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GRAND ENTRETIEN. Déconfinement : pourquoi avons-nous besoin de faire la fête ?

« La bamboche, c’est terminé », déclarait le préfet du Centre-Val de Loire le 22 octobre 2020, quelques jours avant le deuxième confinement. Activité jugée non essentielle au plus fort de l’épidémie de Covid-19, sortir devient à nouveau possible avec la réouverture des terrasses des cafés et des restaurants le 2 juin, la fin du couvre-feu le 20 juin, et la Fête de la musique le 21 juin, en attendant la réouverture annoncée des discothèques en juillet

Durant quinze mois, les fêtes ont été rares. Difficile, voire impossible de célébrer les anniversaires ou de se retrouver entre amis. Alors certains ont bravé l’interdiction en organisant des fêtes « sauvages », d’autres se sont réunis en famille en dépassant le nombre de convives autorisé. Car les moments festifs rythment nos vies, assure Emmanuelle Lallement, anthropologue et professeure à l’université Paris 8. Elle a dirigé le 38e numéro de la revue Socio-anthropologie intitulé Eclats de fête (2018) et écrit le texte de l’ouvrage photographique Bientôt nous danserons de Laurent Laborie (éd. Granon), qui ne va pas tarder à paraître.

Pour franceinfo, elle revient sur cette longue période d’ascèse et nous explique pourquoi festoyer est nécessaire à notre construction sociale.

Franceinfo : L’interdiction de faire la fête pendant la crise sanitaire a entraîné un manque chez beaucoup de personnes. Pourquoi avons-nous ce besoin ?

Emmanuelle Lallement : Je ne pense pas que tout le monde ait besoin de faire la fête dans le sens « fêtard » du terme. En revanche, si l’on entend « faire la fête » comme valeur de rassemblement, de production de lien social, alors oui, il y a eu une forme de manque ces derniers temps.

Les moments festifs, ces moments de fédération collective à un instant donné, sont des moments de rupture avec l’ordre social habituel. Et c’est pour cela qu’ils sont nécessaires. Car ils viennent rompre une sorte de routine quotidienne et, en même temps, ils disent ce que c’est que de « faire société » : être ensemble et créer, voire renforcer ou confirmer du lien social. Ce sont ces moments festifs qui ont été difficiles à vivre pendant ces quinze mois de pandémie où, en dehors du cercle familial et du travail, nous n’avions pas accès à cette part festive qui nous définit.

Cela veut-il dire que les moments festifs sont plus présents dans nos vies qu’on ne le pense ?

Avec l’arrêt brutal de la fête dû à la fermeture des lieux dédiés comme les discothèques, des lieux culturels qui sont aussi des lieux de fête, mais également de tous les espaces publics urbains qui sont investis de manière festive comme pour la Fête de la musique ou les « Nuits blanches », nous avons vu à quel point le phénomène festif est très présent dans nos vies. Sans oublier tous ces moments de fête propres à chacun que sont les anniversaires, les sorties entre amis, les fêtes familiales ou encore les fêtes religieuses qui nous permettent de faire communauté de manière éphémère avec des effets pérennes sur le lien social.

« Cette absence de moments festifs a été particulièrement dure pour les jeunes car ils leur permettent de sociabiliser en dehors du cercle familial. » 

Emmanuelle Lallement, anthropologue

à franceinfo

C’est cette partie-là des festivités inscrites dans notre quotidien qui nous a manqué durant toute cette période difficile. Nous avons manqué de repères pour donner du sens à ce temps continu de confinement. Il n’y avait plus ces marqueurs rituels qui rythment le temps et qui viennent dire ce qu’est notre projection sur la vie, sur la façon dont on alterne les moments à l’intérieur de la cellule familiale et les moments en dehors de cette cellule. 

Dans cette période incertaine, faire la fête rassure-t-il ? 

De tout temps, les rituels festifs ont été rassurants. Ils sont même structurants. Dans des situations d’interdits, la fête peut être aussi considérée comme une rébellion, une transgression. Et toute transgression est grisante. Je pense même que beaucoup de gens en ont fait l’expérience durant ces quinze mois de restrictions sans l’avoir vraiment voulu. Même si nous avons tous géré cette période avec beaucoup d’observance, nous avons aussi connu des ajustements avec la règle, avec des petits dépassements d’horaire ou de jauge. 

Cela fait quinze mois que festoyer est jugé dangereux. Faire la fête est-il devenu un geste politique ?

Il y a toujours eu une articulation étroite entre la fête frivole et la fête comme moment de mobilisation et de revendication. De nombreux événements sont une conjonction entre la manifestation et la fête, comme la Marche des fiertés. La fête permet de se montrer tel que l’on est, et non comme les codes sociaux l’exigent. Les occupations de lieux sont souvent émaillées de moments festifs comme ceux émanant de la lutte ouvrière, ou plus récemment avec l’occupation des théâtres ou la mobilisation des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. 

Dans ces moments de crise, on remarque que la fête revêt un caractère particulièrement fort et peut être considérée comme un acte de rébellion. Au moment des attentats de 2015 à Paris, on a redonné une valeur politique à la fête. Brandie comme un étendard, comme une valeur de l’être ensemble, la fête a été mise en avant en invitant tout le monde à retourner en terrasse. 

Aujourd’hui, nous sommes dans l’entre-deux et je pense que le caractère ambivalent de la fête, entre ordre et désordre, entre une forme frivole et une forme politique, va perdurer et qu’il va être intéressant d’observer cette évolution à venir.  

Est-ce qu’interdire la fête est aussi un geste politique ?

Si le sens politique de la fête est du côté de ceux qui la font, il l’est également du côté des autorités qui viennent rétablir l’ordre et qui en font un usage politique. Quand on interdit les festivités, on entre dans une gestion politique de la fête, donc dans une gestion politique des corps qui est une façon de contrôler la société.

Récemment, les rassemblements festifs ont été traités de la même manière que le sont les manifestations : la police a dispersé, évacué les fêtards et a rétabli l’ordre comme avec des manifestants. Durant toute la pandémie, la fête a été extrêmement présente dans les discours politiques et souvent sur un ton accusateur, où le fêtard est stigmatisé comme un irresponsable, ce qui a ajouté une violence symbolique autour des jeunes qui vivent des situations difficiles dans cette crise sanitaire.

D’ailleurs, ce sont souvent les jeunes que l’on voit dans les sujets d’actualité traitant de la fête. L’envie de festoyer baisse-t-elle au fur et à mesure que nous vieillissons ?

Quand nous pensons à la fête, nous pensons à la jeunesse en premier. Or le besoin de festoyer se fait ressentir à tous les âges. Evidemment, nous ne lui donnons pas le même sens selon la période de la vie. Les moments festifs marquent notre existence de la naissance à la mort en passant par les anniversaires, les mariages ou les pots de départ. La fête est une manière de transformer du biologique en social.

Avec l’âge, la pression sociale autour de la fête peut augmenter aussi. A certains, on reproche de ne pas vouloir célébrer leur anniversaire, à d’autres, de ne plus avoir envie de faire la fête.  

Avec les contraintes sanitaires actuelles, la fête est-elle en voie de disparition ou bien se renouvelle-t-elle constamment ?

Aujourd’hui, la fête n’a pas disparu. Au contraire, les gens se sont adaptés car la fête est un processus adaptatif. Nous avons vu lors du premier confinement que beaucoup de gens ont utilisé les outils dédiés à la vie professionnelle pour recréer des moments festifs avec les « apéros Zoom », les anniversaires en visioconférence familiale ou encore les DJ qui se sont mis à faire des soirées live sur des plateformes internet et qui ont aidé les gens à sortir de la solitude de leur appartement. C’était un moment presque enchanté.

« Lors du deuxième confinement, ce rapport enchanté à la fête a majoritairement disparu. Mais pas la fête en elle-même car une société sans moment festif, cela n’existe pas. »

Emmanuelle Lallement

à franceinfo

L’humanité ne peut être définie que par des pratiques instituées. Elle est aussi définie par le plaisir de faire communauté en dehors d’institutions plus traditionnelles. 

En revanche, quand la situation va revenir à la normale et que les fêtes vont perdre leur caractère exceptionnel, les professionnels de la fête vont peut-être la faire évoluer. D’autres seront à nouveau dans une critique de la fête. N’oublions pas qu’avant la pandémie, la fête était déjà un moment ambivalent pour certaines personnes qui rejettent toutes ces célébrations institutionnalisées, comme Noël, où l’on vous dit quand et comment on doit faire la fête. A leurs yeux, elles renvoient à la sphère économique et non plus sociale.

La dernière étape du déconfinement est prévue le 30 juin. Pensez-vous que nous allons assister à une recrudescence du nombre de fêtes ? 

Cette année est particulièrement tendue et difficile entre le déconfinement et le démarrage des festivités estivales. D’un côté, il y a le début de l’été avec son lot de rassemblements festifs comme les festivals, les occupations des quais dans les grandes villes ou les rave-parties dans les champs. C’est déjà, en temps normal, une période compliquée pour les municipalités, qui doivent éviter tout débordement.

Et de l’autre côté, nous sommes toujours dans l’inconnu quant à la suite de la crise sanitaire. Allons-nous vers le mieux ou vers une nouvelle vague ? Dans ce contexte particulier, l’envie de faire la fête reste propre à chacun et varie en fonction de ce que chacun a vécu durant cette pandémie. 


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