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REPORTAGE. « Il va se passer quoi ? » : au Qatar, les ouvriers étrangers regardent les derniers matchs de la Coupe du monde tout en ayant peur pour leur avenir

Les « petites mains » du Qatar craignent que le pays se referme de nouveau, alors que les caméras seront bientôt reparties. Franceinfo a passé du temps à leurs côtés dans la zone industrielle de Doha.

Il est presque 18 heures et le camion-benne a terminé son service. Comme chaque soir depuis le début de la Coupe du monde, son chauffeur l’a joué stratégique : il l’a garé pile en face de la télévision du Nouralarab. La minuscule épicerie, plantée en plein cœur de la gigantesque zone industrielle de Doha (Qatar), est une adresse que se refilent les ouvriers amateurs de ballon rond. « L’arrière du camion, c’est un peu la tribune présidentielle », pouffe Mohamed, Sri Lankais de 21 ans, tee-shirt rouge souillé par le sable. Pour en profiter, c’est premier arrivé, premier servi. Il y a foule, ce vendredi 9 décembre : une quinzaine de travailleurs sont montés sur la remorque pour regarder les deux matchs du soir, et une centaine d’autres sont assis en tailleur à même la terre.

Les ouvriers en claquettes ont fini le travail, ceux en chaussures de sécurité vont bientôt y retourner. On joue la 35e minute de Croatie-Brésil quand une navette blanche passe au ralenti. Irash, « petite main » originaire du Bangladesh, salue tout le monde de la main avant de s’engouffrer dans le véhicule, chasuble orange sur le dos. L’installation électrique tient de l’exploit. Tout heureux de pouvoir dépanner, le gérant, Akilesh, a scotché les fils et posé l’écran sur le présentoir de bonbonnes d’eau. « Ça attire du monde. La plupart des gens n’ont pas de télé chez eux. Normalement, on ferme à 23 heures. Mais là, exceptionnellement, on laisse allumé toute la soirée. »

Un camion-benne fait office de tribune pour les travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar), le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un camion-benne fait office de tribune pour les travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar), le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un garage automobile du coin a beau s’appeler Neymar, la zone industrielle paraît à des années-lumière du Mondial qui se déroule pourtant juste à côté. Ici, les noms de rues sont des numéros. Ici, pas de station de métro ultrapropre, mais des pelleteuses rangées façon Majorette, nuage de poussière et odeur de gasoil en prime. A une demi-heure en voiture au sud-ouest de la capitale, cette zone, essentielle à l’émirat mais invisible du grand public, abrite les usines et les centaines de milliers de travailleurs immigrés qui contribuent du matin au soir au développement économique du pays, dont les chantiers de la Coupe du monde, réalisés dans des conditions souvent jugées inhumaines. Au Qatar, plus de 90% de la main d’œuvre est étrangère, selon l’ONG Amnesty International.

Razmul, qui partage sa chambre avec six autres personnes dans l’un des immeubles délabrés de la zone, a « presque de la chance » : le Bangladais de 20 ans, duvet sous le nez, profite de l’effervescence du tournoi tous les jours de 8 heures à 20 heures, quand il va nettoyer pour 300 euros par mois les containers dans lesquels logent les supporters. « Là-bas, ils ont des très grands écrans. Donc je jette un œil au score », décrit le rondouillard bonhomme, pas mécontent de sa combine.

Pour « Moses », il va être temps que le Mondial se termine. « J’ai déjà dépensé 400 riyals [une centaine d’euros] en forfait pour pouvoir les matchs sur mon téléphone » , calcule cet Ougandais payé l’équivalent de 500 euros par mois comme agent de sécurité. Et gaffe aux sanctions. « Mon boss ne veut pas de foot au travail, soupire le jeune adulte au visage buriné. II nous a prévenus : s’il nous prend, ce sera 300 dollars d’amende. C’est arrivé à un ami. »

Pour suivre les matchs, l’épicerie reste l’endroit le plus sûr et le plus réconfortant. « Je connais tous les gens qui sont là, et je sais que certains ne sont pas spécialement fans de foot, observe Akilesh. Mais venir ici, c’est une manière pour eux de sortir du quotidien. » Dans son commerce, le gérant ne vend rien en lien avec la Coupe du monde. Ça ne lui est même pas venu à l’idée. Comme d’habitude, le thé coûte 1 riyal (0,25 euro) et le sandwich 2 (0,5 euro).

Sur la Street 552, le patron du Asna Supermarket non plus n’a pas profité de l’occasion pour augmenter le prix de ses pakoras, beignets de légumes typiquement indiens. Puisque ça sent la prolongation entre le Brésil et la Croatie, Ali sort son téléphone pour nous montrer des photos. Le père de famille indien fait partie des rares chanceux de l' »Industrial Area » à être allé au stade voir un match. Deux même, les « huitièmes de finale » France-Pologne et Argentine-Australie. « J’ai envoyé les photos à ma femme et mes enfants qui sont toujours dans le Kerala [Etat du sud de l’Inde] , ils m’ont dit que j’avais de la chance », raconte-t-il, ravi de ces  » super souvenirs ». Des places à 10 euros ont en effet été mises en vente pour les locaux, mais combien en ont vraiment profité ? Dans le petit groupe posté devant la télé pas plus grande qu’un micro-ondes, seules deux autres mains se lèvent.

Des travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar) regardent un match de la Coupe du monde de football, le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Des travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar) regardent un match de la Coupe du monde de football, le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Entre deux gorgées de kalak, le thé au lait local, Naseer tente l’humour : « Moi, les stades, je les vois quand je passe devant, pour aller au travail. Ils ont l’air beaux de l’extérieur. » Rire gêné. Loknats, chef de chantier népalais, n’a lui vu « presque aucun match. Je travaille tôt le matin. Tu veux que je fasse comment ? Ici, les gens font comme moi, manger, dormir, c’est tout. »  

Naseer reprend : « Sinon, moi, les matchs, c’est devant la télé ou dans notre fan zone juste à côté. » Cette dernière se trouve à une heure de marche ou douze minutes avec les navettes blanches qui passent et repassent. La Fifa a eu l’idée de transformer un stade de cricket de la périphérie de Doha en lieu exclusivement réservé aux travailleurs migrants, le temps du Mondial. Une manière, se vante l’institution, de les « remercier » « contribution à l’organisation de la meilleure Coupe du monde de tous les temps », lit-on sur la banderole à l’entrée. 

Les écrans géants et les musiques sont similaires à ceux de la fan zone officielle, installée le long de la luxueuse corniche, tandis que le prix pour y accéder est moins cher. Toutefois,  Janish, qui est arrivé au Qatar un an avant que le pays ne remporte l’organisation de la Coupe du monde, tique sur les tarifs : « La Fifa a baissé les prix, mais c’est encore très cher. Ils ont voulu nous faire plaisir, mais ils ont fait le minimum. Vous allez voir, à la fin du match, tout le monde ira manger ailleurs, dans les endroits qu’on connaît. »

« Je n’ai jamais vu le moindre Qatarien, ni le moindre supporter étranger se perdre là, dans cette zone à quinze kilomètres de Doha. »

Janish, travailleur migrant

à franceinfo

Les supporters étrangers, Ramiz les a croisés dans l’après-midi, quand il a fait un crochet par le centre rutilant de la capitale. « Plein de gens avec des maillots chantaient, criaient. J’étais content de voir ça. Mais, je me suis dit que ce n’était pas mon monde. Je ne me suis pas senti totalement à ma place », confesse le maçon.

A l’écran, l’Argentine peine à trouver la solution contre les Pays-Bas. Lionel Messi doute, Ramiz également, mais pour d’autres raisons. Avec le coup de sifflet final de la Coupe du monde qui approche, l’Indien au physique de basketteur a conscience que c’est aussi la fin d’une parenthèse pour les travailleurs migrants de l' »Industrial Area » comme lui. Motif de fierté il y a six mois, la fresque géante installée près du stade de Lusail, et qui représentait des milliers de visages d’ouvriers ayant participé à la construction de l’événement, a déjà été retirée. « On continuera d’avoir besoin de nous, mais on continuera de ne pas nous voir », souffle-t-il.

Après une journée de ronde, « Moses » est de retour chez lui, dans son appartement avec vue imprenable sur une cimenterie. Le vigile n’a même plus la force de s’énerver. « Vous vous souvenez quand la Fifa disait au gouvernement d’augmenter les salaires des travailleurs ? C’est tout l’inverse qui se passe. Ils n’ont même pas attendu la fin de la Coupe du monde pour réduire de nouveau nos salaires. Mon salaire de décembre va déjà être plus bas. J’ai travaillé un temps sur les chantiers des stades, je livrais des cartons et c’est comme ça qu’on me remercie… Il a à peine fini sa phrase qu’il la regrette. « Il ne va rien m’arriver, dites-moi ? Rien du tout ? » Son contrat court jusqu’en février. Après ? « Après, je ne sais pas. »

Des travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar) regardent un match de la Coupe du monde de football sur un stade de cricket le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Des travailleurs immigrés de la zone industrielle de Doha (Qatar) regardent un match de la Coupe du monde de football sur un stade de cricket le 9 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Les ONG ne découvrent pas le problème. « Les travailleurs migrants redoutent l’après Coupe du monde, lorsqu’il n’y aura plus la lumière médiatique, glisse Lola Schulmann, chargée de plaidoyer à Amnesty International France. « Etre vu en train de s’exprimer peut créer des difficultés », confirme Rothna Begum, chercheuse senior à Human Rights Watch. Les deux organisations, qui prévoient de retourner sur place prochainement, vont continuer de « mettre la pression » sur le Qatar et la Fifa et obtenir enfin un fonds spécial d’indemnisation de 440 millions de dollars, destiné aux ouvriers qui ont construit les infrastructures du Mondial.

« Notre travail vis-à-vis de la Fifa ne s’arrêtera pas le 18 décembre. »

Lola Schulmann, chargée de plaidoyer au sein d’Amnesty International France

à franceinfo

Ce soir-là, dans la zone industrielle, trois travailleurs nous ont demandé « un visa pour la France ».  » La vérité, c’est que je suis fatigué de cette situation, répète « Moses », les larmes aux yeux. Je suis fatigué et j’ai peur. Il va se passer quoi maintenant que c’est fini ? » Mohamed, lui, est parti se coucher. Il est 23h30, l’Argentine n’a pas encore éliminé les Pays-Bas aux tirs au but, mais le Sri Lankais se lève dans quatre petites heures. Comme tous les matins depuis trois ans, un mois et deux semaines, il est attendu, à l’heure au volant, de son camion.


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