« L’Afrobeats est la nouvelle pop »: retour sur un phénomène global
Après un nouvel été à se déhancher sur les rythmes de Davido ou Burna Boy, qui pourrait encore prétendre que l’afrobeats ne vit pas son âge d’or ? Certains signes ne trompent pas. Le musicien multiprimé WizKid est devenu le 3 août, avec Made in Lagos, le premier Nigérian à vendre son album à plus de 500 000 exemplaires aux États-Unis. Ledit album avait déjà été le premier album africain à figurer dans le Top 10 du Billboard Hot 100, après être resté 72 semaines au Billboard Hot 100.
Billboard a d’ailleurs lancé cette année le premier classement afrobeats américain, en partenariat avec la société de festivals AfroNation. Cela fait trois ans que l’afrobeats s’est invité sur la scène des Grammy : Wizkid, encore lui, s’y est distingué en 2022 avec son Made in Lagos et l’an dernier, c’était Burna Boy qui remportait le prix du Meilleur album pour Twice As Tall, tandis que Wizkid partageait un Grammy avec Beyoncé pour Brown Skin Girl. L’afrobeats est indéniablement devenu, pour reprendre les termes de la superstar Ckay, « la nouvelle pop » d’une culture mondialisée. Et les majors ont senti le vent tourner : Tiwa Savage a signé chez Universal, Davido et Wizkid chez Sony.
Une culture musicale polymorphe
La hype remonte à 2016, quand le public occidental découvrait l’afrobeats sur le tube One Dance, un featuring entre la superstar canadienne Drake et le Nigérian Wizkid, qui est devenu le morceau le plus joué de tous les temps sur Spotify en dépassant les deux milliards de streams.
Mais ses racines sont bien plus anciennes : elles plongent dans l’afrobeat sans « s », un genre au croisement du highlife, du funk, du jazz et de musiques traditionnelles nigérianes, inventé et popularisé par le multi-instrumentiste de génie Fela Kuti dans les années 1970. Mais pas seulement : courant polymorphe par excellence, elle est un conglomérat de fuji nigérian et nigérien, de makossa camerounais, de soukous congolais… mais aussi hip hop et de reggae, voire de musiques électroniques comme l’amapiano, ce sous-genre de house sud-africaine, née dans les townships.
Et les grands noms de l’afrobeats n’hésitent pas à se commettre avec des superstars occidentales : citons en vrac Burna Boy et Jorja Smith, WizKid et Beyoncé, Davido et Young Thug… C’est l’une des premières clefs de son succès : avec des déclinaisons et des collaborations aussi variées, difficile de ne pas trouver chaussure à son pied.
Au point qu’il semble finalement difficile de définir l’afrobeats comme un genre, mais plutôt comme une culture musicale à part entière. On pourrait dire que les afrobeats ont en commun des percussions agressives, des caisses claires et des shakers.
Mais avant toute classification musicale, il s’agit surtout de morceaux entraînants et dansants, qui invitent à la fête. L’afrobeats n’est pas une musique de chambre, elle ne s’écoute pas seul(e) : elle se partage, se diffuse et se savoure à plusieurs. Pour tous les DJs de salon, passer de l’afrobeats en soirée est une valeur sûre. Et lors d’un mariage ou d’un anniversaire, c’est la garantie de faire bouger au moins le pied ou la tête de l’invité le plus rabat-joie.
Le rôle des diasporas
Mais pour Phiona Okumu, responsable de l’Afrique subsaharienne chez le géant suédois Spotify, qui s’est implanté au Kenya en février 2021, c’est surtout grâce aux diasporas africaines que le genre a explosé. « Elles représentent 154 millions de personnes, c’est comme une sixième région africaine ! s’enthousiasme cette ex-journaliste musicale. Tous ces gens ont un fort désir de connexion avec leur pays, et l’afrobeats leur permet de retrouver cette connexion. » Ce n’est donc pas un hasard si le Nigeria entretient des liens étroits avec deux grands fournisseurs de pop, le Royaume-Uni et les États-Unis.
« La population nigériane, forte de plus de 200 millions d’habitants, comprend une classe moyenne qui compte parmi les plus migrantes du monde, écrit Garhe Osiebe, chercheur au centre d’études africaines et à la bibliothèque de musique africaine de l’université de Rhodes, qui a analysé le phénomène pour The Conversation. On trouve des populations nigérianes dans de nombreuses régions du monde, en raison des défis infrastructurels et du taux de chômage élevé du pays. Par conséquent, la culture nigériane contemporaine – y compris l’afrobeats – est une culture très mobile. Si les artistes ne changent pas de ville, les consommateurs, eux, le font. »
Sur Spotify, 40% de l’afropop créée au Nigéria est ainsi streamé aux États-Unis, en Angleterre et en France, selon les chiffres donnés par Phiona Okumu, tandis que les Nigérians Wizkid, Davido et Burna Boy font salle comble lorsqu’ils se produisent à l’O2 Arena de Londres ou à l’Accor Arena de Paris*.
« Les membres de la diaspora nigériane sont enthousiastes à l’idée de vivre l’expérience d’un concert avec leurs stars afrobeats préférées, explique le spécialiste. Une logique similaire s’applique à la culture du téléchargement et du streaming. Alors que le streaming est inabordable pour de nombreuses personnes au Nigeria, le Nigérian de la diaspora peut se permettre le streaming. Ainsi, le mauvais état des infrastructures nigérianes favorise en fait l’évolution et la propagation de l’afrobeats. »
Les canaux de diffusion
Car c’est en ligne que tout se joue. Les plateformes de streaming comme Spotify permettent aux créateurs de diffuser leurs morceaux contre une somme modique, et les réseaux sociaux d’exploser les compteurs de vues en un temps record.
Le jeune prodige Rema a percé sur Instagram en 2018, lorsque son freestyle sur Gucci Gang de D’Prince est devenu viral. Il a ainsi capté l’attention du label nigérian Mavin Records, qui l’a signé et a sorti son premier EP dans la foulée. En 2019, Rema devenait une superstar grâce… à l’ex-président américain Barack Obama, qui incluait Dumebi dans sa playlist annuelle.
Mais du côté des réseaux sociaux, c’est surtout à TikTok que l’afrobeats doit sa viralité. L’application chinoise a fait la gloire de Piki Piki Skirt du Zambien Afunika, Sad Girlz Luv Money de la Ghanéenne Amaarae, Touch It du Ghanéen KiDi…
Faiseur de rois opaque et capricieux, l’algorithme de TikTok permet aux musiciens africains de percer sans investir des milliers de dollars dans une campagne marketing à l’ancienne. Success story la plus emblématique, Love Nwantiti (Ah Ah Ah) des Nigérians CKay et Joeboy et du Ghanéen Kuami Eugene, est devenu le titre le plus « shazamé » dans le monde en 2021, et a donné naissance à une flopée de remixes internationaux : une version en arabe et français avec El Grande Toto, en français avec Franglish, en allemand avec Frizzo…
C’est là toute la force de l’afrobeats, qui a su se mondialiser sans perdre son authenticité africaine. Ses superstars nigérianes ou ghanéennes chantent pour partie en anglais, pour partie en langue locale ou en pidgin, et le public occidental ou asiatique suit sans rechigner : qui ne connaît pas, au moins en yaourt, le refrain du titre On the Low de Burna Boy ? « Angeli-, Angelina, you dey cool my temperature… » Les paroles, d’ailleurs, comptent si peu que le hit du Ghanéen Stonebwoy Putuu Freestyle (Pray), ne veut… rien dire, pour la plus grande joie des auditeurs ghanéens. « Une minute de silence pour tous les non-Ghanéens qui pensent que cette chanson est une vraie langue », s’amusait un internaute dans le commentaire le plus « liké » sur YouTube, tandis qu’un autre concluait : « Ne vous en faites pas, on ne comprend pas les paroles non plus. Oublions ce que ça pourrait vouloir dire et dansons plutôt sur le rythme ! »
Quid des artistes francophones dans l’afrobeats ? Pour l’instant, ceux-ci brillent surtout par leur absence. À l’exception notable de la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura, dont les hits Djadja, Copines, Pookie et, plus récemment, Dégaine en feat. avec Damso, ont réussi leur percée sur le continent… jusqu’au Ghana et au Nigeria, où ils sont quasiment les seuls sons en français à ce jour à faire danser dans les clubs.
*Wizkid en concert à l’Accord Arena à Paris le 1er septembre
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