Culture

«Les berges de Seine sont une vitrine de l’évolution de Paris»

Conquises par la voiture dans les années 60, les rives de Seine à Paris connaissent depuis 1996 et le lancement des « dimanches piétons » une profonde évolution. Ce dont nous parle Patricia Pelloux, directrice adjointe de l’Atelier parisien d’urbanisme.

Interview réalisée par Vianney Delourme, journaliste pour Enlarge your Paris

Lorsque l’on aborde les voies sur berges à Paris, on touche à un sujet aux multiples entrées : celui de la place de la voiture en ville, de la reconquête de la Seine, de la piétonisation du centre-ville…

Patricia Pelloux : Depuis toujours, Paris s’est construit autour des berges de la Seine, qui sont le lieu fondateur de la capitale. Chaque grande période historique s’est accompagnée d’une mutation de ces berges, de leurs aménagements, de leurs usages. C’est un lieu sensible et symbolique, qui évolue au fil du temps. La Seine a toujours été un lieu de déplacement. Jusqu’au XVIIIe siècle, le fleuve a servi à nourrir Paris, à lui apporter son alimentation et son vin, son bois de chauffe et de construction, le plâtre de ses maisons. Le contact entre la ville et le fleuve était alors très direct, il y avait des grèves tout du long de la Seine, à la fois lieux de travail et de vie, avec plein de petits métiers. Au XIXe siècle, les berges, qui étaient très boueuses, industrieuses, sont progressivement assainies et deviennent aussi des lieux de loisirs. On y va aux bains, se promener, se divertir. Puis, dans la seconde partie du XIXe siècle commence la période des grandes expositions universelles. La Seine est désormais la vitrine de Paris, le long de laquelle on construit la Tour Eiffel, le Grand Palais, le Trocadéro… Tout récemment, la mise en scène de la candidature pour les Jeux Olympiques et paralympiques de 2024 a eu la Seine comme décor. La piétonisation en cours s’inscrit dans cette logique qui relie usages, image et aménagement des berges de la Seine.

L’automobile a aussi été, à un moment, l’un de ces nouveaux usages qui ont nécessité l’aménagement des berges de la Seine.

Dans les années 60, Paris, comme bien d’autres capitales, s’est adaptée à l’essor et à la démocratisation de l’automobile, vue à l’époque comme un objet de progrès technique et d’émancipation. On voulait que la ville s’adapte à cet essor, n’entrave pas le flux, la vitesse de la voiture. Cela s’est concrétisé à Paris par la construction du périphérique et des voies sur berges mais aussi, dans le Grand Paris, par l’A4 qui a littéralement séparé Charenton-le-Pont de la Seine, par l’A1 qui coupe en deux la Plaine Saint-Denis, par l’échangeur de Bagnolet et l’A3 qui connectent et séparent en même temps Paris et la banlieue Est. L’idée de l’époque était de mettre en place des infrastructures d’ampleur régionale et nationale mais qui bien souvent, au niveau local, morcelaient des quartiers voire des villes.

Le plan de création d’autoroutes urbaines à Paris n’a pas été intégralement réalisé. Il était question, par exemple, de construire une quatre voies sur le canal Saint-Martin pour faciliter la traversée de Paris à grande vitesse ou encore d’amener une autoroute au pied de la Tour Montparnasse…

En effet, on n’est pas allés au bout des projets. Si la voie express de la rive droite a été réalisée en intégralité, côté rive gauche le plan routier a été en partie abandonné. L’idée qu’une autoroute urbaine puisse longer Notre-Dame de Paris a en effet provoqué une levée de boucliers au début des années 70 avec une énorme mobilisation des habitants et des associations de protection du patrimoine. La mort du président Pompidou en 1974, très favorable aux voies express, a peut-être aussi joué un rôle, ainsi que l’émergence de « l’écologie politique » et le krach pétrolier de 1973. Du coup, le projet de la voie express rive gauche, qui devait relier Ivry-sur-Seine à Boulogne-Billancourt, n’a été réalisé qu’entre le musée d’Orsay et la Tour Eiffel. Le système s’est bloqué en raison de l’opposition des défenseurs du patrimoine mais aussi parce que les autorités se sont progressivement rendu compte que ces grandes infrastructures créaient des problèmes de pollution et de congestion, jouant un rôle non prévu d’aspirateur de trafic routier.

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Les berges de Seine rive gauche / © Fred Romero (Creative commons – Flickr)

Quand est-ce que l’on prend vraiment la mesure des effets négatifs des autoroutes urbaines ?

Dans les années 90. On commençait alors à parler de contrôler, d’encadrer la hausse de la circulation automobile. On était encore loin de l’idée de la faire baisser. Le principe des axes routiers rapides est remis en cause, comme ces fameux « axes rouges » traversant Paris et où il était interdit de s’arrêter et de stationner. En fait, on était tout simplement en train d’abandonner l’idée que les villes devaient être adaptées au flux automobile. Et en 1995, après des décennies de désintérêt et d’abandon, le tramway à Paris était relancé, notamment sur les boulevards des Maréchaux ; dans le même temps on réinvestissait dans les transports en commun après des années de « tout automobile ». En termes de flux, un métro est équivalent à environ 5 ou 6 autoroutes. L’Etat, la Région, les collectivités avec le STIF (devenu Île-de-France Mobilités, NDLR) et la RATP décidaient de prolonger les métros parisiens en banlieue, la réalisation du RER E…. Et après la grève de 1995, qui avait vu un incroyable et inattendu retour du vélo à Paris, la Ville imaginait deux axes nord-sud et est-ouest pour les cyclistes. Il faut dire que l’on partait de loin car il n’y avait que cinq kilomètres de pistes cyclables dans toute la capitale. Pour revenir aux voies sur berges, en 1996 le maire de Paris Jean Tiberi, en accord avec l’Etat, mettait en place les dimanches piétons sur les voies express rive droite. C’était une première étape importante.

En quoi ?

Cette piétonisation dominicale d’un tronçon a montré qu’un même lieu pouvait accueillir différents usages, à priori aussi peu compatibles que la voiture et les balades. On a aussi commencé à penser en fonction du « temps de la ville ». La circulation automobile baissant de 20% le dimanche, on pouvait tester une fermeture ce jour-là et ouvrir la voie aux piétons. Les Parisiens sont assez vite venus y faire des promenades mais aussi apprendre à faire du roller et du vélo, les grands espaces lisses n’étant pas très nombreux à Paris. Cela s’est fait de manière très spontanée.

Puis est venu « Paris Plage » et la fermeture estivale…

Bertrand Delanoë, élu maire de Paris en 2001, avait fait de la reconquête des berges un des axes de son programme de mandature. En 2002 a lieu la première édition de « Paris plage », une fermeture des berges de la mi-juillet à la mi-août, une période de l’année où la circulation baisse de manière prononcée. La piétonisation sur un mois entier permettait de passer à une nouvelle étape, avec une programmation festive et l’installation de mobiliers de loisirs, comme les fameux transats. Cela permettait aussi de recréer de l’activité économique avec des lieux de restauration, des terrasses.

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Paris Plage / © Sharat-Ganapati (Creative commons – Flickr)

Dix ans plus tard, on rêvait d’un « Paris Plage » toute l’année…

En 2010, le constat d’une baisse régulière de la circulation dans Paris – de 3% par an en moyenne depuis 2003 -, a relancé le projet de fermetures des voies sur berges. La décision de la fermeture toute l’année de la voie express rive gauche a été prise en premier. Dans le même temps, il était décidé de transformer progressivement les voies sur berge rive droite en boulevard urbain. Cela voulait dire ajouter des feux rouges, créer des passages piétons, améliorer le cheminement piétonnier. Le premier feu a été installé en 2012 au pied du Palais de Tokyo, avec l’idée d’améliorer le cheminement piétonnier vers le musée du Quai Branly, situé sur l’autre rive. Le deuxième feu a été installé à la sortie du jardin des Tuileries, dont on a rouvert une grille, pour faciliter, encourager, le déplacement des piétons passant des Tuileries au musée d’Orsay par la passerelle Léopold Sédar-Senghor.

La reconquête commençait donc modestement, pas à pas…

Tout à fait, cela a permis de tester à peu de frais les effets d’aménagements hyper localisés avant d’envisager un changement d’échelle. Un plan d’ensemble de réaménagement des voies sur berge sur la Rive droite, du port de la Bastille jusqu’au souterrain du Louvre s’esquisse progressivement. Les continuités piétonnes sont travaillées, en ouvrant des passages, en ajoutant des feux pour accéder aux berges depuis les quartiers. La transformation de la voie sur berge a rendu le bord de l’eau accessible ce qui a permis de faire venir des bateaux. Ce travail a été mené par Ports de Paris avec la Ville de Paris et l’Apur. Le projet a ainsi permis de faire accoster de nouveaux bateaux qui sont devenus des terrasses et des cafés mais aussi de réaliser des escales pour le transport fluvial de passagers ainsi que le fret. Dès 2012, la maison des Nautes a aussi ouvert, en face de l’Île Saint-Louis . Rive gauche, les transformations ont été plus importantes et ont donné lieu à des jardins flottants au port du Gros Caillou avec une programmation autour de la nature et du sport. La connexion entre les quais de la Seine et les gares du RER C a été améliorée et le grand escalier au pied du musée d’Orsay a offert un nouveau panorama à tous les amoureux de Paris. Le public des voies sur berges est très mélangé, avec des Parisiens, des Franciliens, des touristes. Le matin est dominé par les sportifs, à l’heure du déjeuner par les salariés, et le reste du temps par les touristes et les Franciliens qui veulent se divertir.

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Les berges de Seine rive gauche / © Guilhem Vellut Creative commons – Flickr)

Les installations doivent rester démontables parce que les voies sur berges, même piétonnes, sont toujours officiellement des routes et qu’il faut donc pouvoir les rouvrir rapidement à la circulation en cas de demande de la préfecture de Police. Est-ce que ce n’est pas une limite pour la reconquête effective ?

En 2012, le plan visant à la transformation de la voie express de la rive gauche entre le musée d’Orsay et la Tour Eiffel a été conçu en suivant une double logique : celle de l’expérimentation de nouveaux usages liés au sport, à la culture et à la nature ainsi que la création de lieux accueillants disséminés tout le long des berges ; et, dans le même temps, l’adaptation à une contrainte de réversibilité liée d’une part au plan de prévention des inondations qui imposait que toutes les installations soient démontables en moins de 24 heures et d’autre part à la demande de l’Etat de rendre les voies sur berges à la circulation automobile en cas de besoin, notamment près des lieux sensibles comme l’Assemblée nationale. Cette contrainte a permis d’imaginer un nouveau type d’installation et de mobilier, légers, adaptés aux lieux. La Ville de Paris n’a d’ailleurs pas entrepris de tout détruire et reconstruire. On adapte désormais progressivement l’existant aux nouveaux usages. Les berges rive gauche ont cette force d’avoir permis de tester une nouvelle stratégie d’intervention sur l’espace public plus axée sur la flexibilité des lieux et les appropriations du public.

Quel est le lien entre la piétonisation des berges et la réflexion globale sur la place de la voiture à Paris ?

Le plan de piétonisation des voies sur berges traduit la volonté des élus parisiens d’offrir plus de place aux piétons. Anne Hidalgo, élue maire de Paris en 2014, a accéléré la reconquête des berges, s’inscrivant dans une logique à la fois municipale et régionale de baisse de la circulation automobile. Le Plan de déplacement urbain en Île-de-France, voté en 2014, prévoit ainsi pour les années à venir une augmentation de 7% des déplacements, avec 20% d’augmentation des déplacements en transports en commun, 10% d’augmentation de la marche et des déplacements en vélo et une baisse de 2% de la circulation automobile. Nous sommes globalement entrés dans une logique de vases communicants de la voiture individuelle vers les transports en commun et les nouvelles mobilités. Prolongements des lignes de métro en banlieue, RER, ouverture de nouvelles lignes de tram, projet du Grand Paris Express entrent dans ce grand plan. On constate aussi que les nouvelles générations se déplacent différemment et ne sont plus comme par le passé dans des schémas très marqués, avec soit la voiture individuelle, soit le métro. On utilise un peu de chaque mode de transport, on fait du covoiturage, on se déplace aussi de plus en plus à pied ou à vélo, y compris pour aller au bureau. Le taux de motorisation des jeunes générations chute à Paris et dans la métropole du Grand Paris. La reconquête des voies express, confirmée par la justice, s’inscrit dans ce cadre. Les évolutions des mobilités rendent aujourd’hui certains projets possibles. Et les berges, qui sont le seul site parisien inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, en sont une illustration. D’autres formes de projets devraient aussi émerger dans le Grand Paris dans le cadre de la consultation internationale lancée par le Forum métropolitain sur le devenir des autoroutes urbaines et du périphérique à horizon 2024, 2030 et 2050.

Est-ce que, grâce à la piétonisation, la Seine pourrait redevenir, comme au début du XXe siècle, un mode de transport quotidien pour les Grand-Parisiens ?

C’est vrai que le métro – la ligne 1 notamment – puis le RER C, qui suivent le cours de la Seine, ont rendu obsolète le transport régulier en bateau, qui a un moment était très développé. Avec Ports de Paris et les collectivités locales, l’Apur a même mené une étude, au début des années 2000, pour essayer de réactiver des escales fluviales avec un transport régulier dans le bief de la Seine, entre Port-à-l’Anglais à Vitry et Suresnes, c’est-à-dire entre les premières écluses en amont et en aval de Paris. Voguéo a ainsi été mis en place en offrant un service de bateau entre Austerlitz et Maisons-Alfort, à la confluence de la Seine et de la Marne. Cela n’a pas assez bien fonctionné et la ligne a été abandonnée. Il existe Batobus, qui relie la Tour Eiffel et le jardin des Plantes, bien que le principe tarifaire – un ticket journalier – indique que ce transport est plus une croisière pour les touristes qu’un mode de transport de tous les jours. La croissance du transport fluvial est portée par le développement de la logistique fluviale et des croisières. Un certain nombre de lieux d’escales ont quand même été pensés et réservés sur les voies sur berges piétonnisées rive gauche et rive droite, ce qui veut dire que l’on a imaginé possible un retour de lignes régulières. Aujourd’hui, on va plus vite en suivant à vélo les voies sur berges. Et demain d’autres modes de transport fluvial auront sans doute trouvé leur place sur la Seine.

Le musée d’Orsay / © Joe de Sousa (Creative commons – Flickr)

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