A la Une

REPORTAGE. Des Français racontent leur combat contre les passoires thermiques : « On se ruine plus qu’on se chauffe »

En pleine crise énergétique, se chauffer coûte de plus en plus cher, surtout dans les logements mal isolés. Avec une caméra thermique, franceinfo est parti explorer plusieurs de ces habitations que le gouvernement commence à interdire à la location.

Ce n’était pas un déménagement, mais une fuite. Pendant les fêtes de fin d’année, Denia Hamdani a rendu les clés de l’appartement qu’elle occupait dans le centre-ville de Carpentras (Vaucluse). Ce trois-pièces de 64 m2 avait, en apparence, tout pour plaire  : situé au-dessus d’un cabinet d’avocats et desservi par un somptueux escalier, le bien a été rénové quelques années avant l’arrivée de la locataire à l’automne 2021. Un beau volume, une peinture blanche immaculée et la promesse d’un nid douillet. A bientôt 30 ans, cette vendeuse en boulangerie louait là son premier appartement.

Le château de cartes s’est écroulé l’été dernier, soufflé par une facture « astronomique » de régularisation d’électricité. Denia Hamdani, qui réglait 69 euros par mois à Engie, a découvert que ses mensualités passeraient à 217 euros, sans lien avec la hausse des coûts de l’énergie. Surtout, elle s’est vue priée de régler un rattrapage de 1 982 euros pour l’année écoulée, du fait d’une consommation supérieure aux estimations de départ. « C’est là que j’ai vraiment compris que j’habitais une passoire thermique », confie la jeune femme. D’autant que, malgré le chauffage, elle avait eu froid durant l’hiver. « Les radiateurs étaient des grille-pain qui consommaient beaucoup et réchauffaient peu. »

L’été se révèle encore plus insupportable : sa chambre se transforme en fournaise lors des fortes chaleurs.

« C’était la Sibérie en hiver, et le sauna en été. »

Denia Hamdani, ex-locataire d’une passoire thermique

à franceinfo

Incapable de faire face aux nouvelles dépenses, endettée, l’occupante subit une coupure d’électricité au début de l’automne, puis reçoit le courrier d’un huissier. Elle s’imagine passer l’hiver « sans chauffage » dans son appartement, « comme à la rue ». La jeune femme, sans emploi stable depuis l’été, opte finalement pour la résiliation de bail. Son point de chute : une chambre chez un ami à la campagne. Pas de chez soi, mais c’est déjà mieux. « Maintenant, je sais ce qu’est une passoire : on se ruine plus qu’on se chauffe. »

L’an dernier, la France comptait 5,2 millions de résidences principales qualifiées de « passoires énergétiques », selon une estimation officielle de l’Observatoire national de la rénovation énergétique (ONRE). Un chiffre sous-évalué, selon le chercheur indépendant Yassine Abdelouadoud, qui en a recensé 7 millions, soit une résidence principale sur quatre. Seul un diagnostic de performance énergétique (DPE) avec un classement F ou G permet de démasquer ces biens particulièrement énergivores. 

>> Comment savoir si votre logement est une passoire thermique

Lorsque Denia Hamdani est entrée dans son appartement, personne ne l’a mise en garde. Le DPE attaché à son bail était vierge, sans aucune note énergétique. Une pratique légale, mais plus pour longtemps. La jeune femme estime avoir été piégée. Elle accuse son bailleur, qui dément toute faute, de lui avoir caché une page du DPE. Cet élément, consulté par franceinfo, révèle l’absence d’isolation des murs, du plancher et de la toiture. Sans isolant, l’hiver, les parois laissent la chaleur s’échapper vers l’extérieur et le froid s’inviter à l’intérieur. 

A l’aide d’une caméra thermique*, franceinfo a pu mettre en évidence ces déperditions énergétiques, début décembre, à Carpentras. Malgré des radiateurs à pleine puissance dans tout l’appartement, les murs étaient froids et Denia Hamdani devait compter sur sa propre température corporelle pour affronter les températures basses qui sévissaient. Impossible d’atteindre 19°C ce soir-là. 

Denia Hamdani a finalement obtenu de son bailleur qu’il fasse réaliser un DPE conforme aux règles en vigueur. Verdict : G, la pire note possible. Le propriétaire des lieux, un « maxi-propriétaire » fortuné et domicilié dans une villa de la Côte d’Azur, n’a jamais adressé un mot de soutien à sa locataire, déplore cette dernière. Réfugié derrière une société civile immobilière, il vient de retirer son bien du marché, a précisé à franceinfo l’agence qui gère l’appartement. Celui-ci sera reloué après un changement de système de chauffage et des travaux d’isolation. La loi ne lui en laissait guère plus le choix.

Depuis le 1er janvier, le gouvernement est passé à l’offensive contre les logements énergivores. Les plus gourmands parmi ceux de la classe G ne peuvent plus être remis en location. Environ 2% du parc des résidences principales est concerné, d’après les chiffres de l’ONRE. Cette interdiction sera progressivement étendue à l’ensemble des biens G dès 2025 (7% du parc), puis aux logements F en 2028 (10%) et à la classe E en 2034 (22%). Près de 40% des habitations du territoire sont donc menacées à terme d’être exclues du marché locatif. Objectif : inciter à la rénovation énergétique, pour améliorer le bien-être des occupants et réduire les émissions de gaz à effet de serre liées au chauffage.

« La finalité de la réforme est bonne, mais l’application est compliquée », témoigne Petro (un prénom d’emprunt). A 34 ans, ce chirurgien-dentiste est propriétaire d’un joli studio de 15 m2 dans une commune cossue des Yvelines. Son logement en rez-de-chaussée, occupé par son père, figure parmi ces quelque 712 000 « super-passoires » interdites à la location depuis dimanche. Malgré un « confort thermique été comme hiver », son bien classé G est pénalisé par un chauffage au fioul, une exposition Nord et une mauvaise isolation des parois.

Les fenêtres, elles, donnent satisfaction. L’installation de double et triple vitrage ces dernières années a permis un gain énergétique. Nos images thermiques réalisées début décembre révèlent ainsi des déperditions plus importantes chez les voisins du dessus, aux vitres plus fines, qui laissent s’échapper davantage de chaleur (en rouge).

Soucieux de pouvoir louer son studio à l’avenir, Petro s’est intéressé aux travaux qui lui permettraient d’atteindre une note énergétique de D. Le diagnostiqueur venu réaliser son DPE en 2022 a douché ses espoirs. « Même en posant 14 cm de laine de verre aux murs et au plancher, je ne passerais que de G à F, rapporte le jeune propriétaire. En y ajoutant le remplacement de la chaudière fioul de la copropriété par une chaudière gaz à condensation, je n’arriverais qu’en E. »

« Le technicien m’a dit qu’il vaudrait mieux raser l’immeuble et reconstruire. »

Petro, propriétaire d’un studio très énergivore

à franceinfo

D’autres propriétaires qui ont répondu à notre appel à témoignages sur le sujet font état de divers obstacles techniques, liés à des surfaces trop petites pour une isolation intérieure ou à des bâtiments classés ou protégés. Certains expriment des doutes sur la fiabilité des DPE. Beaucoup, comme Petro, doivent également surmonter la réticence des autres copropriétaires de leur immeuble. « Ici, la rénovation énergétique n’est pas leur priorité, déplore Petro. C’est une vieille copropriété, confortable, avec des occupants assez âgés qui ne veulent pas engager trop de frais. »

Le trentenaire a reçu le feu vert pour une partie de l’isolation de son studio, mais pas question pour l’heure de changer de chaudière collective. « Les mentalités commencent à évoluer, mais le plus efficace serait de contraindre les ‘copros' », estime-t-il. Moins radical, le gouvernement entend commencer par un assouplissement des conditions de vote des rénovations énergétiques lors des assemblées générales de copropriétaires. En outre, une dérogation à l’interdiction de location a été introduite dans la loi pour en épargner les propriétaires de résidences énergivores bloqués par leur copropriété.

Des bailleurs songent ouvertement à contourner les nouvelles règles, par exemple via des plateformes de location touristique, jusqu’ici exclues du dispositif. Mais, conscient de ce biais, l’exécutif a promis d’interdire la location des passoires sur Airbnb

En France, la majorité des passoires sont des maisons, souvent rurales. A Argentat-sur-Dordogne, en Corrèze, si le soleil se lève sur les bords de la Maronne, le givre de début décembre résiste dans le jardin de Françoise Fizet. Dans le salon de la maison, un poêle à granulés et un petit radiateur se disputent le contrôle de la température avec deux fenêtres et une porte mal isolées (en rouge ci-dessous). Un compromis est trouvé autour de 18°C. « J’ai de la chance, je ne suis pas frileuse », sourit la maîtresse des lieux, dans sa polaire. 

Cette retraitée de 64 ans a acheté la vieille bâtisse de 83 m2 en 2020, à la fin de sa carrière chez Michelin. « Un coup de cœur », raconte-t-elle. Le toit était à refaire, la salle de bain aussi. Un crédit plus tard, les travaux sont terminés. Il reste à isoler cette satanée passoire thermique classée G. Trois options de rénovation ont été proposées à Françoise Fizet, au printemps dernier, à l’issue d’un audit énergétique à domicile financé par le conseil départemental. Le scénario le moins coûteux permettrait d’atteindre une note E. Il consisterait à isoler le sol et les murs, remplacer la porte et les fenêtres et installer une ventilation mécanique. Facture estimée à 21 500 euros, avec 5 000 euros d’aides de l’Etat.

« Cela me laisse un reste à charge de près de 17 000 euros, c’est trop élevé pour moi », soupire la retraitée. Ses revenus avoisinent 2 000 euros par mois. « Mon compagnon est décédé, j’ai un crédit à rembourser jusqu’en 2026 et je n’ai pas envie de m’endetter de nouveau jusqu’à ma mort. Ras-le-bol de vivre à crédit ! » Estimant que les propositions « sont en décalage avec le niveau de vie des gens seuls », cette mère de famille a renoncé à « chercher plus loin »

« Je n’aurai jamais une maison bien isolée. Cela m’inquiète pour mes vieux jours, quand je bougerai moins. »

Françoise Fizet, propriétaire d’une maison classée G

à franceinfo

De fait, les projets de rénovation énergétique calent souvent pour des raisons financières. Le montant trop faible des aides publiques et leur complexité font l’objet de vives critiques. Dans un rapport de mars 2022 (PDF), la Cour des comptes relève que le principal dispositif d’aides, MaPrimeRenov’, malgré un objectif clair de « massification » des rénovations, n’est pas accompagné d’une attention suffisante aux logements les plus énergivores. « La vérification de la qualité et de l’efficacité des travaux en matière de lutte contre les ‘passoires thermiques’ et la précarité énergétique n’est pas assurée », déplorent les experts.

Faute de suivi détaillé de chaque chantier, impossible de connaître le nombre de logements rénovés quittant chaque année les étiquettes F ou G. Les seules données disponibles sont celles des rénovations globales financées par MaPrimeRenov’ Sérénité (pour les ménages modestes) et MaPrimeRenov’ Copropriétés, qui ont permis à environ 34 200 biens de sortir du statut de passoire en 2021, selon les données transmises par l’Agence nationale de l’habitat à franceinfo en décembre. Le total est forcément plus élevé, mais sûrement loin du rythme attendu pour permettre à la France d’atteindre ses objectifs climatiques. Des millions de passoires attendent encore leur tour. Avec des millions de Français à l’intérieur.


* Ce reportage a été réalisé avec une caméra thermique Flir, mise à disposition gracieusement par la société France infra rouge.


Continuer à lire sur le site France Info