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Le malaise des infirmières libérales

La plupart d’entre elles ont fui l’hôpital, ses conditions de travail et ses horaires difficiles et stressants, sa rémunération au lance-pierre pour gagner leur autonomie et leur liberté. Et en deux décennies, leur nombre s’est envolé de 50.000  à près de 124.000 (données Drees), dont 80 % de femmes. Mais, à l’heure où le gouvernement dessine les contours de  l’avenir du système de santé avec son plan 2022 , les infirmières libérales ont le sentiment d’être absentes de cette feuille de route.

Mardi 20 novembre, elles sont donc invitées par leurs syndicats à se mobiliser aux côtés de leurs consoeurs des hôpitaux publics et privés pour rappeler qu’elles existent, et dénoncer un plan qui, à leurs yeux, n’est centré que sur les médecins. Un hashtag #infirmièresoubliées a même été créé pour l’occasion, avec l’espoir qu’une « marée blanche » exprimera son mécontentement dans la rue ce jour-là.

Avec le vieillissement de la population, l’explosion des maladies chroniques et le développement de la chirurgie ambulatoire, les infirmières libérales se revendiquent comme un maillon indispensable de la chaîne de santé française. Aux piqûres d’insuline pour les diabétiques et au nursing (toilette médicalisée) se sont ajoutées des tâches nouvelles : soins d’oncologie, pansements postopératoires…

Très souvent, ce sont elles qui entretiennent le contact le plus étroit avec les patients, notamment les malades chroniques, les personnes âgées ou en perte d’autonomie. « Nous sommes au quotidien à leur domicile. On suit l’évolution de leurs plaies, de leur état général. Nous voyons beaucoup de choses que le médecin ne voit pas », observe Marie-Claude B., infirmière dans le 14e arrondissement parisien.

Pour autant, elles se sentent souvent à l’étroit dans l’exercice de leur métier, et beaucoup se plaignent du manque de reconnaissance de leur activité. « Elles travaillent dans une autonomie contrainte », explique Catherine Kirnidis, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil). Concrètement, elles ne peuvent pratiquement rien faire qui ne soit prescrit au préalable par un médecin. « Même la prolongation d’un pansement passe par une ordonnance ! », déplore Marie-Claude B. Seules dérogations : la vaccination contre la grippe, la prescription de substituts nicotiniques et le renouvellement à l’identique de la pilule.

Maîtriser les dépenses

Et, naturellement, leur activité est surveillée à la loupe par l’Assurance-maladie. En 2016, les dépenses de soins de ville des « libérales » s’élevaient à 7,5 milliards d’euros, en hausse de 7 % par an en moyenne entre 2006 et 2016, selon la Cnamts. En cause, la hausse des effectifs, mais aussi « un doublement des actes médico-infirmiers en dix ans », admet Philippe Tisserand, président de la Fédération nationale des infirmiers (FNI), premier syndicat représentatif de la profession. « L’objectif est clairement que nous maîtrisions nos dépenses », poursuit-il.

Dans cette perspective, la tarification des actes est basse : 7 euros pour une injection – déplacement compris -, 8,80 euros pour un pansement, 10,45 euros pour un « nursing », etc. Elle est même dégressive lorsque plusieurs actes sont effectués au cours d’une même visite : seul le premier est tarifé à taux plein, le deuxième est facturé à 50 %, et pour le troisième et les suivants, on ne paie pas…

Des soins et du temps non pris en compte

Par ailleurs, toute une série de soins prodigués quotidiennement ne sont pas pris en compte par l’Assurance-maladie : prendre la tension, mettre et retirer des bas de contention – une demande fréquente chez les personnes âgées souffrant d’une phlébite ou d’un oedème -, retirer une sonde urinaire (sans en poser une)… 

A cela s’ajoutent les « appels au secours » dans les petits bourgs et les campagnes, où ce sont elles que l’on sollicite tard le soir ou le dimanche quand le médecin est injoignable. « Cela m’est arrivé récemment avec un patient qui n’arrivait plus à respirer. J’y suis allée et c’est moi qui ai appelé les pompiers. Je suis restée le temps qu’ils arrivent, mais je l’ai fait sur mon temps personnel, sans être payée », raconte Céline Rocher, remplaçante dans un cabinet constitué de trois titulaires à Venelles, une commune de 8.300 habitants dans les Bouches-du Rhône, ce qui lui permet – comme à son binôme Margot Brisset – de travailler « entre 15 et 25 jours par mois ».

Enfin, alors que 90 % des soins sont réalisés à domicile, il y a tout ce temps passé dans les trajets, mal remboursé, jugent-elles. En zone rurale ou en montagne, il faut souvent rouler des kilomètres pour arriver chez le patient. Aux 2,50 euros prévus pour le défraiement d’un déplacement s’ajoute alors une indemnité : 35 centimes par kilomètre en plaine, 50 centimes en montagne. « A ce tarif, je ne couvre pas toujours mes charges », soupire Maryse Souvy, infirmière à Bozel, au pied de la station de ski de Courchevel. Un sujet tellement sensible pour elle que, en 2016, elle a pris la tête du Collectif des infirmiers libéraux de montagne pour empêcher la modification du calcul de l’indemnité envisagée en Savoie. Quant à celles qui exercent en ville, leur budget est grevé par les coûts de stationnement lorsque les communes n’ont rien prévu pour les professionnels de santé.

Rémunération correcte

Des négociations ont été engagées avec l’Assurance-maladie pour actualiser la « nomenclature » et mieux appréhender les nouvelles réalités du métier, liées notamment au virage ambulatoire. Mais elles ont échoué en juillet dernier. Malgré toutes ces contraintes, les infirmières libérales gagnent plutôt bien leur vie – en moyenne plus de 4.000 euros net mensuels -, même s’il faut multiplier les soins et travailler beaucoup pour y parvenir.

Pour toutes, la première tournée démarre tôt le matin, entre 7 heures et 8 heures – pour faire les injections au patient à jeun – et la journée finit tard, autour de 21 heures. Entre les deux, il y a bien une pause, dont certaines profitent pour aller chercher les enfants à l’école, mais qui sert aussi à appeler le médecin au sujet d’un cas particulier, gérer la paperasse… Pour assurer la continuité des soins sept jours sur sept, comme le leur impose la législation, elles se regroupent désormais dans des cabinets collectifs.

Trouver leur place

A l’heure de la lutte contre les  déserts médicaux et l’engorgement des urgences , elles se verraient bien confier des prérogatives nouvelles. « Parfois, si on pouvait intervenir, on éviterait des réhospitalisations », observe Maryse Souvy. Mais ce n’est pas d’actualité pour l’instant. « Le diagnostic médical doit rester l’apanage du médecin », tranche Jean-Paul Ortiz, président de la Confédération des syndicats médicaux français. « Les médecins ne veulent rien nous lâcher », déplore Ghislaine Sicre, du syndicat Convergence Infirmière.

Au sein du grand chambardement du système de santé annoncé par Emmanuel Macron et Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, mi-septembre, les « libérales » peinent à identifier la place qui leur sera dévolue. D’autant que l’Ordre national des infirmiers  « n’a pas été consulté sur ce texte », regrette son président, Patrick Chamboredon, qui déplore que « le plan n’utilise pas leurs compétences ». Un expert de la santé résume ainsi la situation : « Le gouvernement a la volonté de faire évoluer le fonctionnement de la médecine de ville. Au sein de la chaîne médicale, tout le monde à la fois s’en inquiète et se dit qu’il y a des opportunités à saisir et qu’il ne faut pas les rater. »

Les infirmières libérales ne sont pas en reste. Leurs syndicats estiment que leur rôle devrait être mieux reconnu dans la prévention et la post-hospitalisation, avec l’instauration d’une « visite infirmier », qu’elles devraient pouvoir assurer le suivi de la prise de médicaments. Ils demandent aussi la création de la notion d’« infirmière référente »… Mais, pour l’heure, elles ont le sentiment d’être les laissées-pour-compte.  L’autorisation délivrée, à titre expérimental, aux pharmaciens de plusieurs régions de vacciner contre la grippe est ainsi très mal vécue. « On déshabille Pierre pour habiller Paul, qui a subi une perte de revenus ! », s’emporte Philippe Tisserand. « Même si ces actes ne sont payés que 6,30 euros, c’est un manque à gagner », abonde Julien Grizzetti, infirmier à Meudon et Meudon-la-Forêt.

Inquiétude autour des assistants médicaux

Beaucoup pointent aussi la concurrence croissante exercée par l’hospitalisation à domicile (HAD), les tarifs très bas auxquels elle leur sous-traite parfois des activités. Et s’émeuvent des réflexions récurrentes engagées pour transférer une partie du « nursing », qui représente 31 % des soins infirmiers, à d’autres professionnels de santé.

La création de 4.000 assistants médicaux – à mi-chemin entre le secrétaire médical et le soignant – rattachés aux médecins pour leur faire gagner du temps suscite également inquiétude et incompréhension. « Pourquoi créer une profession intermédiaire ? S’ils font certains de nos actes, il faudra qu’il y ait un glissement des tâches des médecins vers les infirmiers », lance Julien Grizzetti.

De même, le  nouveau métier d’infirmière de pratique avancée (IPA) , créé après des années d’âpres négociations avec les médecins, est accueilli avec circonspection. Intégrée à une équipe de soins coordonnés, cette IPA pourra, certes, effectuer davantage de tâches qu’un infirmier classique – « en respectant les protocoles élaborés par le médecin », insiste Jean-Paul Ortiz. Mais elle devra faire deux années d’études universitaires en plus du cursus classique (trois ans). « Reprendre des études ? Pas question. Pour moi qui travaille en libéral, cela serait risquer de tomber dans une galère financière ! », s’exclame Céline Rocher. La trentenaire s’interroge : « Avec ce nouveau métier, ne décrédibilise-t-on pas un peu notre profession ? » « On a du mal à se projeter dans l’avenir », renchérit Margot Brisset, vingt-huit ans.

Regroupement

La volonté du gouvernement de réorganiser la médecine de ville autour de communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) où médecins, pharmaciens, infirmiers, sages-femmes, etc., travailleront ensemble est, elle aussi, source d’interrogations. « Tout est à construire », remarque Catherine Kirnidis. Certains commencent à s’organiser. A l’image de Thierry Pechey.

« Le plan prévoit qu’on ne pourra plus travailler de façon isolée à l’horizon 2022. Mieux vaut anticiper pour éviter que le législateur ne le fasse à notre place », explique cet infirmier, qui exerce depuis vingt-neuf ans en libéral dans la métropole de Nancy. Avec cinq médecins généralistes, deux kinés, deux pharmaciens, un pédicure et quatre autres infirmiers libéraux, il a créé une équipe de soins primaires, ouverte à d’autres praticiens. « Il faut s’organiser sur le terrain. Cela va nous permettre de couvrir un territoire plus important et de partager nos pratiques. »

Tout en admettant que « les CPTS peuvent être une excellente idée », Philippe Tisserand met en garde : « Il ne faudra pas que ces nouvelles coopérations aboutissent à des nouveaux enjeux de pouvoirs ! » Et ne conduisent à restreindre un peu plus la relative autonomie des infirmières libérales.


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