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Non à la transformation de la Cour de cassation en « Cour suprême »

Le Premier président de la Cour de cassation a transmis, le 15 mars dernier, à la garde des Sceaux un  projet de « filtrage » des pourvois en cassation. Ayant entrepris, à l’initiative de quelques-uns de ses membres, de s’auto-réformer, la haute juridiction entend par-là modifier la nature même de sa mission.

Placée, depuis la Révolution française, au sommet de la pyramide judiciaire pour garantir le respect de la légalité et de l’égalité devant la loi, la Cour de cassation entend désormais délaisser sa fonction de juge afin de se concentrer sur la « création normative », autrement dit de devenir, à part entière, une source du droit, concurrente du législateur lui-même.

La méthode ? Supprimer le droit fondamental de tout justiciable à former un pourvoi contre une décision de justice illégale et instaurer à la place un système de sélection des pourvois en fonction de « l’intérêt » juridique de l’affaire ou du caractère « fondamental » du droit en cause, selon la propre appréciation, au cas par cas, et sans explication ni contrôle, de la Cour de cassation elle-même. Aucune nécessité ne justifie un tel bouleversement institutionnel.

Justiciables « abandonnés »

Contrairement au postulat inlassablement répété, la Cour de cassation n’est pas engorgée. En matière civile (seule concernée par le projet), la Cour était saisie de 20.420 pourvois en 1996 ; 19.034 en 2006 ; 20.398 en 2016, soit un volume remarquablement stable sur les vingt dernières années. Preuve irréfutable de l’absence d’engorgement, le délai moyen de traitement des pourvois est passé, sur la même période, de 22 à 14 mois. Il n’y a donc pas d’abus, pas plus qu’il n’y a de péril.

Le péril est ailleurs. Car, si 1 % des procès seulement débouchent sur un pourvoi, plus de 30 % des pourvois effectivement soutenus et jugés débouchent sur une cassation, c’est-à-dire, dans quelque 5.000 affaires par an, le constat d’une violation de la loi par les cours et tribunaux. Que dirait-on d’un fabricant de médicaments qui déciderait de supprimer son service de « contrôle-qualité », après avoir constaté que « seulement » 30 % de ses produits sont défectueux ?

Derrière ces chiffres, il y a des hommes et des femmes, des salariés et des chefs d’entreprise, des consommateurs et des assurés, des parents divorcés se battant pour la garde de leur enfant, en un mot les justiciables dont les droits n’ont pu être rétablis que par l’exercice du pourvoi en cassation.

La sélection drastique des recours en cassation, qui aura pour effet de laisser intactes des milliers de décisions rendues en violation de la règle de droit, et donc de laisser enkystées dans le corps social des milliers d’injustices, va augmenter la défiance, déjà croissante, des citoyens à l’égard de leur justice. Les premiers grands perdants de ce projet seraient sans conteste les citoyens.

Souverainisme judiciaire

Le second perdant serait le législateur lui-même, et avec lui le peuple souverain. Car ce projet, qui vise à la restauration d’une prétendue souveraineté perdue, est un projet de « souverainisme judiciaire ».

L’avant-projet affiche en effet sa volonté de « positionner » la Cour de cassation « dans son rôle normatif au moment où l’environnement national (QPC) et international (CEDH, CJUE) s’est profondément transformé », afin que « le juge national de cassation se réapproprie et reformule les termes de sa souveraineté juridictionnelle ».

Or la mission première de la Cour de cassation n’a jamais été de créer la norme, mais de faire respecter celle-ci par les juges. Bien sûr, la jurisprudence, amenée à interpréter la loi, a de ce fait même un certain effet créateur.

Mais c’est une tout autre chose que de revendiquer aujourd’hui un véritable « pouvoir normatif », en se posant ainsi, nécessairement, en concurrent du législateur, seul détenteur de la souveraineté nationale. Emportée par sa volonté de se muer en « Cour suprême », la Cour de cassation oublie qu’elle n’a pas de légitimité démocratique qui l’autoriserait à se poser ainsi en « quasi-législateur ».

Le risque, évident, est que la loi votée par la représentation nationale devienne bientôt un bout de papier sans valeur dont l’application variera au gré des villes, des saisons et des opinions ; que la loi ne soit plus la même à Amiens, Paris ou Chambéry. Ce projet n’est pas pour le justiciable. Ce projet n’est pas pour la Justice. Ce projet n’est pas même pour la Cour de cassation, qui y perdrait l’essentiel de ses attributions.

Bernard Haftel est professeur de droit privé à l’université Paris Nord (Paris-XIII). Lucie Mayer est professeure de droit privé à l’université Paris Sud (Paris-XI).

Liste des signataires :

Patrice Adam, professeur de droit privé à l’université de Lorraine, Tristan Azzi, professeur de droit privé à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris-I), Dirk Baugard, professeur à l’université Paris-VIII Saint-Denis, Olivier Beaud, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Guillaume Beaussonie, professeur de droit privé à l’université Toulouse-I Capitole, Frédéric Bicheron, professeur de droit privé à l’université Paris-Est Créteil (Paris-XII), Christophe Blanchard, professeur de droit privé à l’université d’Angers, Corinne Bléry, maître de conférences en droit privé de l’université de Caen, Romain Boffa, professeur de droit privé à l’université Paris-Est Créteil (Paris-XII), Georges Bolard, professeur émérite en droit privé de l’université de Bourgogne, Sylvain Bollée, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Jean-Sébastien Borghetti, professeur de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Claude Brenner, professeur de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Camille Broyelle, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Olivier Cahn, maître de conférences en droit privé à l’université de Cergy-Pontoise, Pierre Callé, professeur de droit privé à l’université Paris Sud (Paris-XI), Nicolas Cayrol, professeur de droit privé à l’université de Tours, Gérard Champenois, professeur émérite en droit privé de l’université Paris-II Panthéon-Assas, Philippe Chauviré, professeur de droit privé à l’université de Lorraine, François Chénedé, professeur de droit privé à l’université Lyon-III, Marion Cottet, professeure de droit privé à l’université de Bretagne occidentale, Olivier Deshayes, professeur de droit privé à l’université de Cergy-Pontoise, Mélina Douchy-Oudot, professeure de droit privé à l’université de Toulon, Guillaume Drago, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Emmanuel Dreyer, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Charles-André Dubreuil, professeur de droit public à l’université d’Auvergne, Philippe Dupichot, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Anne Etienney, professeure de droit privé à l’université Paris Nord (Paris-XIII), Gweltaz Eveillard, professeur de droit public à l’université de Rennes, Christophe Fardet, professeur de droit public à l’université de Lorraine, Dominique Fenouillet, professeur de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Frédérique Ferrand, professeure de droit privé à l’université Lyon-III, François Fourment, professeur de droit privé à l’université de Tours, Thomas Genicon, professeur de droit privé à l’université de Rennes-I, Anne-Laure Girard, professeure de droit public à l’université de Poitiers, Géraldine Goffaux, professeure de droit privé à l’université d’Orléans, Charlotte Goldie-Genicon, professeure de droit privé à l’université de Nantes, Pascale Gonod, professeure de droit public à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Serge Guinchard, professeur émérite en droit privé de l’université Paris-II Panthéon-Assas, Thomas Habu Groud, maître de conférences en droit privé à l’université Paris-X Nanterre, Bernard Haftel, professeur de droit privé à l’université Paris Nord (Paris-XIII), Hélène Hoepffner, professeure de droit public à l’université Toulouse Capitole, Anne Jacquemet-Gauché, professeure de droit public à l’université Clermont Auvergne, Magali Jaouen, professeure de droit privé à l’université de Valenciennes, Emmanuel Jeuland, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Patrice Jourdain, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Emmanuel Kornprobst, professeur émérite en droit privé de l’université de Rouen, Xavier Lagarde, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Thierry Le Bars, professeur de droit privé à l’université de Caen, Thomas Le Gueut, professeur de droit privé à l’université Paris Nord (Paris-XIII), Laurent Leveneur, professeur de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, François-Xavier Lucas, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), Véronique Magnier, professeure de droit privé à l’université Paris Sud (Paris-XI), Valérie Malabat, professeure de droit privé à l’université de Bordeaux, Didier R. Martin, professeur émérite en droit privé de l’université Paris Sud (Paris-XI), Francesco Martucci, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Denis Mazeaud, professeur de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Lucie Mayer, professeure de droit privé à l’université Paris Sud (Paris-XI), Pierre Mayer, professeur émérite en droit privé de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Alice Minet, maître de conférences en droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Raphaële Parizot, professeure de droit privé à l’université Paris-X Nanterre, Sophie Pellet, professeure de droit privé à l’université d’Amiens, Cécile Perès, professeure de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Jacques Petit, professeur de droit public à l’université Rennes-I, Benoit Plessix, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Benjamin Remy, professeur de droit privé à l’université de Cergy-Pontoise, Thierry Revet, professeur de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne (université Paris-I), François Robbe, maître de conférences en droit public à l’université Lyon-III, Aude Rouyère, professeure de droit public à l’université de Bordeaux, Laura Sautonie-Laguionie, professeure de droit privé à l’université de Bordeaux, Bertrand Seiller, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Michel Séjean, professeur de droit privé à l’université de Vannes, Christophe Seraglini, professeur de droit privé à l’université Paris Sud (Paris-XI), Yves Strickler, professeur de droit privé à l’université de Nice Sophia-Antipolis, Béatrice Thullier, professeure de droit privé à l’université Paris-X Nanterre, Sébastien Touzé, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Raymonde Vatinet, professeure de droit privé à l’université Paris-II Panthéon-Assas, Thierry Vignal, professeur en droit privé à l’université Cergy-Pontoise, Guillaume Wicker, professeur en droit privé à l’université de Bordeaux, Cyril Wolmark, professeur de droit privé à l’université Paris-X Nanterre.


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