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REPORTAGE. « J’ai foutu en l’air neuf ans de ma vie » : Eric, restaurateur, raconte comment le Covid-19 et l’inflation ont tué son entreprise

Le Ó Restaurant est planté au milieu de la zone commerciale de Lanester (Morbihan), à deux pas d’un hypermarché, de l’autre côté du fleuve côtier du Scorff, à quelques kilomètres de Lorient. Le parking est plein, l’enseigne impeccable et les horaires d’ouverture encore affichés. Sur la devanture figure le prix (17 euros) du menu comprenant du rumsteck de bœuf, ainsi que des entrées et desserts illimités. On imagine presque l’ambiance bruyante, l’odeur alléchante et les gloutons autour du buffet.

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Pourtant, il y a ce mot sur la porte qui annonce la fermeture définitive du restaurant. « La crise Covid, suivie de la crise économique actuelle, auront eu raison de nous », informe froidement l’enseigne de buffet à volonté. Le commerce a fermé en juin 2022, mais tout ou presque est encore là. « Je n’ai vraiment pas envie d’y retourner, et je n’ai pas envie d’en entendre parler », souffle le propriétaire, Eric Turpin, 43 ans, quatre mois après avoir fait faillite. 

L'ancien restaurant d'Eric Turpin à Lanester (Morbihan), le 25 octobre 2022. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

L'ancien restaurant d'Eric Turpin à Lanester (Morbihan), le 25 octobre 2022. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Il reçoit franceinfo, mardi 25 octobre, dans sa maison pavillonnaire de Pont-Scorff, un village dans les terres à « quinze minutes de la mer ». C’est là qu’il y passe ses journées depuis le 3 juin, jour où il est sorti du tribunal de commerce de Lorient et a « donné les clés de son entreprise », placée en liquidation judiciaire.

Eric Turpin a dit stop en avril. « Je me suis rendu compte que je n’allais pas y arriver », se remémore-t-il. Le Breton tenait depuis fin 2013 un restaurant où on y mange vite, pour pas cher – les menus vont de 9 et 17 euros. Il y servait, un temps, jusqu’à 400 couverts le samedi. Comme de nombreux patrons, il a été victime du Covid-19, des changements d’habitudes liés à la crise sanitaire mais aussi à l’explosion du coût des matières premières, et de la fin des aides de l’Etat.

Eric Turpin n’est pas le seul à s’être retrouvé dans cette situation. Début octobre, franceinfo révélait que près de 9 000 procédures de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire avaient été comptabilisées cet été, soit 69% de plus qu’en 2021 à la même période. Un tel taux n’avait jamais été observé depuis 25 ans.

« Depuis mars 2020, c’est le bordel sur la planète. On s’est tapé le Covid, les confinements, la hausse des matières premières, l’inflation, et maintenant la guerre en Ukraine. »

Eric Turpin, restaurateur

à franceinfo

Originaire de Nantes, Eric Turpin a « fait toute sa carrière dans la restauration » : un BTS dans ce domaine, une première expérience dans des restaurants gastronomiques, avant de passer par la Brioche dorée et d’entrer chez Casino, en région parisienne à 24 ans. De manager à directeur de site, il grimpe les échelons, et rencontre aussi sa femme. « J’ai tout fait chez Casino, du Tour de France aux réceptions pour l’UMP », affirme celui qui se rappelle « être allé chercher des framboises à cinq heures du mat’ pour le petit-déjeuner d’Hortefeux au siège du parti ».

A la naissance de son fils, Eric Turpin quitte Paris, direction l’ouest de la France. « J’en avais marre d’être payé 2 000 euros par mois et de faire du fric pour des sociétés. » Fin 2013, le groupe Casino lui propose de reprendre la cafétéria du centre commercial de Lanester en location-gérance (il l’exploite moyennant le paiement d’une redevance).

« Dès la première année, je dégage du pognon et j’arrive même à me mettre un bonus », se remémore Eric Turpin, qui se verse alors 2 800 euros par mois. Sa cafétéria, « un truc qui tourne, pas le boui-boui du coin », atteint un million d’euros de chiffre d’affaires et emploie une vingtaine de salariés. Le restaurateur découvre la vie de patron et « l’envers du décor, les charges salariales et patronales, l’Urssaf ».

Un premier couac intervient en 2015. Le groupe Casino souhaite fermer la cafétéria et lui propose de devenir franchisé. Il accepte, déménage dans des locaux en dehors du centre commercial et se tourne vers un restaurant de buffet à volonté. « Là, j’investis vraiment [il avait déjà investi 10 000 euros fin 2013], et je détiens tout à l’exception des murs. J’emprunte 500 000 euros à la banque et 40 000 euros à mes parents. »

Là encore, la réussite est au rendez-vous pour Eric Turpin et sa femme, qui travaille à ses côtés. « Le chiffre d’affaires monte à 1,2 million d’euros et la clientèle augmente de 30% ». Certes, la fermeture de sa vente à emporter, qui le prive de « 250 000 euros par an », l’équivalent de sa masse salariale, et le concept de buffet à volonté où « les marges baissent », compliquent la tâche. « Entre 2016 et 2020, je ne fais quasiment plus de bénéfice mais le remboursement de mon emprunt bancaire avance », détaille le restaurateur.

Un virus arrive alors de Chine. Le Premier ministre Edouard Philippe annonce le 14 mars 2020 la fermeture des bars, restaurants et autres lieux publics « non essentiels ». « Au début, on se dit qu’on va avoir trois semaines de vacances, et rapidement on pense aux factures à payer », se remémore Eric Turpin. Il obtient début avril un prêt garanti par l’Etat (PGE) de 150 000 euros, « une bouffée d’oxygène ».

Il rouvre en juin, constate que son chiffre d’affaires a baissé de 35% et « que le concept n’est plus en adéquation avec ce qu’on vit ». L’épidémie de Covid-19 repart à l’automne, la France se reconfine. Son restaurant ferme pendant sept mois. Alors que sa femme touche un petit chômage partiel, il se verse 1 500 euros par mois, « de quoi payer le loyer, se nourrir et payer les factures », et rallonge son emprunt jusqu’en 2025 (contre 2022 initialement). L’Etat lui vient en aide (entre 12 000 et 15 000 euros par mois).

Eric Turpin à son domicile de Pont-Scorff (Morbihan), le 25 octobre 2022. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Eric Turpin à son domicile de Pont-Scorff (Morbihan), le 25 octobre 2022. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Le tableau s’obscurcit un peu plus encore en mai 2021. Les restaurants peuvent de nouveau accueillir des clients… qui ne reviennent pas. « Là, c’est catastrophique, on fait 80 clients en moyenne en juillet-août quand normalement on montait à 280 avant la crise. Notre cœur de la clientèle a disparu : les actifs du midi ne sont plus là, pas plus que les petits vieux et les familles du week-end. » Le Ó Restaurant ferme alors le soir et le dimanche. « J’étais en stress complet, j’essayais de trouver des solutions mais je n’y parvenais pas », dit-il entre deux bouffées de cigarette électronique.

Les mois passent et les dettes commencent à s’accumuler. « En décembre, je décide de me mettre en redressement judiciaire. » Son chiffre d’affaires a chuté de 50% par rapport à l’avant-Covid-19, « mais les charges restent les mêmes ». Tandis que certains salariés sont au chômage partiel, l’inflation et l‘explosion du coût des matières premières frappent à leur tour.

Eric Turpin sort de sa buanderie avec un classeur de factures et liste la hausse des prix. « L’agneau et la volaille ont pris 10 à 15% en un an. Je touchais le kilo de pavé de rumsteck à 11,90 euros, trois euros de plus qu’avant. Et le café, 7,90 euros le kilo, c’est 2,50 euros de plus qu’un an auparavant. En janvier, c’est devenu complétement fou et on a été obligés d’augmenter nos tarifs. »

Trois mois plus tard, Eric Turpin met la clé sous la porte « après des mois de réflexion ». « En décembre, il me restait 50% de chances de m’en sortir mais là, c’était inéluctable. A ce moment-là, je ne sais pas à quelle sauce je vais être mangé, il me reste encore 130 000 euros d’emprunt à la banque », se souvient-il.

L’annonce aux neufs salariés restants, les derniers jours, le passage au tribunal : Eric Turpin vit difficilement les dernières semaines. « Ma société, c’était une partie de ma vie. J’y ai investi de l’argent, du temps et ma santé, et j’avais pour projet d’acheter une maison. J’ai l’impression d’avoir foutu en l’air neuf ans de ma vie. » Eric Turpin, qui s’est rapproché de l’association 60 000 rebonds pour se reconstruirea mis cinq mois à demander le RSA. Il s’est aussi inscrit à Pôle emploi, dont il surveille régulièrement les annonces sur sa tablette, et cherche un travail provisoire en intérim, « histoire de faire rentrer un peu d’argent » et de ne pas vivre que sur ses économies.

Alors que la liquidation judiciaire est toujours en cours, il dit vivre avec « une épée de Damoclès » au-dessus de lui. « Avant, je pensais à ma société jour et nuit, maintenant je n’ai qu’une seule inquiétude : recevoir un courrier de la banque qui m’annonce que je leur dois les 50 000 euros de la caution solidaire, une somme que je n’ai pas. » Pour autant, Eric Turpin l’assure : « Je vais rebondir, j’en suis convaincu. »


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