A la UneCinéma / Géopolitique

Cinéma et géopolitique (3/6): Créer l’Autre et l’ennemi

RFI : Quel est le rôle du cinéma dans la conflictualité ? Comment les Japonais ont-ils géré leur relation avec les États-Unis ? Comment est-ce que le cinéma américain traite l’Autre ? Pierre Conessa, dans Hollywar, vous dites qu’il y a aux États-Unis un vrai besoin d’un ennemi. Comment expliquez-vous cette obsession hollywoodienne de la menace ? L’Autre, est-ce le Jaune, le Noir, le Rouge, l’Indien… ?

Pierre Conesa : Prenons l’exemple du Jaune. Il y a toute la gamme, toute la palette du Jaune, depuis le Chinois, le Mandchou, jusqu’au Coréen, le Vietnamien et, évidemment, le Japonais. Je crois que le cinéma – en tout cas pour le cas du cinéma hollywoodien – a deux fonctions : d’abord c’est un cinéma épique. La guerre est tournée d’une manière qui n’a strictement rien à voir avec la guerre. Je vous en cite un exemple : Rambo 2 retourne au Vietnam et il tue 76 personnes. Je les ai comptées. Mais je me suis peut-être trompé parce que dans un autre endroit, j’ai trouvé 86.

Est-ce que vous imaginez une minute qu’on fasse un film comme ça, sur l’Algérie ? C’est-à-dire un ancien combattant algérien qui retourne en Algérie et qui tue 76 Algériens ? Cela ferait un scandale politique gigantesque ici. Aux États-Unis, non. Cela assume cette fonction qu’on rejoue le match perdu, on refait la guerre. Et le spectateur en sort avec l’idée que, si on avait envoyé ces super héros sur place, ils vous auraient réglé facilement l’affaire. Deuxième chose : quand on parle d’une défaite, les films hollywoodiens ne prennent à aucun moment la thèse de l’Autre. Même les meilleurs films sur le Vietnam ne prennent à aucun moment la thèse de l’Autre. À aucun moment, ils ne considèrent que le Vietnamien avait raison dans sa posture. Je ne parle pas des documentaires. Je parle des fictions. C’est essentiellement centré sur la douleur du soldat. Le soldat est obligé de faire des choses ignobles, mais c’est la guerre qui l’excuse. Et ça, c’est la fonction que joue tout cinéma.

Simplement, il y a une différence essentielle entre le cinéma français sur l’Algérie, par exemple, et le cinéma américain sur le Vietnam. Le premier film français sur la guerre d’Algérie, c’est Avoir 20 ans dans les Aurès [sorti en 1971, de René Vautier, ndlr]. C’est l’histoire d’un soldat qui déserte pour ne pas avoir à faire la corvée de bois [les exécutions sommaires des prisonniers algériens durant la guerre d’Algérie, ndlr]. C’est-à-dire qu’il va partir avec son prisonnier, il va s’en aller passer la frontière.

Et aux États-Unis ?

Pierre Conesa : Aux États-Unis, vous n’avez que la souffrance du soldat américain. Vous n’avez jamais autre chose que cela, excepté dans des documentaires. Donc, c’est une manière de revisiter le passé pour dire que, après tout, tout est perdu, fors l’honneur, si on devait évoquer une citation française. Le cinéma américain n’a absolument pas cette fonction critique.

Même sur l’Irak, tous les films sur l’Irak, il n’y a pas un seul Irakien positif dans ces films. Pas un seul. C’est toujours, soit des gens cruels, soit stupides, soit lâches. Il y a une catégorie qui est assez variée, cela ouvre plusieurs rôles, mais si vous prenez des films comme Démineurs ou Américan Sniper, vous n’avez que des « héros » négatifs chez les autres.

Selon vous, cette absence de fonction critique du cinéma américain est d’autant plus importante, parce que le cinéma fait l’éducation des Américains. Il n’y a pas d’ouvrage, il n’y a pas de ministère de l’Éducation nationale aux États-Unis. C’est un État fédéral avec autant d’États et autant de lectures différentes de l’histoire. Et finalement c’est peut-être Hollywood ou le cinéma américain qui a cette fonction de créer une histoire commune. D’où le danger que vous évoquez dans cette vision qui était celle d’Hollywood.

Pierre Conesa : Il y a effectivement une chose qui nous étonne beaucoup, nous, Français. Il n’y a pas de ministère de l’Éducation nationale aux États-Unis. Et comme il n’y a pas de ministère de l’Éducation nationale, il n’y a pas de programmes nationaux. C’est de la responsabilité de chaque État d’assurer à la fois la dose de l’enseignement de l’histoire que chaque élève doit recevoir ou éventuellement de le supprimer complément.

J’ai discuté avec un libraire américain. Je lui disais : je veux voir vos manuels d’histoire. Il répondait : « il n’y en a pas ». Puis, il m’explique : « moi-même, j’ai fait deux années d’histoire. Une année d’histoire aux États-Unis et une année d’histoire universelle. » Enseigner l’Histoire universelle en un an, c’est du condensé. Et il me dit : « mais nous, nous ne sommes pas intéressés par l’histoire. Nous sommes intéressés par le futur. » Ce qui est assez intéressant comme posture. On va penser aux débats que nous avons en France quand il s’agit de savoir comment on va parler d’esclavage, etc. C’est un rapport totalement différent à l’enseignement de l’histoire.

C’est Hollywood qui construit le récit national aux États-Unis. Nous, on avait Michelet [Jules Michelet, 1798-1874, historien français, qui avait donné naissance à une grande partie du « roman national », ndlr] qui avait effectivement un souffle épique qui avait alimenté tous les programmes de Troisième République, mais Hollywood continue à produire continuellement cette mythologie. Quand j’en discute avec des cinéphiles, je suis parfois très surpris. Ils me disent : mais enfin, tu es en train de critiquer Hollywood ! J’ai l’impression d’être Martin Luther critiquant les indulgences. Les gens me disent : mais tu es en train de critiquer la papauté. Oui, on critique la papauté.

Ça, c’est quand même très surprenant parce que, encore une fois, ma jeunesse a été alimentée par les mauvais films. J’étais un enfant de Bab El Oued [Pierre Conesa est né en 1948 dans ce quartier populaire d’Alger, ndlr] et on n’allait au cinéma que pour voir des westerns. Si vous voulez, je suis le meilleur spécialiste mondial des mauvais films hollywoodiens ! Ce qui est une rareté.

Ce qu’évoque Pierre Conesa pour les États-Unis est-ce aussi vrai au Japon ?

Frédéric Monvoisin : Pas du tout. Mais, il y a quelque chose qui fait écho, pas au Japon, mais à l’Asie. Je travaille sur ce qui a constitué l’empire colonial japonais. C’est passionnant, l’idée que chaque État est propriétaire d’une version de l’histoire. Quand on se met, comme je le fais, à l’intersection de ces historiographies, on découvre des choses absolument extraordinaires sur l’usage de l’histoire. Sur tous les pays que j’ai abordés, il y a peut-être une exception, Taiwan où l’histoire est plus compliquée. En Corée et au Japon, l’histoire est très importante. Le Japon est réputé, d’un point de vue scientifique des historiens, pour être un des pays les plus sérieux dans la rigueur et dans le travail. Dans la diffusion dans la société, c’est autre chose.
 

A (re) lire:

Écouter l’intégralité de l’entretien dans l’émission Géopolitique, le débat


Continuer à lire sur le site France Info