Afro-beatarticleexpositionFela KutiMusiqueNigéria

Le Jazz de Joe : « Fela Kuti, Rébellion Afrobeat »

Fela Kuti le 7 novembre 1986 à Détroit, Michigan. © Leni Sinclair /Michael Ochs Archives

Que sait-on de Fela Anikulapo Kuti ? Tout semble avoir été dit sur cet homme insoumis, sur ses excès de libre penseur, sur ce redoutable esprit créatif. Pourtant, l’exposition Fela Kuti, Rébellion Afrobeat, présentée à la Cité de la Musique à Paris jusqu’en juin 2023, ne se contente de dessiner le portrait, trop souvent hâtif et imparfait, d’une icône africaine désormais planétaire. C’est une plongée dans une réalité historique, à la fois pesante et jubilatoire, que les visiteurs peuvent dorénavant toucher du doigt grâce à une multiplicité de documents photographiques, iconographiques, d’archives audiovisuelles et de repères chronologiques

Appréhender l’univers tortueux de Fela suppose une ouverture d’esprit et une réelle compréhension des enjeux politiques, économiques et culturels du Nigeria des années 70. La judicieuse proposition de cette exposition est d’insuffler l’élan de liberté à laquelle aspirait tant Fela en n’imposant aucun parcours fléché. La déambulation n’est pas une partition écrite rigide, elle s’improvise selon l’humeur et l’intérêt du spectateur.

Fela, le rebelle

Certes, le cheminement rejoint toujours les préoccupations sociales de Fela et les tourments d’une époque mais le cœur de la visite est une intention, une atmosphère, un voyage pétri d’émotions fortes, de couleurs vives, de sentiments exacerbés. C’est pénétrer la force de caractère d’un incontestable rebelle. C’est ressentir les fulgurances d’un incroyable artiste. C’est se laisser convaincre par ses emportements et ses prises de position tranchées.

Pour cela, l’exposition Fela Kuti, Rébellion Afrobeat restitue les épisodes marquants d’une destinée houleuse mais si majestueuse. Comme si le passé surgissait à nouveau, on se surprend à souscrire d’abord aux convictions d’un jeune Fela de plus en plus politisé, déterminé, dont la conscience panafricaine s’affine de jour en jour.

On se plaît à imaginer la naissance de l’afrobeat comme arme militante et support à ses désirs d’émancipation coloniale. Il est d’ailleurs difficile de décrire le vertige sensoriel produit par la richesse des thématiques abordées : l’apprentissage musical jazz à Londres, les premiers pas d’activiste à son retour des États-Unis, sa radicalisation progressive et la féroce répression militaire, sa défiance toujours plus intense à l’égard des normes occidentales, etc.

Il lui reste alors un espace vital : l’Afrika Shrine (son club), la République de Kalakuta (sa propriété) et la musique. Il sait que ses albums sont des coups de poing et comprend l’impérieuse nécessité d’exprimer sa rage et ses indignations à travers ses œuvres. Il faudra le renfort d’une France attentive et accueillante pour que son message trouve un écho au-delà des frontières.

L’homme intègre

Fela n’a jamais sacrifié son discours pour une vie plus confortable et sereine. Cet état d’esprit a nourri ses héritiers jusqu’à son petit-fils, Made Kuti, conscient du poids patrimonial et si admiratif de son aïeul : « L’intégrité de Fela prenait le pas sur toutes ses convictions. Il ne s’est jamais compromis. Il est difficile d’imaginer qu’un homme puisse rester fidèle, à ce point, à son mode de pensée tout au long de sa vie. Il y a peu de citoyens capables d’un tel engagement personnel. Mon père, Femi, a cela en lui. Thomas Sankara avait cela en lui. Patrice Lumumba avait cela en lui. Cela m’a appris à regarder les événements du quotidien, même les plus incroyables, avec une grande acuité. Mes aînés avaient cette qualité-là et voulaient profondément, viscéralement, changer le cours de l’histoire. Ainsi, je me suis progressivement inspiré de ces enseignements et je cherche aujourd’hui, à mon tour, à changer la société. Dès que j’ai le sentiment de ne pas maîtriser un sujet ou que je suis incapable de parvenir à mes fins, je pense immédiatement à Fela Anikulapo Kuti qui n’a jamais baissé les bras pour atteindre ses objectifs. Mes aînés se sont battus pour obtenir justice et m’ont donné la force pour garder espoir. Pour moi, Fela est un exemple de ténacité, il a su exprimer radicalement ce qu’il ressentait. Toutes ses valeurs humaines m’inspirent beaucoup. Tous ceux qui ont choisi de ne pas l’écouter et de ne pas le comprendre à l’époque, tous ceux qui ont perverti ses propos dans les médias représentent toujours un problème que nous ne cessons de dénoncer. Il faut impérativement que chacun apprenne à dire et à respecter la vérité. Lorsque l’on s’attaque à un homme aussi sincère et intègre que Fela, lorsque l’on dénature ses mots, lorsque l’on intimide et violente sa famille, c’est de la désinformation, c’est le mal incarné ! Heureusement, un jeune musicien comme moi, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, a un accès total à l’information aujourd’hui et peut déceler rapidement les mensonges et dénoncer ceux qui travestissent la réalité. D’une certaine manière, je réhabilite la vérité comme valeur absolue ».

Être vrai, voilà le pari de l’exposition Fela Kuti, Rébellion Afrobeat. Exposer les faits et laisser le visiteur s’interroger, façonner sa réflexion et, souhaitons-le, apprécier la musique d’un incomparable insurgé car l’afrobeat, tel que l’envisageait Fela, n’était pas un genre musical inerte.

Afrobeat pour toujours

Il accompagnait les revendications, les troubles sociaux, les aspirations des Nigérians libres. Il était et reste un indéniable marqueur d’une génération en mouvement constant. Made Kuti le martèle toujours aujourd’hui : « ​Le mot ‘Afrobeat’ ne sera jamais daté parce qu’il véhicule une dimension politique et musicale intemporelle. C’est une forme d’expression qui restera expérimentale et pourra prendre plusieurs couleurs. Pourquoi ne pas imaginer une tonalité gitano-afrobeat ? Je suis curieux de voir la manière dont cette musique va évoluer. L’afrobeat n’est pas qu’un type de musique figé dans les années 70. Même lorsque Fela était en vie, cette musique n’a cessé de se transformer. Je dirais que, de 1965 jusqu’à la moitié des années 80, Fela a fait avancer la culture afrobeat. Son but était de progresser sans cesse. Il ne voulait jamais se répéter. Et je considère que, même si certains musiciens souhaitent conserver la texture originelle de l’afrobeat, ils seront irrémédiablement confrontés à la nécessité d’actualiser cette matrice musicale née il y a une cinquantaine d’années. Et je fais partie de ceux qui veulent justement moderniser cette tradition artistique majeure ».

Pourquoi l’afrobeat a-t-il si vaillamment résisté à l’érosion du temps depuis plus d’un demi-siècle ? Parce qu’il défie les codes étriqués de la musique formatée, parce qu’il clame son indépendance commerciale, parce qu’il défend des valeurs essentielles, le respect, le partage, l’échange, et un panafricanisme à parfaire continuellement. Fela était un combattant, Femi est un rebelle, Made est un diplomate… Il le dit lui-même. Le nom Kuti est universel !

Exposition à la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris du 20 octobre 2022 au 11 juin 2023


Continuer à lire sur le site France Info