Sciences

Catherine Malabou : « L’intelligence n’est pas. Elle agit. »

Dans son ouvrage Métamorphoses de l’intelligence – que faire de leur cerveau bleu ? publié aux éditions Puf, Catherine Malabou, qui enseigne à l’Université de Kingston au Royaume-Uni et à l’Université de Californie à Irvine, réconcilie intelligence humaine et artificielle. Retraçant l’historique des conflits sur le concept d’intelligence, elle apporte fraîcheur et raison aux débats acharnés entre « bioconservateurs » et transhumanistes.

Le Point.fr L’intelligence, c’est quoi ?

Catherine Malabou, auteure de Métamorphoses de l’intelligence.

© DR

Catherine Malabou L’intelligence n’est pas. Elle agit. Ce n’est en aucun cas une substance, quelque chose que l’on possède comme on possède des organes par exemple, mais une dynamique. L’intelligence construit des rapports, des relations entre les choses, entre les individus, les idées, les machines…

On dépasse la traditionnelle opposition entre cerveau et intelligence de la machine…

En effet. Les travaux en neurobiologie ont montré que le cerveau humain était plastique, c’est-à-dire qu’il avait la capacité de se renouveler, de se régénérer. On pensait, pour cette raison, ne pas pouvoir le comparer à un ordinateur. Avec le projet « Blue Brain » (« Cerveau bleu ») de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, qui tente de cartographier le cerveau humain et de mimer sa plastique, il y a un changement de paradigme. Il va donc falloir dépasser l’opposition entre un cerveau naturel et un cerveau cybernétique, puisque le but est désormais de concevoir des machines plastiques, capables de se ressourcer ou de se réorganiser elles-mêmes. Réciproquement, les psychologues Jean Piaget et John Dewey, qui sont mes références dans ce livre, ont montré que l’intelligence humaine était déjà automatique. Elle élabore des schèmes, comme les opérations mathématiques, qui sont des instruments. Autrement dit, être intelligent, c’est construire des machines. Dewey appelle cela la « pratique instrumentale de l’intelligence ». La question pour eux est de savoir comment faire un usage intelligent des machines intelligentes, et non d’entrer en compétition ou en opposition avec elles.

Le conflit entre technophobes et progressistes est-il alors légitime ?

Quand on évoque ces débats entre d’un côté les chantres du transhumanisme qui applaudissent des deux mains l’accélération technologique, et de l’autre les humanistes qui maintiennent que l’intelligence humaine demeure inimitable, j’ai l’impression qu’on revient en arrière, à un conflit dépassé entre d’un côté une intelligence mécanique techniquement déterminée et de l’autre l’esprit humain qui ne serait pas réductible à la machine. Ma position n’est pas facile car elle prend à contre-pied ces deux tendances contradictoires mais très populaires : la déploration technophobe, qui est, à mon sens, sans avenir, et cet engouement post-humain, qui rêve d’hommes augmentés, d’immortalité, qui s’apparente à de la science-fiction. J’essaie de me tenir entre les deux. Je ne condamne pas, je n’approuve pas, je cherche à analyser philosophiquement le défi auquel est aujourd’hui confrontée la pensée.

Comment dépasser ce débat stérile ?

Par l’éducation. Je pense qu’au lieu de toujours présenter les nouvelles avancées comme des phénomènes extraordinaires, il devrait y avoir des cours dans les universités intitulés par exemple « Approches critiques de la cybernétique » ou « Neurocritique » qui consisteraient à faire connaître l’état de l’intelligence artificielle aujourd’hui et à réfléchir sur toutes les possibilités d’invention et de création qui s’y attachent. Pour moi, on vit une nouvelle époque de la rationalité. Si c’est le cas, alors il faut trouver une manière d’éduquer à cette nouvelle rationalité, parce que pour l’instant le grand public n’a que les miettes de ce débat.

J’ai l’impression qu’on revient à un conflit dépassé entre, d’un côté, une intelligence mécanique techniquement déterminée et, de l’autre, l’esprit humain irréductible à la machine

Qu’entendez-vous par « métamorphoses » de l’intelligence ?

Si on regarde la trajectoire du concept d’intelligence, on s’aperçoit qu’elle change de sens. Qualité innée au XIXe siècle avec la psychologie expérimentale, l’intelligence devient performative avec la révolution neurobiologique de la seconde moitié du XXe siècle et l’épigénétique. Plus récemment, on est entré dans une phase où l’intelligence se confronte avec toutes ses simulations mécaniques. À travers ces métamorphoses, j’essaie de montrer comment notre capacité à penser le conflit entre les différentes formes d’intelligence doit se transformer. Aujourd’hui par exemple, l’idée que l’intelligence est déterminée, innée a été abandonnée. Donc le concept d’intelligence se transforme et nous oblige nous-mêmes à nous transformer dans la manière de l’interroger.

Lire aussi Les IA contre les humains : la guerre des intelligences aura bien lieu

Vous décrivez trois métamorphoses majeures…

La première métamorphose est celle du « destin génétique ». Elle part des premiers tests d’intelligence, jusqu’à la recherche du « gène de l’intelligence ». Ce premier moment est une vision biologiquement déterminée de l’intelligence. Y sont introduites les notions de mesure (le fameux QI), de génie et d’hérédité. On aboutit à l’eugénisme, le rêve de création d’une race de gens intelligents, comme on le voit chez Francis Galton.

Le deuxième moment, « épigenèse et simulation synaptique », correspond à la fin de cette vision déterministe. Avec la découverte de la plasticité du cerveau, on découvre qu’il n’y a pas d’ère spécialisée dans le cerveau pour telle ou telle fonction, que les réseaux de neurones fonctionnent en collaboration les uns avec les autres, et qu’ils sont dépendants des habitudes, de l’éducation, des influences, de la culture. L’intelligence n’est donc pas une quantité mesurable.

Lire aussi Quand les neurosciences révolutionnent l’éducation

Le troisième moment coïncide avec les avancées de l’intelligence artificielle et le « pouvoir des automatismes ». Ce moment révèle la porosité des frontières entre l’esprit et le système informatique. Les ordinateurs apprennent à apprendre, créent des formes. On parle même d’imagination artificielle. Il s’agit de tenter de comprendre ce nouveau moment sans le juger.

Lire aussi Intelligence artificielle : bienvenue dans un nouveau monde

Votre ouvrage est aussi un manifeste pour une utilisation intelligente des nouvelles formes d’intelligence, notamment comme force sociale et démocratique…

Oui, et je reprends ce que beaucoup de chercheurs pensent : Internet se présente comme la nouvelle forme de la démocratie. Un espace politique matérialisé, où tout est accessible à tous. Le risque d’hégémonies n’en est certes pas exclu. On le voit notamment aux volontés de privatiser certains domaines d’Internet… Justement, une utilisation intelligente possible de l’intelligence machinique consiste dans la lutte pour la gratuité et la transparence. Il faut cesser de penser que le débat est de science-fiction. Il est d’abord politique. Pierre Lévy l’a bien montré avec son Cyberespace, ou universel sans totalité, qui définit la communauté virtuelle créée par la Toile. Je crois à l’idée d’une capacité à former une communauté dans l’absence, avec des gens que l’on ne connaît pas et ne rencontrera jamais, nos semblables automates…


Continuer à lire sur le site d’origine