A la Une

GRAND FORMAT. Ateliers mémoire, cellules adaptées, aide-soignants… Comment la prison s’adapte à ses vieux détenus

Jacques, 68 ans, hémiplégique du côté droit, dans sa cellule médicalisée du centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018. Jacques, 68 ans, hémiplégique du côté droit, dans sa cellule médicalisée du centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018. (CATHERINE FOURNIER / AWA SANE / FRANCEINFO)

Cellules spacieuses, lits médicalisés et gym douce

Jacques, chemise rayée et jogging à rayures, regarde la télé, assis sur son lit médicalisé. Ses chaussures orthopédiques, sa barbe et ses cheveux gris trahissent son âge. Mais cela fait longtemps que ce détenu, âgé de 68 ans, est invalide. « Je suis hémiplégique du côté droit depuis vingt-deux ans », indique-t-il, sans détacher les yeux de l’écran. En cause, un AVC survenu alors que Jacques était déjà « à l’ombre ».

J’ai pris perpète, on m’a mis chez les pointeurs.

Jacques, détenu hémiplégique de 68 ans

Cela fait douze ans que Jacques purge sa peine au centre de détention de Toul. Après avoir passé quatre ans en détention classique, il est l’un des premiers à avoir bénéficié de l’aménagement de la « galerie A » en 2010, une aile située au deuxième étage du bâtiment A. Sa cellule fait 22 m², avec, fait rarissime en détention, une salle de douche intégrée et adaptée aux personnes à mobilité réduite. Si ce n’est la présence de barreaux à sa fenêtre, on pourrait se croire dans une chambre d’hôpital ou de maison de retraite.

Jacques aimerait tout de même partir. Il n’a « aucune visite depuis trente ans ». »Je serre la main de certains surveillants », se console-t-il. En février 2018, il a fait une demande de libération conditionnelle pour, pourquoi pas, intégrer une maison de retraite. Il n’est pourtant pas le plus vieux ici : l’aîné de la galerie A est âgé de 88 ans. Alors que la moyenne d’âge des personnes incarcérées au niveau national s’établit à 33 ans, celle de cette prison s’élève à 47 ans et demi. Et 43% des détenus y ont plus de 50 ans (contre 12% au niveau national). C’est pourquoi le centre détention de Toul a adapté ses locaux.

À cet âge-là, on ne peut pas être trois en cellule avec des matelas par terre.

Charlotte Picquenard, directrice adjointe du centre de détention de Toul

Ici, pas de problème de surpopulation. Les 43 détenus de l’aile se partagent 24 cellules spacieuses avec, pour quatre d’entre elles, une porte élargie pour laisser passer les fauteuils roulants. Quatre cellules sont médicalisées, comme celle de Jacques.

Pourquoi autant de seniors ? Sur ses 427 détenus, Toul accueille une majorité d’auteurs d’infractions à caractère sexuel, dits « AICS » dans le jargon pénitentiaire. Des profils plus âgés que la moyenne puisque la répression pénale des crimes et délits sexuels s’est renforcée dans les années 90. Les peines encourues et les délais de prescription ont été progressivement rallongés par la loi.

Cette politique s’accentue aujourd’hui. Avec le projet de loi du gouvernement, adopté en première lecture au Sénat le 5 juillet dernier, une personne victime d’un viol lorsqu’elle était mineure pourra porter plainte jusqu’à ses 48 ans (contre 38 actuellement). Plus les victimes peuvent dénoncer les faits tardivement, plus les auteurs sont âgés quand cette dénonciation intervient. C’est le cas de Claude Polet, un ancien pédiatre angevin.

Âgé de 86 ans, il a été condamné en appel, en novembre 2016, à deux ans de prison ferme pour des agressions sexuelles commises dans les années 1980 et 1990 sur plusieurs de ses petites patientes. « Ma demande d’aménagement de peine a été rejetée par le juge d’application des peines, j’ai dû faire appel », souligne son avocat, Antoine Barret, qui a finalement obtenu le port d’un bracelet électronique.

Claude Polet, visé par d’autres plaintes pour viol, devait être jugé en juin aux assises mais son procès a été reporté en décembre pour des raisons de santé. « Il est hospitalisé. Il perd la mémoire et ne se rappelle même plus de ses premiers procès », observe son avocat. Dans ces conditions, sa place est-elle en prison ? Son conseil s’interroge : « On peut avoir des doutes sur la capacité de la justice à respecter la dignité humaine dans ce cadre. »

Si l’on crée cette nouvelle catégorie de population carcérale, il faut mettre les moyens pour les accueillir.

Antoine Barret, avocat de l’ancien pédiatre Claude Polet, âgé de 86 ans.

Dans le long couloir de la galerie A, le rythme s’accélère. Il est 11h30. Les repas vont être servis et les portes, ouvertes depuis le début de matinée, vont se refermer. Les détenus, qui ont la clé de leur cellule, circuleront de nouveau librement entre 13h30 et 18h30. L’âge des « pensionnaires » permet cette souplesse. « Les seuls incidents sont d’ordre médical », signale la directrice adjointe. Sur les 947 extractions effectuées en 2017, 882 l’étaient pour raison sanitaire.

Avec les soucis de santé, l’oisiveté est l’autre problématique de l’établissement. Après 65 ans, les détenus ne travaillent plus. Il faut donc les occuper avec des activités adaptées. Certains retournent à l’école, d’autres participent à des ateliers « ludiques » pour stimuler la mémoire. « Les échecs, aussi, fonctionnent bien, explique Aurélia Pitaud, directrice pénitentiaire d’insertion et de probation à Toul. On les emmène faire des tournois à l’extérieur. » Sur le plan physique, certains détenus, comme Jacques, pratiquent la gym douce et le pilate toutes les semaines. D’autres le jardinage, sur des parcelles surélevées, pour éviter d’avoir à se baisser. Lorsqu’on lui pose la question, Charlotte Picquenard le reconnaît : elle a parfois l’impression de gérer une maison de retraite plutôt qu’une prison.

Jacky, 64 ans, auxi de la galerie A du bâtiment A du centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018. Jacky, 64 ans, auxi de la galerie A du bâtiment A du centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018.  (CATHERINE FOURNIER / AWA SANA / FRANCEINFO)

Un détenu qui s’improvise auxiliaire de vie

A peine entamée, la visite de l’aile sanitaire du centre détention de Toul, au rez-de-chaussée, tourne court : un détenu du bâtiment A, âgé de 51 ans, fait un malaise vagal. « Il est par terre, en PLS (position latérale de sécurité) », résume l’interne en médecine, sac de secours sur le dos. Elle monte avec la médecin dans les étages supérieurs. Quelques minutes plus tard, l’équipe redescend avec Jacky, qui pousse le malade dans un fauteuil roulant. « L’auxi », qui a interrompu sa distribution de repas, est essoufflé.

À 64 ans, ce détenu s’investit depuis deux ans dans ce travail rémunéré 328 euros par mois. En détention, l’auxi (pour « auxiliaire ») est un détenu nommé responsable d’étage. Il est en charge du nettoyage et de la distribution des repas. Mais dans la galerie A, les tâches de Jacky vont bien au-delà. Jacky a, par exemple, dû gérer un détenu sénile qui étalait ses excréments sur les murs. « C’est dur car on n’est pas équipés pour », glisse-t-il, les bras croisés, dos au mur.

Quand il y a quelqu’un qui ne peut pas se retenir, je suis là.

Jacky, 64 ans, « auxi » de la galerie A du centre de détention de Toul

« On n’aurait pas parié sur lui mais on a été agréablement surpris », confie la directrice adjointe. « Ce n’est pas facile mais cela donne un sens à sa détention », ajoute-t-elle. Avec près de trente ans de prison au compteur, ce multirécidiviste hâlé et souriant s’investit corps et âme dans sa mission. « Ça donne de l’air », explique-t-il, joignant le geste à la parole.

Dans le couloir, un homme en marcel s’approche, les bras entièrement tatoués, la bouche édentée. Il repart sans rien dire. Renseignement pris, ce détenu a 72 ans. Il en paraît 80. « Lui, il est un peu limité, il se trompe parfois de cellule », commente l’auxi, qui fait figure de repère pour ses codétenus. « On a un Alzheimer dans l’aile. La seule personne qu’il identifie, c’est Jacky », explique Charlotte Picquenard. « C’est même un peu compliqué car il panique quand on l’emmène chez le juge et qu’il n’est pas là », poursuit-elle.

Si le rôle de Jacky peut s’apparenter à celui d’un auxiliaire de vie, il ne s’occupe pas des soins, ni des toilettes. Ce rôle est dévolu à Franck, 46 ans. Il fait partie des trois aides-soignants – uniquement des hommes – qui se relaient chaque matin, de 8 heures à midi, auprès des détenus en perte d’autonomie. Le centre de détention a ainsi signé une convention avec l’hôpital de Toul, pour l’intervention du SSIAD (service de soins infirmiers à domicile). Une forme d’aide à la personne, version carcérale. « Il n’y a pas de murs pour la maladie », philosophe le quadragénaire, blouse blanche et barbe apparente.

La prison de Toul dispose également d’une unité sanitaire conséquente, avec un médecin et un interne présents tous les jours de la semaine, quatre dentistes, deux psychiatres, deux psychologues et deux infirmières psy.

Si j’étais à leur place, je préférerais être là plutôt qu’en maison de retraite. Ici, il y a un médecin tous les jours et du matériel sanitaire.

Jacques, aide-soignant au centre de détention de Toul

La présence d’un médecin coordonnateur est aussi obligatoire en maison de retraite, mais cet impératif est parfois inapplicable, faute de moyens. Reste que le personnel des Ehpad est mieux formé pour certaines pathologies, comme la démence sénile ou Alzheimer. « C’est plus compliqué quand ils ne savent plus pourquoi ils sont là », concède Franck. « On a deux détenus qui ne savent même pas qui ils sont », abonde la directrice adjointe, fataliste. Aucune solution n’a été trouvée pour les prendre en charge à l’extérieur.

En outre, contrairement aux établissements de santé, « l’offre de soins n’est pas continue à Toul », précise Charlotte Picquenard. Le week-end et la nuit, c’est le 15 ou Jacky.

C’est du 24 heures sur 24, je n’ai pas de vacances. On m’oblige à aller dans le jardin une heure et demie pour souffler.

Jacky, 64 ans, « auxi » de la galerie A au centre de détention de Toul

« La prison n’est pas un lieu de soins, elle essaie de s’adapter et utilise beaucoup les co-détenus comme aidants », analyse pour franceinfo François Bes, du pôle enquêtes de la section française de l’Observatoire international des prisons. Si ce système de quasi-bénévolat fonctionne bien à Toul, il peut avoir des effets pervers, poursuit François Bes, car il « crée parfois des situations de dépendance, voire du racket car ces détenus âgés ont des pensions et les co-détenus en profitent pour cantiner ».

Mais ces « auxi » sont parfois le seul recours. De nombreuses prisons ne bénéficient pas de l’intervention du SSIAD. « Pour les personnes dépendantes, qui bénéficient des mêmes droits qu’à l’extérieur, il est difficile de trouver des aides-soignants ou des auxiliaires pour se rendre en prison. C’est loin, difficile d’accès », note le représentant de l’OIP. 

Les associations du secteur, qui ont peu de moyens, préfèrent voir six pépés dans une journée qu’un seul en prison.

François Bes, membre de l’Observatoire international des prisons

Le centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018. Le centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le 4 juillet 2018.  (CATHERINE FOURNIER / AWA SANE / FRANCEINFO)

La mort en prison comme seul horizon ?

Francis revient de loin. Ce détenu diabétique, bedaine imposante, a failli y passer, il y a un an. « On nous avait annoncé la fin », rapporte Charlotte Picquenard. Et puis cet homme de 64 ans s’est remis. Hospitalisé à l’UHSI (Unité hospitalière sécurisée interrégionale, réservées aux détenus), il a même demandé à revenir passer les vacances au centre de détention, pour revoir ses copains. « Un comble », sourit la directrice adjointe, qui s’est pliée à sa demande. « Ici, ils sont très assistés », poursuit-elle.

Si la perspective de sortie est ce qui aide certains détenus à tenir, leur dépendance rend cette issue quasi-inaccessible. Francis a initié une demande de libération conditionnelle pour raison médicale. Pour cela, il a fallu l’envoyer dans un centre afin de le soumettre à des expertises. « C’était toute une expédition. Mais il s’est dégonflé, je n’ai toujours pas vu passer sa demande », rapporte Charlotte Picquenard. Seul vestige de la vie libre, pour Francis, cette fleur tatouée sur son bras, « une bêtise de l’armée, il y a quarante ans ». L’auxi Jacky a lui aussi du mal à se projeter à l’extérieur : « On n’a pas de repères. Il y a ce qu’on rêve et ce qu’on a. Alors j’applique la méthode Coué : ‘On est bien là, on est bien là’. »

Edmond, chemise-jogging, apparaît à son tour dans le couloir. Son trou dans la gorge retient l’attention. À 67 ans, il est atteint d’un cancer du larynx en phase terminale et s’étouffe régulièrement avec la nourriture, malgré les plats liquides qui lui sont servis en guise de repas. « Il tient à manger par la bouche », indique l’auxi. La directrice adjointe complète : « Sa demande d’aménagement de peine pour suspension médicale a été refusée. Le juge a considéré que son état était compatible avec la détention. »

« On développe la prise en charge médicale en prison mais cela pose une question de fond pour notre société : est-ce qu’on doit garder des détenus en fin de vie ? », s’interroge François Bes, de l’OIP. Et d’ajouter : « Toutes les UHSI ont développé des services de soins palliatifs : on valide complètement la mort en détention. » À Toul, plusieurs détenus sont morts l’année dernière dans cet hôpital-prison, où ils avaient été transférés quelque temps avant leur décès. C’est ce que redoute Jacky : « Ma grosse peur, c’est de mourir en prison. »

J’aime bien l’idée qu’on meurt libre. Certains n’ont eu des suspensions de peine que trois jours avant de mourir. Pour d’autres, le seul rempart contre la récidive, c’est leur état de santé. Donc ils reviennent en prison quand ils vont mieux.

Charlotte Picquenard, directrice adjointe du centre de détention de Toul

La suspension de peine pour raison médicale est rarement appliquée. « Si le premier motif prévu par la loi (pronostic vital engagé) est souvent invoqué, le second (un état de santé durablement incompatible avec la détention) l’est beaucoup moins, soulignent les auteurs du rapport « La prison face au vieillissement », remis en 2015. La dépendance n’est pas considérée par les magistrats comme un motif justifiant une suspension de peine. »

C’est pour cette raison qu’Étienne Noël, un avocat spécialisé dans la défense des vieux et anciens détenus, préfère l’option de la libération conditionnelle pour raison médicale. Depuis 2009 et l’évolution de la loi, les détenus âgés de 70 ans et plus sont censés en bénéficier plus facilement. Mais, pour les auteurs de crimes, notamment sexuels, cette remise en liberté est conditionnée à un examen de dangerosité dans un centre dédié, basé à Fresnes (Val-de-Marne) et Réau (Seine-et-Marne). Cette procédure, qui dure plusieurs mois, aboutit rarement. Et n’est pas adaptée pour les cas les plus urgents.

« Un de mes clients détenu en Ardèche, âgé de 70 ans et cardiaque, avait sollicité une libération conditionnelle pour raison médicale, rapporte Étienne Noël. Mais il fallait aller à Réau pour l’évaluation. Il a fait un infarctus dans le fourgon cellulaire puis un deuxième infarctus à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes. On a fait une demande de suspension de peine en catastrophe, qui a été acceptée. »

La grosse majorité des personnes âgées en prison ne représentent pas de danger.

Étienne Noël, avocat 

Outre ces obstacles juridiques, le problème majeur réside dans les solutions d’hébergement à l’extérieur. Parfois sans ressources, sans famille, que faire de ces détenus vieillissants, coupés depuis longtemps du monde extérieur ? Les maisons de retraite, publiques comme privées, sont réticentes à accueillir ce public. « Il y a un silence gêné au téléphone quand je dis où vit mon client », constate Etienne Noël, qui a « un mal de chien à trouver des structures ».

Parfois, les expériences sont tout de même concluantes. A 230 km de Toul, Maurice Gateaux, détenu depuis quarante-huit ans au centre pénitentiaire de Château-Thierry (Aisne), a trouvé une place dans un Ehpad public. Il « est apprécié parce qu’il ne pose aucun problème », explique son conseiller d’insertion et de probation Guillaume Clochez, même si l’ancien détenu a encore des réflexes hérités de sa vie carcérale. « Il laisse couler le robinet, car en prison ce sont des robinets poussoir. Ou il attend devant les portes fermées, comme si quelqu’un allait lui ouvrir », explique-t-il.

Selon Guillaume Clochez, cette expérimentation « a dédramatisé le statut de détenu » dans cette maison de retraite, qui pourrait en accueillir d’autres. Pour autant, « il ne faut pas que les Ehpad deviennent des annexes de la prison. Cela doit rester du cas par cas », analyse-t-il. La solution réside-t-elle dans la mise en place d’autres structures, telles que des maisons de retraite pour détenus ? Contrairement aux mineurs, les personnes âgées de 50 ans ou plus ne constituent pas une catégorie juridique spécifique. Il n’existe donc pas d' »établissements pour seniors » en prison.

« Ce serait une autre prison, à quoi bon ? », rejette Christophe Merten, conseiller CPIP CGT à Toul. Il pointe néanmoins l’absence d’alternative à l’heure actuelle : « La politique de la gériatrie en France, c’est de garder les personnes à domicile. Elles ne vont en maison de retraite qu’en dernier recours. Parce que ça coûte cher, parce qu’il n’y a pas assez de places. » Alors quid de citoyens marginalisés par l’incarcération ? Christopher Merten semble résigné : « Non seulement ces détenus n’envisagent plus de sortir, mais on se dit ‘qu’ils soient là ou ailleurs, pourquoi s’embêter’. »


Continuer à lire sur le site France Info