Sciences

Climat : les baleines, plus efficaces que les arbres

Par leur masse et leur longévité, les baleines sont des pompes à carbone indispensables à l’écosystème océanique. Pour la première fois, une étude propose une estimation de cette dynamique de séquestration du carbone depuis 1890, avec une projection jusqu’à 2100.

Son autrice, Anaëlle Durfort, chercheuse à l’université de Montpellier (laboratoire Marbec), rappelle l’impact de la surpêche et des activités humaines sur ces géants des mers, dont le rôle dans le maintien de la biodiversité est majeur.

Le Point : Qu’est-ce que la séquestration de carbone ?

Anaëlle Durfort : C’est un processus biologique permettant de capter et de stocker le CO2 atmosphérique. Comme tout organisme vivant, la baleine a accumulé du carbone dans ses tissus tout au long de sa vie. Quand une baleine meurt, sa carcasse coule. En chemin, elle va être dégradée par des charognards. Mais près de la moitié de sa masse va atteindre les abysses et s’intégrer dans les sédiments pour des milliers d’années. Ce CO2 ne repartira pas dans l’atmosphère.

Quand un arbre absorbe 20 kg de CO2 par an, une baleine en séquestre 33 tonnes en moyenne.

Les baleines assurent-elles le même rôle que la forêt amazonienne ?

Et même davantage. Quand on parle de réservoirs de carbone, on pense d’abord aux forêts, oubliant souvent le rôle des animaux, en particulier marins. L’océan est une pluie permanente d’organismes morts qui coulent, depuis le microscopique plancton jusqu’aux baleines bleues, géantes pouvant vivre jusqu’à 200 ans. Plus ils sont grands et vivent longtemps, plus les êtres vivants stockent de dioxyde de carbone (CO2). Il faut se rendre compte que le stock de carbone de notre planète est au fond de l’océan. Le reste est mineur : quand un arbre absorbe 20 kg de CO2 par an, une baleine en séquestre 33 tonnes en moyenne.

En quoi votre étude, publiée dans la revue scientifique Proceedings B, est-elle une première ?

On connaît déjà bien ce mécanisme, notamment grâce à l’étude de Pershing. La nouveauté principale, c’est la dimension temporelle, basée sur des modèles de dynamique de population des baleines de l’océan Austral, de 1890 à 2100. Nous avons pu calculer la séquestration de carbone avant la surexploitation des baleines, pendant, et nous nous projetons jusqu’à 2100. Au XIXe siècle, les morts naturelles des cinq espèces suivies (baleine bleue, rorqual commun, baleine franche australe, baleine à bosse et la baleine de Minke) permettaient de séquestrer 0,4 mégatonne de carbone (1 mégatonne = 1 million de tonnes). En 1972, la quantité est tombée à 0,06, soit 7 fois moins que par le passé.

À LIRE AUSSILes pistes de recherche prometteuses pour sauvegarder l’océan

L’étude permet aussi une estimation du déficit de séquestration. Pouvez-vous l’expliquer ?

Oui, la surexploitation des baleines a empêché le piégeage de 26,8 mégatonnes de CO2, et pourrait s’élever à 45 mégatonnes d’ici 2100. Et avec le changement climatique, que nous intégrons à la modélisation, il n’y a pas de retour à l’abondance pré-exploitation pour la majorité des espèces. L’exploitation passée et les menaces actuelles se conjuguent donc pour altérer la capacité de l’océan à piéger du dioxyde de carbone. Or c’est un enjeu majeur. Si la mer se vide, si plus rien ne tombe au fond, le changement climatique va s’accentuer.

Pourquoi vous être concentrée sur les populations de l’océan Austral ?

C’est un océan ouvert, hors des juridictions nationales, donc un bien commun de l’humanité peu régulée. Des quotas, des régulations et des commissions internationales existent, mais certaines flottes, sous couvert de recherches scientifiques, peuvent pêcher des milliers d’individus de manière industrielle sans aucune sanction. Les pôles sont particulièrement vulnérables au réchauffement climatique, car les variations de température et de pH y sont disproportionnées.

Vous mettez en avant d’autres services systémiques rendus par les baleines ?

Elles sont importantes dans le fonctionnement global de l’écosystème. Les carcasses, au-delà de la séquestration, servent de nourriture à la faune abyssale. Des études ont même montré l’existence de vers spécialistes d’os de baleines ! Dans l’océan Austral, elles ont un rôle de fertiliseur. Les baleines se nourrissent de krill, très riche en fer, élément qu’elles assimilent mal. Elles le libèrent donc par leurs fèces (déjections) et nourrissent le phytoplancton dans ces eaux peu riches en fer. Elles participent donc à un cercle vertueux.

À LIRE AUSSIBiodiversité : « En Antarctique aussi, on approche du point de rupture »

Comment protéger ces stocks de carbone marin ?

En protégeant les baleines, victimes de collisions avec les navires – première cause de mortalité avant les pollutions et microplastiques –, mais aussi tous les poissons osseux comme les thons et les daurades, qui sont des stocks de CO2 en puissance ! Une autre menace pèse sur l’aliment principal des baleines, qui est aussi celui des phoques et des oiseaux marins : le krill. Péché pour nourrir les élevages de poissons sous forme de farine et fabriquer des huiles et compléments alimentaires, il ne pourra être remplacé. Enfin, en luttant contre le chalutage, qui racle les fonds et remet en suspension le CO2 qui part ensuite dans l’atmosphère, ainsi que contre l’exploitation minière des fonds. Leurs impacts sont irréversibles.


Continuer à lire sur le site d’origine