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Guerre en Ukraine : l’armée russe a-t-elle vraiment tué 600 soldats ukrainiens dans des frappes à Kramatorsk ?

Ces tirs ont été qualifiés de « représailles » par Moscou, après le bombardement ukrainien sur un cantonnement militaire à Makiïvka, la nuit du Nouvel An. Mais les preuves manquent.

Laver l’affront de Makiïvka. L’armée russe affirme avoir tué 600 soldats ukrainiens dans des frappes menées contre deux dortoirs supposément utilisés par les forces de Kiev, à Kramatorsk, dimanche 8 janvier. Le ministère de la Défense russe revendique des « représailles » après l’attaque contre un bâtiment de Makiïvka, peu après le passage à la nouvelle année, qui avait infligé de lourdes pertes aux militaires russes regroupés là (89 morts selon Moscou, autour de 400 d’après Kiev).

Moscou donne quelques détails sur cette opération et assure avoir localisé, ces derniers jours, des points de déploiement temporaires de soldats ukrainiens. Les lycées d’enseignement professionnel n°28 et n°47 sont ainsi qualifiés de « casernes » par le porte-parole Igor Konashenkov, lequel, en revanche, ne communique pas d’heure ou de date pour ces frappes. Samedi, des journalistes de l’AFP présents à Kramatorsk ont bien entendu au moins quatre explosions, tard dans la soirée.

Le maire de Kramatorsk, Alexandre Goncharenko, a précisé dimanche matin sur Facebook que huit immeubles d’habitation avaient subi des dégâts, ainsi que deux établissements d’enseignement. Ce dernier ajoute qu’il n’y a eu aucune victime, et publie des photographies des lieux, qui correspondent bien aux centres n°28 et n°47 évoqués par Moscou. Le gouverneur ukrainien de la région de Donetsk, Pavlo Kirilenko, pour sa part, a fait état de sept missiles tombés sur Kramatorsk, avec des dégâts « sur un établissement d’enseignement, une installation industrielle et d’anciens garages ». Il ajoute que deux missiles ont frappé Kostiantynivka, à une trentaine de kilomètres plus au sud, et qu’une zone industrielle y a été touchée. Aucun blessé n’est à déplorer selon lui.

La parole de Moscou contre celle de Kiev ? Pas vraiment. En effet, plusieurs témoignages indépendants suggèrent que le bilan humain établi par la Russie est au mieux contestable. Les bâtiments, en effet, n’ont pas été touchés directement.

Une équipe de France 2, notamment, s’est d’abord rendue sur le site du lycée professionnel n°28. Sur place, elle a pu observer un cratère de quatre mètres de profondeur devant l’internat, ainsi que de nombreux débris. Deux témoins ont expliqué à la journaliste Dorothée Olliéric avoir entendu les murs trembler vers 23h08 ou 23h09, soit quelques minutes après la fin du cessez-le-feu unilatéral de Moscou. « Ils étaient catégoriques : ils n’ont pas entendu la moindre ambulance, et n’avaient jamais vu aucun militaire dans ces bâtiments », appuie Dorothée Olliéric.

VIDEO. A Kramatorsk, où l'armée russe dit avoir tué 600 soldats ukrainiens lors de frappes

La journaliste décrit un cratère encore plus profond devant le lycée professionnel n°47, à 500 mètres de là. Les vitres, soufflées, avaient été recouvertes de panneaux de bois. Aucune trace de sang à l’extérieur de l’immeuble. Là encore, aucun bruit d’ambulance n’a parcouru les lieux, selon un témoin vivant à 500 mètres de là, et l’équipe de France 2 a pu pénétrer librement sur le site, dimanche en fin d’après-midi, en l’absence de cordon de sécurité. Ces éléments cadrent mal avec la mort supposée de 600 soldats pendant la nuit.

Ce constat est partagé par toutes les équipes présentes sur place. Un correspondant de Reuters a également visité les deux sites mentionnés par l’armée russe, constatant qu’aucun n’avait « été directement touché par des frappes ou endommagé de manière importante ». Il n’a noté aucun signe d’occupation militaire des bâtiments, ni cadavre ou trace de sang. De même, des journalistes de CNN n’ont signalé aucune activité inhabituelle à Kramatorsk, « y compris près de la morgue de la ville ».

L’envoyé spécial de la chaîne finlandaise Yle, Antti Kuronen, lui non plus, n’a aperçu aucune ambulance. « A ce stade, écrit-il dans un message posté sur Twitter, je fais davantage confiance à mes observations et aux déclarations ukrainiennes qu’à l’annonce du ministère de la Défense russe faisant état de plus de 600 soldats ukrainiens tués. »

Un journaliste de La Repubblica publie également plusieurs photographies de la scène. 

L’annonce de Moscou n’a d’ailleurs pas convaincu certains des plus zélés défenseurs de l’opération militaire en Ukraine. Des blogueurs militaires influents, comme « Grey Zone », ont commenté ces informations avec distance, voire ironie. « Au lieu de détruire réellement des effectifs ennemis – ce qui aurait été une réponse appropriée – une opération médiatique de représailles a été inventée », a réagi « Informateur militaire », un autre canal Telegram aux 500 000 abonnés.

Cible de vives critiques à chacun de ses échecs, le ministère de la Défense russe recourt volontiers au terme de « représailles » pour montrer sa capacité à réagir militairement. Une manière, aussi, de répondre à l’impatience d’une partie de la communauté pro-guerre. Mais ce vocabulaire commence à se retourner contre lui, souligne l’Institute for the Study of the War (article en anglais). Le groupe d’experts américain estime que cette communication centrée sur ces « représailles » ouvre la voie à une surenchère de commentaires réclamant des ripostes, que l’armée russe n’est pas toujours en mesure de satisfaire.

Celle-ci avait déjà essuyé des commentaires acerbes après les frappes de Makiïvka, certains commentateurs reprochant au commandement d’avoir concentré des troupes dans un bâtiment mal protégé. Des cérémonies ont été organisées à Samara, ville d’origine de nombreux militaires tués, et les images avaient suscité une vive émotion dans le pays. En communiquant de lourdes pertes côté ukrainien après d’une frappe, Moscou veut donc montrer sa capacité à réagir aux pertes subies par ses troupes.

Cet étrange bilan de Kramatorsk a fait l’objet d’une question au porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, lors du point-presse de lundi. Celui-ci a réaffirmé sa « confiance absolue » dans les rapports établis par l’état-major. « Comme l’a dit le président [Vladimir Poutine], le ministère de la Défense est la principale source d’information légitime sur l’opération militaire spéciale. » A Kiev, un porte-parole du commandement « Est » de l’armée ukrainienne, Serguiï Tcherevaty, a dénoncé une « opération de communication » russe face aux succès ukrainiens.


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