord publié une tribune pour dire pourquoi il fallait que des spécialistes de l’islamisme interviennent à ce procès.
Ensuite, à ce moment-là, j’ai rencontré des gens qui travaillent sur les quartiers à Bruxelles, à Molenbeek, à Schaerbeek et sur l’islamisme en Belgique. Ils m’ont dit : on a de l’avance sur vous. Ce qui va se passer en France s’est déjà passé en Belgique : le communautarisme, le séparatisme, la radicalisation d’une partie de la population. Et donc si vous avez quelque chose, il faut le publier, allez-y. Et c’est là où je me suis dit : en fait, oui, il faut publier ce texte et j’ai légitimité à mettre mon nom sur la couverture.
Et donc pour parler de l’islamisme, vous quittez le strict cadre politique pour revenir aux fondamentaux, l’éducation…
Les gens ont une vision des attentats qui est liée à ce qu’on pourrait qualifier de « haut du spectre » et ne voient pas le lien avec le « bas du spectre », le « soft power ». Ce livre, il est là pour ça. Pour montrer que c’est une idéologie qui s’insinue dans les esprits de ces jeunes élèves qui sont en formation et à qui on ne jette pas la pierre bien évidemment. C’est une idéologie qui bien sûr ne mènera pas forcément au passage à l’acte spectaculaire des attentats, mais sans laquelle il n’y a pas ces passages à l’acte.
Pourquoi avoir choisi de parler de l’éducation et de l’école ?
Parce que je me suis dit que le lycée – mon témoin est enseignant en lycée – était le lieu capital où, pour la dernière fois, une classe d’âge est ensemble. On parle beaucoup de vivre ensemble et c’est le dernier endroit où tout le monde se croise et où il y a encore un peu de mixité sociale. Après, la France est divisée en un « archipel » comme l’a très bien défini Jérôme Fourquet (L’archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée, 2019), et on est chacun dans son île, on ne se parle plus, on se regarde de loin et on ne sait pas ce qui se passe dans l’île d’à côté. Donc le dernier endroit de mixage c’est l’éducation, c’est là où les gens peuvent avoir accès à l’émancipation et à l’altérité, à travers des professeurs qui les forment et qui les font sortir de leur milieu d’origine, quel qu’il soit.
Votre livre fait le constat, d’après le témoignage de votre professeur, que le religieux a franchi les portes de l’école, sans que l’institution puisse ou veuille vraiment l’en empêcher
Il y a sans doute beaucoup de professeurs qui sont perdus, et qui sont isolés, c’est l’interprétation que j’en fais. Dans ce qu’il décrit, je remarque chez mon témoin une certaine lucidité dans son approche des choses. Il raconte – c’est pour ça aussi qu’il est resté anonyme – les affrontements dans la salle des profs, la manière dont il est perçu par ses collègues, comment il le vit, et pas forcément très bien. Il décrit également comment la majorité est silencieuse et ne sait pas se positionner quelque part. Donc c’est aussi à ces profs-là qu’on s’adresse, pour que les idées de mon co-auteur soient, si je puis dire, vulgarisées et qu’il puisse s’expliquer.
Pour le reste, oui, c’est un retour du fait religieux qu’on décrit. Et un retour que je n’avais pas du tout appréhendé puisque, venant d’une tradition catholique, j’étais sécularisée depuis longtemps. Et je ne faisais pas le lien, et surtout je n’ai pas envie de faire le lien entre islam et attentats. C’est évident qu’on n’a pas envie de faire ce lien ! Mais du coup, on jette le bébé avec l’eau du bain et on ne le voit pas, on ne peut pas le voir ! Or il s’agit du retour d’un certain religieux, d’un certain islam, quand-même, un islam qu’on peut qualifier de rigoriste, voire de politique.
Au cœur du livre il y a les élèves, qui sont sans doute dans des impasses, mais font preuve d’une grande vivacité en classe. Sont-ils ces citoyens en devenir que vous appelez de vos vœux ou vous apparaissent-ils parfois comme « téléguidés », notamment en ce qui concerne ce retour du religieux ?
Il y a une sorte d’atmosphère identitaire, communautariste qui se met en place. D’abord liée à un lieu physique, elle se retrouve, par ruissellement, sur les réseaux sociaux et avec une certaine mode, chez des élèves qui sont d’origine immigrée ou de culture musulmane, mais pas seulement ! L’anecdote qu’on raconte d’un certain Gaëtan (nom d’emprunt), adolescent d’origine bretonne, est parlante. Il raconte les mêmes choses que ses amis, à partir de fake news sans doute, parce que c’est une atmosphère globale. Et quand dans la classe il y en a un ou deux qui pensent un peu différemment, ils sont un peu ostracisés.
Cette atmosphère est celle que ressentait mon témoin, que j’ai retranscrite, et qui est corroborée notamment par les chiffres publiés dans le rapport de Jean-Pierre Obin (La formation des personnels de l’Éducation nationale à la laïcité et aux valeurs de la République, 2021), ou dans son livre (Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, 2020), ou dans les études de la Fondation Jean-Jaurès, par exemple. Et malheureusement, ça confirme que notre témoignage n’est pas si isolé. C’est même le signe d’un phénomène plus large.
Le livre parle beaucoup d’une fréquente contestation des connaissances en cours…
Cette contestation des connaissances, elle vient bien de quelque part ! Il y a ce qu’on appelle l’islamisme, qui est une instrumentalisation de l’islam pour en faire un instrument de pouvoir, qui veut prendre le dessus sur la loi de la République. Je n’y croyais pas quand mon témoin me racontait ça. Quand il racontait par exemple l’anecdote d’un prof qui avait vu venir un parent d’élève affirmant, de manière un peu méprisante : la loi de ma religion, Monsieur, est au-dessus des lois de votre République ! C’est assez révélateur, ça veut dire que c’est un système parallèle qui se met en place aussi dans l’esprit des élèves. Et les savoirs sont contestés à l’école parce qu’ils ne correspondent pas aux savoirs du dehors de l’école.
La laïcité est au cœur de la République, en France, et pourtant, à la lecture de votre livre, on se dit que cette notion n’est plus si partagée. A qui la faute ?
Il y a une certaine méconnaissance mais aussi une instrumentalisation de la laïcité de deux côtés opposés. Il y a celui des défenseurs d’une laïcité qui serait inclusive, soft, à laquelle on adjoint des adjectifs pour finalement la faire pencher un peu plus du côté anglo-saxon. Il faudrait être plus « cool » avec la laïcité qui est vue comme un instrument de combat, utilisé contre les musulmans. Or, pour nous, c’est un dévoiement de la laïcité. Et de l’autre côté, en miroir, il y a la laïcité, en effet de combat, de l’extrême-droite qui est là pour combattre les musulmans. Et au milieu, il n’y a rien.
C’est pour ça qu’on a voulu remettre le curseur sur l’histoire de la laïcité, sur la loi évidemment, et sur son esprit. Et l’esprit de la laïcité, ce n’est pas juste la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État. Ça remonte à la Révolution française, les premières lois laïques, et ensuite lors de la seconde et de la troisième République. Donc, c’est intimement lié à l’évolution de la République française. Et la loi de 1905, c’est l’aboutissement d’une histoire et la clé de voûte de la laïcité.
Montaigne, Rabelais et puis les Lumières sont une sorte de base sédimentaire, pour le professeur du livre, parce qu’ils confèrent à l’école un rôle politique majeur. L’école enseigne-telle encore à devenir citoyen ?
C’est son but de départ. L’école a été fondée pour former des citoyens d’une République. Que tout le monde soit sur un pied d’égalité, c’est-à-dire qu’on donne à chacun une chance, par le savoir, d’accéder à la même citoyenneté, quel que soit le milieu social et familial d’origine. Ça c’est le but émancipateur de l’école. L’école exerce-t-elle encore cette fonction ? Ce qu’on décrit n’est pas très optimiste. On pense que non.
Votre livre peut-il avoir un rôle, d’alerte, par exemple ?
Pourquoi la France est-elle particulièrement visée ? Parce qu’il y a la laïcité et l’emblème de cette laïcité, le lieu où elle s’exerce le plus, c’est l’école. La laïcité est une pierre dans la chaussure du totalitarisme, de cette idéologie mortifère qu’est l’islamisme, parce que ça permet d’exercer, de construire un esprit critique, de faire sortir les élèves, les jeunes citoyens en devenir, des préjugés familiaux et sociaux : l’école a ce but d’émancipation. Et la laïcité protège. Pourquoi y a-t-il eu la loi de 2004 sur le voile ? Ne pas permettre de signes religieux ostentatoires, ce n’était pas agir contre une religion, c’était protéger du prosélytisme, exercer une sorte de bouclier. Est-ce que ce bouclier va céder ? On n’en sait rien, mais il existe. Tous les outils sont là. Et c’est pour ça que la France est particulièrement visée aussi, et son école est essentielle dans ce dispositif.
Et votre livre, donc ?
Notre livre est là pour dire qu’on a un trésor, la laïcité est un trésor. Il faut la connaître, la redécouvrir et la protéger. Et si on comprend cette laïcité, on ne verra pas les choses de la même manière concernant tout le reste, y compris les attentats terroristes. Tout ça est un continuum. Il n’y pas juste Samuel Paty, il y a les atteintes quotidiennes qui ne sont même pas remontées, mais qui peuvent basculer sur un drame comme ce qui s’est passé.
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