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RECIT. France-Angleterre : le jour où Wembley a entonné « La Marseillaise » après les attentats du 13-Novembre

Ce soir-là, des dizaines de milliers de supporters anglais ont joint leurs voix à celles des Français avant un match amical à Londres, le 17 novembre 2015. Ceux qui étaient présents se souviennent d’un moment fort de solidarité entre deux pays pas toujours amis.

« Here Oui Go », « Yes We Kane ». La presse britannique a sorti ses meilleurs jeux de mots pour se préparer au choc entre l’Angleterre et la France, samedi 10 décembre, en quart de finale de la Coupe du monde au Qatar, mais elle a plutôt levé le pied sur le « french bashing ». Au football, l’affiche est trop rare pour être devenue un « crunch » comme au rugby. Mais flotte tout de même dans l’air un léger parfum de rivalité entre voisins.

Pour autant, quand l’affiche a été connue, dimanche soir, certains ont préféré se souvenir de l’émotion d’un soir de novembre 2015 : quatre jours après les attentats qui ont tué 130 personnes à Paris et Saint-Denis, l’Angleterre accueillait les Bleus par une Marseillaise vibrante avant un match amical dans son antre londonienne de Wembley.

A l’époque, le maintien de cette rencontre n’avait rien d’évident. Quatre jours plus tôt, le soir du 13 novembre, le Stade de France fait partie des cibles des terroristes, alors que la France reçoit l’Allemagne. Repoussés par la sécurité du stade, trois membres du commando de l’Etat islamique se font exploser sur le parvis et dans une rue proche de l’enceinte, tuant une personne et en blessant de nombreuses autres. Apprenant les attentats au coup de sifflet final, les joueurs des deux équipes passent une partie de la nuit dans les vestiaires, où les Allemands décident de rester pour repartir au plus vite le lendemain matin. « J’ai en mémoire des joueurs français et allemands discutant ensemble, assis par terre, certains même pas passés à la douche », raconte Philippe Tournon, chef de presse historique des Bleus. Des membres de l’équipe de France sont touchés personnellement : « On comprend assez vite que la sœur d’Antoine Griezmann était au Bataclan. » Si celle-ci a survécu à l’attaque de la salle de concert, la cousine de Lassana Diarra fait partie des victimes des terroristes.

Le lendemain matin, à Clairefontaine, peu de joueurs imaginent jouer en Angleterre, se souvient Philippe Tournon : « Si on avait fait un sondage chez les joueurs à ce moment-là, le ‘non’ l’aurait très largement emporté. » Mais les échanges entre Didier Deschamps et la FFF, prennent une autre tournure. « Vers 12h30, Noël Le Graët [le président de la Fédération française de football] parle aux joueurs et il n’ouvre pas la discussion : on joue en Angleterre. Il y a eu de l’étonnement sur pas mal de visages, mais personne n’a protesté. » En ciblant le Stade de France, les auteurs des attentats ont fait du football un symbole, au même titre que la musique et les terrasses de bars.

« Le message était : ‘Il faut jouer pour ne pas donner raison aux terroristes’. »

Philippe Tournon, chef de presse de l’équipe de France

à franceinfo

Si la rencontre est maintenue, ce match ne sera pas comme les autres. Le 15 novembre, l’arche qui surplombe Wembley prend les couleurs du drapeau tricolore.

Wembley, le stade de l'équipe nationale d'Angleterre à Londres (Royaume-Uni), illuminé en signe de soutien à la France après les attentats de Paris et Saint-Denis, le 15 novembre 2015. (NIKLAS HALLE'N / AFP)

Wembley, le stade de l'équipe nationale d'Angleterre à Londres (Royaume-Uni), illuminé en signe de soutien à la France après les attentats de Paris et Saint-Denis, le 15 novembre 2015. (NIKLAS HALLE'N / AFP)

Le lendemain, la Fédération anglaise de foot (FA) annonce un protocole exceptionnel. « Il est demandé aux supporters de l’Angleterre de respecter l’hymne national de la France, La Marseillaise, dont les mots seront affichés sur les écrans à l’intérieur du stade », écrit-elle. « Chantez pour la France ! » demande plus explicitement la une du supplément sportif du Sun, pourtant pas le plus francophile des tabloïds. La presse dans son ensemble joue le jeu et imprime, elle aussi, les paroles de l’hymne (et leur traduction). Pour s’entraîner, The Guardian (en anglais) suggère même de s’inspirer d’une performance de Mireille Mathieu.

La Fédération anglaise invite également les supporters à se rendre tôt au stade, pour ne pas rater l’hommage rendu aux victimes, mais aussi pour se prêter à des contrôles de sécurité renforcés. Le 17 novembre, la France est encore suspendue à la traque d’une partie des terroristes. Les témoignages de spectateurs arrivant à Wembley trahissent une certaine tension : « Tout le monde a peur de sortir de chez soi, reconnaît un Français interrogé par la BBC (en anglais). Nous aurions dû être neuf, mais quatre d’entre nous ont choisi de ne pas venir, parce que leurs femmes et leurs familles les ont convaincus de rester à la maison. »

De son côté, Philippe Tournon se souvient surtout de l’accueil reçu par la délégation française : « De l’aéroport au stade, tout le monde était très à l’écoute et nous parlait doucement, comme on s’adresse à quelqu’un qui a vécu un traumatisme. » « Pas mal de supporters anglais m’ont dit que c’était important pour eux d’être là pour montrer de la solidarité, raconte le journaliste britannique Tom Williams, qui couvrait la rencontre pour l’AFP. Pour eux, le foot passait après. »

Habituellement, les tribunes mettent un peu de temps à se remplir avant le coup d’envoi, notamment dans les loges, où se trouvait Dan Scott, qui travaillait alors au stade de Wembley. « Ce soir-là est un des seuls où j’ai vu les gens quitter le buffet et finir leur verre en vitesse pour assister aux hymnes », se souvient-il. Dans l’espace attribué aux journalistes, où le Britannique trouve toujours un siège vacant, « il n’y en avait pas un de libre ».

Vient alors l’heure de l’hymne. Le prince de Galles, William, qui est le président de la FA, dépose une gerbe de fleurs au bord de la pelouse, imité par Didier Deschamps et son homologue britannique Roy Hodgson. En face d’eux, sur la pelouse, tous les joueurs se tiennent alignés, y compris les remplaçants.

Le prince William aux côtés des sélectionneurs anglais et français, Roy Hodgson et Didier Deschamps, le 17 novembre 2015, à Wembley. (BEN QUEENBOROUGH / BACKPAGE IMAGES LTD / AFP)

Le prince William aux côtés des sélectionneurs anglais et français, Roy Hodgson et Didier Deschamps, le 17 novembre 2015, à Wembley. (BEN QUEENBOROUGH / BACKPAGE IMAGES LTD / AFP)

Contrairement à la tradition, l’hymne du pays hôte est joué en premier. « Beaucoup de fans portaient des maillots, pas forcément de la France, mais bleus », explique Dan Scott, qui se rappelle notamment du geste d’un fan emblématique des Three Lions. « Il s’appelle Tango et il est reconnaissable : c’est un grand gars chauve et tatoué, et il est toujours torse nu. Mais cette fois, il est venu en tee-shirt bleu pour les hymnes. C’était un beau geste. »

Lors de La Marseillaise, le journaliste Tom Williams a ressenti un peu d’appréhension : « On en parlait depuis plusieurs jours, mais j’étais un peu sceptique à l’idée de voir tous les Anglais chanter l’hymne. Nous, les Britanniques, on a un peu de mal avec la prononciation du Français. » Mais le moment venu, « c’était finalement très puissant ».

En tribunes, les Anglais ont un peu de mal à suivre les paroles, note Dan Scott : « Je crois qu’on a tous essayé de lire les paroles quelques secondes, mais on s’est vite contentés de chanter la mélodie. Mais pas à moitié : on a fait du bruit, l’atmosphère était top. C’était un moment très spécial. »

L’émotion était plus forte encore pour les Français. « Ça prend au cœur et aux tripes », confiait Didier Deschamps après le match, remerciant les Anglais pour un moment « émouvant, grandiose ». « Celui qui n’a pas eu la gorge nouée ce jour-là n’a pas de cœur ni de mémoire », tranche aujourd’hui Philippe Tournon.

Le protocole se poursuit alors que sur TF1, diffuseur du match, la voix du commentateur, Christian Jeanpierre, se brise à l’évocation du Bataclan et de « ce public merveilleux qui sait mieux que quiconque ce qu’est le sport et la fraternité, le rock et la musique ». Au bord des larmes pour certains, les joueurs des deux équipes se mêlent, en cercle sur la pelouse, pour une minute de silence. « En fait, pour moi, c’était le moment le plus émouvant », explique Tom Williams.

« Le chant m’avait déjà donné la chair de poule. Mais là, cette minute parfaitement respectée par 70 000 personnes, ce silence de cathédrale, c’était fort. »

Tom Williams, journaliste britannique

à franceinfo

« Je pense que pour ces gens, c’était aussi l’occasion de montrer une autre image du supportérisme anglais », souvent associé au hooliganisme, avance-t-il. Et peut-être aussi de tendre la main à un peuple français avec lequel on aime parfois afficher sa différence outre-Manche. « Je ne sais pas si on peut parler d’une rivalité sportive. Mais il y a une rivalité culturelle, presque une sorte d’acceptation que l’on n’aime pas trop les Français », explique Tom Williams, qui a vécu à Paris et travaille notamment pour Canal+. Aux yeux de ce francophile, ce contexte culturel renforce encore la valeur de l’hommage rendu par Wembley ce soir-là.

Quant au match, tout le monde l’a oublié. « Je ne me souviens de rien. C’était un 1-0, c’est ça ? »s’interroge Dan Scott. En réalité, les Three Lions l’ont emporté 2-0, la seule victoire anglaise contre les Bleus depuis 1997, en huit confrontations. « On était tous dans un état second, se souvient Philippe Tournon. Sur le terrain, on a été assez amorphes, les gars avaient la tête ailleurs. » Les Anglais s’en sont bien rendu compte :

« C’est le match le plus étrange que j’aie eu à jouer. C’est difficile pour nous. Alors imaginez en face. »

Kieran Gibbs, défenseur anglais

après le match

« On n’avait pas les arguments psychologiques et physiques pour jouer un match de haut niveau » , expliquait Didier Deschamps, qui avait fait entrer en jeu Lassana Diarra, ovationné, ce soir-là. « Sur le plan humain, c’était lui envoyer un signe. Il nous avait fait passer un message remarquable [sur les réseaux sociaux, en réaction à la mort de sa cousine] et sa présence a été quelque chose de très, très fort. »

L’histoire de solidarité entre les publics français et anglais ne s’arrête pas à ce 17 novembre 2015. Deux ans plus tard, le 13 juin 2017, les Bleus reçoivent les Three Lions au Stade de France pour un autre match amical, quelques semaines après des attentats à Londres et à Manchester. Cette fois, c’est le public français qui entonne God Save the Queen, avant que la Garde républicaine interprète Don’t Look Back in Anger, le tube du groupe Oasis. « Tout le monde a trouvé formidable que les Français nous rendent la pareille », raconte l’Anglais Lee Bailey, en tribune ce jour-là. « C’était la même sensation que quand votre frère, avec lequel vous ne vous entendez pas 90% du temps, vous offre son épaule pour pleurer. »


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