Ce que le prix Nobel Jean Tirole conseille à Emmanuel Macron
A l’occasion du dossier spécial des « Echos » dressant le bilan d’un an de présidence Macron , le prix Nobel d’économie et président de Toulouse School of Economics livre son analyse sur trois réformes clefs : celles de la SNCF, de l’université et du marché du travail.
La réforme du ferroviaire
L’inaction des gouvernements depuis des décennies a légué une situation très dégradée. Un service public – c’est-à-dire le service des usagers – en berne, un réseau en souffrance de maintenance qui empêche une bonne utilisation des capacités, et une dette de la SNCF de 55 milliards d’euros.
Pourquoi dans ces circonstances la mobilisation contre la réforme est-elle aussi forte ? Après tout Emmanuel Macron a promis le maintien du statut des cheminots. Même s’il est difficile de trouver des raisons pour un statut spécifique (beaucoup de métiers dans d’autres secteurs sont aussi ou plus pénibles que le métier du cheminot moyen), cette approche du « droit du grand-père » a en général l’avantage de ne pas revenir sur les acquis ou avantages (selon l’interprétation que l’on voudra donner), et de ne pas bloquer la discussion. Elle a été utilisée de nombreuses fois partout dans le monde pour promouvoir des politiques favorables à l’environnement, et par Matteo Renzi pour sa réforme du marché du travail en Italie.
En France, La Poste, une entreprise en situation autrement plus délicate (son coeur de métier, le courrier, disparaît rapidement depuis 10 ans), et qui sait réagir en innovant , ne recrute plus depuis longtemps que sur statut privé. En Allemagne, les cheminots des entreprises concurrentes de la DB ont un contrat de travail sous droit privé.
L’explication à mon avis est ailleurs : le refus d’une concurrence déjà prévue par une directive européenne de 1991, toujours inappliquée par la France en 2018 ; certains veulent reporter son application aux calendes grecques en parlant d’introduction de la concurrence dans les 20 prochaines années… Et pourtant cette concurrence permettrait aux usagers de comparer et de n’être plus captifs, et aux régions de ne plus subir les conditions d’une entreprise en monopole.
Comme dans le passé pour d’autres secteurs, le « maintien du service public » est souvent brandi comme dernier rempart contre l’introduction de la concurrence. Depuis des décennies cependant, les économistes expliquent que le service public peut être intégralement conservé dans un secteur ouvert à la concurrence ; ce message fut bien reçu dans les télécommunications et l’électricité, où en France comme un peu partout dans le monde la création de fonds de service universel permit de concilier aide aux plus démunis et aménagement du territoire avec introduction de la concurrence. Dans le ferroviaire, la même stratégie est possible.
De plus, il appartient à l’Etat et aux régions, et non aux cheminots, juges et parties, de définir le service public.
Pour sauver le rail en France, il faudra plus que le changement du statut de cheminot. Il faudra être pragmatique : la concurrence ne viendra pas toute seule dans cette industrie de réseau et de plus toute concurrence n’est pas efficace ; il faut à mon avis commencer par une série de mesures favorisant la concurrence pour l’octroi de concessions des services TER et éventuellement de certaines lignes de TGV.
Tout d’abord, une partie des gains d’efficacité potentiels viendra d’une meilleure organisation du service ; ceci nécessitera de s’assurer que la nouvelle hiérarchie des normes permettra aux accords d’entreprises de faire émerger ces nouvelles formes d’organisation du travail. Ensuite, il conviendra de séparer plus clairement l’infrastructure (voies ferrées, gares, etc.) des services qui eux peuvent être mis en concurrence. Il faut aussi que comme en Allemagne les autorités de la concurrence puissent être vigilantes sur les procédures d’attribution des sillons et des conditions de gestion des concessions.
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La situation universitaire
Face aux grandes écoles, hautement sélectives, mieux dotées, et agiles grâce à une gouvernance plus souple, face à une forte concurrence internationale pour les étudiants et les chercheurs, l’université a des boulets aux pieds. On lui demande de servir de variable d’ajustement au chômage, de réaliser l’impossible (enseigner dans le même programme à des étudiants à la préparation très hétérogène) ; on l’a dotée d’une gouvernance absurde, quasiment sans regard externe ; et l’on a joué au Meccano avec elle en dévoyant une bonne idée – le programme Idex – pour constituer des mastodontes hétérogènes et ingouvernables.
La politique de prérequis à l’entrée de l’université a introduit la possibilité de sélection. Malheureusement, la sélection est perçue par certains comme une exclusion plutôt que comme un instrument d’amélioration de la qualité d’enseignement et la fin du scandale de la sélection par l’échec (rien n’interdit de garder le même nombre d’étudiants et de constituer des ensembles plus homogènes, avec un système de passerelles). Le paradoxe français est que les victimes du système en sont aussi souvent ses plus ardents défenseurs. Et pourtant l’absence de sélection dégrade la qualité de leur enseignement et dévalorise leurs diplômes ; ce que démontre, a contrario, la grande popularité des filières sélectives pour ceux qui peuvent y accéder.
Comme le reste du système éducatif, l’enseignement supérieur est en France un vaste délit d’initié et échoue dans sa promotion de l’égalité des chances. Il ne nous prépare pas non plus à la transition économique des années à venir. Notre pays doit avoir plus d’ambition pour ses universités.
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La réforme du marché du travail
Le marché du travail français est confronté à de multiples tensions, parmi lesquelles l’accélération de la destruction des emplois par le numérique et la fragilité des finances publiques. Malgré les dépenses publiques importantes consacrées à l’emploi, la France souffre d’un fort taux de chômage chronique et d’un chômage de longue durée important. Les institutions ne sont ni efficaces, ni probablement viables à terme. Elles privent de nombreux jeunes et travailleurs de plus de 50 ans d’un emploi stable, avec pour conséquence le chômage, des emplois à court terme insatisfaisants ou la retraite anticipée. La surprotection et la faible mobilité des travailleurs nuisent à la flexibilité des entreprises et à la bonne répartition des ressources. Pour y remédier, Emmanuel Macron essaie de mettre un terme au statu quo dans le but de protéger les travailleurs, plutôt que les emplois.
Les travailleurs ne sont pas responsables des changements technologiques ou des chocs sur la demande auxquels font face leurs employeurs. Ils doivent donc être assurés contre le risque d’obsolescence ou de manque de rentabilité de leur emploi. Parallèlement, les entreprises ont besoin de flexibilité pour affronter ces chocs. Sans cela, elles sont réticentes à créer des emplois autres que des CDD , qui représentent déjà aujourd’hui 90 % des créations d’emploi. En l’absence de réformes, la création d’emplois en CDI devrait encore diminuer du fait de l’augmentation du risque d’obsolescence des emplois due à l’intelligence artificielle.
Dans sa tentative de reconstruction progressive du marché du travail français, le gouvernement adopta une première réforme visant à augmenter le montant minimum légal des indemnités de licenciement de 25 %, tout en limitant la possibilité pour les tribunaux d’imposer des indemnités plus élevées. C’est un pas dans la bonne direction, car le problème n’est pas lié à un montant minimum légal des indemnités de paiements trop élevé, mais à la procédure judiciaire prolongée faisant suite à de nombreux licenciements, qui dure souvent plusieurs années et génère au final des résultats aléatoires.
La réforme donne également aux entreprises plus de pouvoir de négociation sur les horaires et réduit la charge administrative à la fois pour les petites entreprises et les multinationales. Par contre, l’effet de seuil est renforcé pour les entreprises de 50 salariés ; et la hiérarchie des normes (l’extension systématique des accords de branches, c’est-à-dire leur primauté sur les accords d’entreprises) n’est que peu remise en cause et reste très éloignée par exemple de celle de l’Allemagne.
La deuxième série de réformes est axée sur l’assurance-chômage . Une réforme particulièrement emblématique est la reprise en main par l’Etat du système de formation professionnelle , dont les coûts atteignent quelque 31 milliards d’euros par an pour des résultats passables. Encore plus qu’aujourd’hui, la formation continue, comme l’éducation, sera un élément crucial de la protection des travailleurs face aux mutations technologiques et est une cause nationale, dont l’Etat doit assumer la responsabilité. La réforme de l’apprentissage est en cours, et est potentiellement importante pour l’insertion des jeunes sur le marché du travail.
Il y a pour l’instant un grand absent dans cette deuxième réforme : le bonus-malus . Aujourd’hui, le coût des indemnités chômage n’incombe pas aux entreprises qui sont à l’origine des licenciements. Il est supporté en fait par celles qui gardent leurs salariés et dont les contributions alimentent la caisse de sécurité sociale. Cela n’a pas de sens. Une plus grande responsabilisation supprimerait également les abus d’utilisation de la rupture conventionnelle, ces ententes fréquentes entre les entreprises et les salariés qui consistent à déguiser les départs volontaires en licenciements, ce qui, sans pénaliser l’employeur, permet aux salariés de profiter d’une période d’éloignement du travail ou d’une retraite anticipée aux frais de la collectivité.
Ces réformes, si elles sont menées à leur conclusion, résoudront-elles le problème du chômage ? Difficile à dire, car la plus forte flexibilité facilitera les licenciements tout en stimulant la création d’emplois. D’un autre côté, il n’y a pas de raisons que la France ne puisse pas combler l’écart avec les pays ayant un faible taux de chômage. Les politiques devraient également être évaluées à l’aune d’autres critères, importants eux aussi : la compétitivité, l’impact sur les finances publiques, et enfin la qualité des emplois (peu satisfaisante aujourd’hui du fait de la précarité des CDD, et de l’insuffisance de mobilité et des relations conflictuelles au travail générées par les CDI).
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