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Comment Renault a remonté la pente en Russie

Carlos Ghosn n’a plus de doute : la Russie sera sa « machine à cash ». Audacieux, le pari a pourtant bien failli fragiliser le patron de Renault et plomber les comptes du constructeur. « Quand je suis arrivé ici il y a deux ans, c’était extrêmement dur », se souvient Nicolas Maure,  le Français envoyé en 2016 par la direction parisienne avec l’aval des autorités à Moscou pour une mission que beaucoup, y compris au siège de Renault, croyaient impossible : « sauver AvtoVAZ dans un contexte de crise sur un marché très déprimé ! » explique le directeur du mythique constructeur des Lada. La récession en Russie, provoquée par la chute des cours pétroliers et aggravée par les sanctions occidentales contre Moscou depuis la crise ukrainienne, l’avait touché de plein fouet : ventes et réputation en chute, pertes et endettement en hausse.

« Pour Renault, AvtoVAZ était alors un problème. Aujourd’hui, c’est redevenu une opportunité », s’enthousiasme Nicolas Maure. Assis derrière son bureau surplombant la Volga et l’usine post-soviétique de Toliatti, immense complexe de 600 hectares à 1.000 km au sud-est de Moscou, il parle avec un soulagement dans la voix, une sérénité dans le regard. Avec un objectif à l’esprit : profiter du boom de l’automobile en Russie qui, interrompu à cause de la crise, est très prometteur, ce pays pouvant devenir le premier marché en Europe avec des ventes potentielles de plus de 3 millions par an.

« Nous sommes prêts ! Le travail des expatriés Renault ici fonctionne bien, en bonne fusion avec les équipes locales. L’image de Lada progresse. AvtoVAZ a gagné 3 points de marché depuis 2015, passant à près de 20 %, grâce notamment au succès des modèles Vesta et Xray. On vient d’enregistrer une marge opérationnelle positive, un an plus tôt que prévu. Et on est en route vers un résultat net positif pour 2020 », résume Nicolas Maure alors qu’il s’apprête à passer le relais et que Renault, dix ans après sa première entrée au capital d’AvtoVAZ, vient d’augmenter sa participation.

Contrôle majoritaire

Ces dernières semaines, tout s’est accéléré chez AvtoVAZ. Le 11 avril, Carlos Ghosn et Sergueï Tchemezov, le patron du puissant conglomérat public russe Rostec, actionnaire minoritaire mais acteur déterminant, ont lancé la  deuxième étape de la recapitalisation du constructeur commencée en 2016. Après la première étape (ouverture au capital) et désormais une conversion de dettes en actions, cela représentera un montant total de 107 milliards de roubles, soit 1,4 milliard d’euros au taux actuel.

Cette restructuration porte à 61 % la part de Renault dans la coentreprise créée avec Rostec pour contrôler AvtoVAZ. Et, via une structure en poupées russes, sa part dans le constructeur passe indirectement à 51 %. L’opération a coûté jusque-là à Renault 45,5 milliards de roubles, soit plus de 610 millions d’euros au taux actuel.

« Il s’agit de la plus grande transaction dans l’histoire de l’industrie automobile russe », a insisté Sergueï Tchemezov, qui, ancien espion du KGB comme son ami Vladimir Poutine, est l’oeil du Kremlin chez AvtoVAZ, fleuron de l’industrie nationale. C’est lui qui, finalement, vient d’approuver le choix, soumis par Carlos Ghosn, pour la succession de Nicolas Maure.

Promu le 1er janvier à la tête des opérations de Renault sur la région Eurasie (incluant la Russie), celui-ci cède la direction d’AvtoVAZ et le fauteuil au sommet de la tour bleue de son usine de Togliatti à Yves Caracatzanis, qui, ironie des jeux de chaises musicales chez Renault, lui avait déjà succédé en 2016 à la tête de Renault Roumanie avec Dacia.

Contribution positive

« Les changements se font dans la continuité », soulignent Nicolas Maure et Yves Caracatzanis, rencontrés ensemble à Toliatti lors d’une séance de travail avant la transition le 1er juin. Une première chez AvtoVAZ, habitué jusque-là aux tumultueux passages de relais. Les deux hommes étaient tout sourire : les derniers résultats financiers d’AvtoVAZ, publiés le 15 février, ont confirmé que le constructeur remonte bel et bien la pente.

Il a divisé par près de cinq sa perte nette en 2017, passant à 9,7 milliards de roubles (130 millions d’euros au taux actuel). Son chiffre d’affaires a progressé de 22 %, à 225,7 milliards de roubles (environ 3 milliards d’euros). Le contrôle des coûts a permis d’enregistrer une marge opérationnelle positive de 0,7 %. Pour Renault, cela a été d’autant plus « une bonne surprise », selon l’expression de Carlos Ghosn, qu’AvtoVAZ a apporté une  contribution positive de 55 millions d’euros . En 2016, il avait au contraire pesé pour 89 millions sur les comptes de Renault (consolidé par mise en équivalence).

Autre bonne nouvelle :  l’accélération de la reprise du marché automobile russe, qui, amputé de moitié après quatre ans de chute des ventes, a augmenté de plus de 20 % au premier trimestre. Il devrait progresser de 10 % sur l’année. Encore très loin toutefois des 3 millions de voitures vendues en 2012, année record.

Ces bonnes performances contrastent avec le marasme dans lequel avait débarqué Nicolas Maure au printemps 2016. La récession avait alors réduit le pouvoir d’achat des Russes et plombé non seulement les ventes d’AvtoVAZ, spécialiste de l’entrée de gamme, mais aussi sa rentabilité. Avec, au final : quatre ans dans le rouge et des pertes totales de plus de 2 milliards d’euros.

Style radical

Cette descente en enfer a provoqué la chute du Suédois Bo Andersson, qui avait été, en 2014, le premier étranger à prendre la direction d’AvtoVAZ. Sa décision de privilégier les fournisseurs étrangers pour moderniser la production a suscité la colère des ouvriers et des autorités. D’autant plus que le constructeur a été particulièrement touché par les méfaits de la dépréciation du rouble sur le coût de ses importations.

Bo Andersson, avec son style radical, voulait faire table rase du passé soviétique d’AvtoVAZ. Résiliant des contrats d’approvisionnement entachés de corruption. Vendant des activités annexes. Fermant des bâtiments inutiles. Réduisant fortement le personnel (de 55.000 à 42.000 employés) et le nombre de niveaux de responsabilités tout en augmentant les paiements aux résultats. « Il a fait le sale boulot », confiait à l’époque aux « Echos » un Français sur place. Mais, à force de trop bousculer, Bo Andersson s’est retrouvé contraint à la démission, remplacé par Nicolas Maure.

A demi-mot, la nouvelle direction venue de Renault critique les réformes de Bo Andersson. La priorité n’est plus à la baisse drastique du personnel. Avec désormais quelque 36.000 employés à Togliatti (loin des 150.000 à la grande époque soviétique), « on est à peu près équilibré en termes d’effectifs », assure Nicolas Maure, qui joue la carte des rapports humains. Régulièrement, il se présente avec humour en « Nikolaï Ivanovitch » à ses employés et leur rappelle qu’il est né un 22 avril, le même jour que Lénine.

Un parc industriel a par ailleurs été développé pour recycler les actifs disponibles et embaucher une partie du personnel. Un ex-bâtiment d’achats a ainsi été converti en centre d’appels pour une banque. Et un ancien site de machines-outils accueille désormais une fabrique allemande de radiateurs domestiques.

Fournisseurs locaux privilégiés

Autre priorité, qui plaît à Rostec, représentant de fait des pouvoirs publics dans cette entreprise symbole de la modernisation industrielle voulue par le Kremlin : privilégier les fournisseurs locaux. Le taux global de composants fabriqués sur place est déjà de 80 %, avec la moitié provenant de compagnies russes.

Dans l’usine même, la présence de Renault a toutefois été renforcée. A son arrivée, Nicolas Maure se sentait seul, avec seulement deux cadres de Renault. Aujourd’hui, ils sont une quinzaine, à travers toute la gamme des métiers. « Nous allons aussi recruter beaucoup d’ingénieurs, 350 cette année, essentiellement des Russes. A terme, l’objectif est qu’AvtoVAZ soit piloté principalement par des Russes. Mais sur la base des standards de l’Alliance Renault-Nissan », insiste-t-il.

D’où sa politique tous azimuts depuis deux ans pour davantage ancrer les méthodes modernes de travail franco-japonaises sur ce site encore lourdement influencé par son héritage soviétique. Des cours d’anglais sont offerts et des formations organisées dans les usines en France ou en Roumanie. 

Méthode Kaizen

La chasse aux défauts est déclarée, notamment le long des 1.500 mètres de la ligne BO, installée par Renault dès 2012 pour produire trois de ses modèles mais aussi deux Lada et une Nissan. Un exemple à suivre pour la modernisation en cours des deux autres lignes du site, produisant seulement des Lada.

Partout, des tableaux listent systématiquement les problèmes rencontrés et les solutions trouvées afin d’assurer la qualité de la production dans les moindres détails. La méthode Kaizen est appliquée, ensemble de pratiques de management japonais pour éviter les gaspillages et améliorer les postes de travail.

« En 2016, les standards de l’Alliance étaient limités aux lignes partagées avec Renault. Aujourd’hui, elles sont appliquées partout », rappelle Nicolas Maure. Avec, en vue, le lancement de 12 nouveaux modèles d’ici à 2026 conçus par l’Alliance, il faut moderniser les trois lignes de production. « Elles seront techniquement capables de produire toute la gamme de Renault et Nissan, y compris des modèles plus sophistiqués si nécessaire », assure-t-il.

Pour le moment, les lignes de fabrication de Togliatti restent entre 0 et 15 % moins productives que les autres lignes comparables de Renault dans le monde. « Pour que Dacia en Roumanie soit parfaitement à nos standards, il a fallu quinze ans. Ici, il nous faut encore au moins cinq ans », prévient Nicolas Maure, qui, tout en cherchant à renforcer les ventes à l’export tombées à des records historiquement bas, veut avant tout regagner le coeur et le portefeuille des consommateurs russes.

Face à la concurrence des coréens Hyundai et Kia, tout le marketing a été rénové, depuis les campagnes à la télévision jusqu’au design des concessionnaires. Avec une ambition : changer chez les Russes l’image de Lada, toujours associée aux bas prix et à la qualité médiocre. Mais, à aucun moment, il n’a été question d’axer le marketing pour vendre des « Lada by Renault ». A chacun sa marque, insistent à Togliatti les cadres de la marque au losange…


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