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Les cinq questions clefs de l’affaire Carlos Ghosn

1. Que lui est-il reproché ?

« Vous seriez surpris de ce que nous avons trouvé […]. C’est intolérable », a expliqué sans fard Hiroto Saikawa  dans une lettre aux salariés de Nissan . Reste que pour l’instant, ni Renault ni les autorités françaises n’ont encore eu accès aux résultats de l’enquête interne du constructeur japonais contre Carlos Ghosn – malgré leurs demandes répétées. En attendant, il faut écouter les déclarations du procureur de Tokyo et lire les informations de presse.

Officiellement, le parquet reproche à Carlos Ghosn d’avoir sciemment sous-évalué, de 2011 à 2015, sa rémunération dans les rapports financiers que Nissan doit remettre régulièrement aux autorités boursières. Au total, le patron français, qui était à l’époque PDG du constructeur, aurait minoré ses revenus d’environ 5 milliards de yens, soit 39 millions d’euros. C’est à cette heure le seul fait judiciaire. Selon nos informations, Carlos Ghosn, qui n’a toujours pas été mis en examen pour cette infraction à la loi FIEL – Financial Instruments and Exchange Law -, nie en bloc ces accusations.

Dans les heures qui ont suivi son arrestation spectaculaire puis sa mise en garde à vue, Hiroto Saikawa a assuré que Carlos Ghosn avait monté, avec la complicité de Greg Kelly, son adjoint, deux autres malversations. Sans apporter de détails, il a évoqué des abus de biens sociaux ainsi que l’utilisation frauduleuse d’investissements effectués par le constructeur.

Dans la foulée, la presse japonaise a affirmé que Carlos Ghosn aurait continué, après 2015, de sous-évaluer ses revenus dans les documents remis aux autorités boursières et leur aurait également dissimulé le versement de bonus indexés sur l’évolution de l’action du groupe.

Les médias assurent par ailleurs qu’il aurait profité de l’usage, dans plusieurs pays, de résidences de luxe achetées à sa demande par la société Zi-A Capital BV, une filiale de Nissan basée aux Pays-Bas. Ces acquisitions à Rio de Janeiro, Tokyo, Amsterdam ou encore Beyrouth auraient été dissimulées par des montages dans des paradis fiscaux. Selon la presse nippone, cette même entité aurait été utilisée pour payer des « missions de consulting » de plusieurs dizaines de milliers de dollars à la soeur aînée du patron déchu. Côté français, la nouvelle direction de Renault « a lancé un audit à la fois sur les questions de rémunération et les questions d’abus de bien social, pour vérifier qu’il n’y a rien eu de difficile, de délicat », a indiqué dimanche le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire.

Si le flou demeure sur la plupart de ces accusations, le procureur général adjoint Shin Kukimoto a déclaré que l’affaire Ghosn était « l’un des types de crime les plus sérieux » compris dans le spectre de la loi financière japonaise de 2006, et que le suspect risquait jusqu’à 10 ans de prison.

VIDEO. Carlos Ghosn en prison, Renault navigue à vue : le point sur la situation

2. Le Japon peut-il le garder en prison durablement ?

Arrêté dans la soirée du 19 novembre sur le tarmac de l’aéroport d’Haneda à Tokyo par les agents du procureur, Carlos Ghosn a été présenté à un juge le mardi 21.

Ce magistrat lui a signifié son placement en garde à vue pour dix jours supplémentaires. A l’issue de cette première phase, le procureur devrait réclamer dix autres jours de garde à vue pour compléter son enquête et rédiger la mise en examen de l’ancien patron.

Il n’est toutefois pas certain que Carlos Ghosn pourra être libéré sous caution à l’issue de ces 22 journées passées dans le centre de détention de Kosuge, au nord de Tokyo. Si les informations qui ont fuité dans la presse, ces derniers jours, s’avéraient correctes, le parquet pourrait avoir accumulé au fil de ses investigations suffisamment d’informations pour ouvrir une seconde instruction contre Carlos Ghosn. Elle pourrait notamment porter sur des dissimulations de revenus réalisées après 2015. Le dirigeant devrait dès lors être « réarrêté » à l’issue de son actuelle garde à vue.

A Tokyo, les analystes étrangers estiment toutefois que le sort judiciaire de Carlos Ghosn pourrait être influencé par des considérations plus politiques. Le maintien en détention pendant un temps long d’une personnalité si emblématique pourrait être jugé inopportune par le pouvoir politique japonais qui cherche, dans sa stratégie de croissance, à attirer plus d’investissements étrangers. L’arrestation spectaculaire de ce patron étranger, qui tranche avec la relative clémence accordée aux dirigeants japonais impliqués dans des délits financiers, a jeté un coup de froid dans la communauté d’affaires occidentale. Et Tokyo pourrait encourager sa justice à ne pas conserver Carlos Ghosn trop longtemps derrière les barreaux, avant son procès.

3. A-t-il été piégé ?

Un temps évoquée par les proches de Carlos Ghosn, la  théorie du complot peine à convaincre : selon cette thèse, le dossier aurait été monté, ou en tout cas lourdement plombé, par les dirigeants de Nissan pour éviter une fusion dont ils ne voulaient pas. Sans préjuger de la suite qui sera donnée par la justice à l’affaire, nombre des proches de Renault, qui ont refusé au départ de croire à la gravité des faits reprochés au PDG, commencent à voir leurs certitudes ébranlées. « Le dossier n’est peut-être pas si vide que cela… », avoue l’un d’eux.

Ils sont notamment troublés par le fait que les deux administrateurs représentant Renault au  Conseil de Nissan (Bernard Rey et Jean-Baptiste Duzan), arrivés avec l’intention de demander une simple suspension temporaire du président en vertu de la présomption d’innocence, ont finalement voté pour sa destitution. Aucun élément n’a encore été communiqué à Paris, et les deux administrateurs se sont engagés auprès du conseil de Nissan à ne rien dévoiler. « Selon eux, les éléments apportés étaient probants et sans aucune ambiguïté », dit une source proche du groupe.

A l’Elysée et à Bercy, on n’a jamais réellement cru non plus à une machination. « Un complot créerait une crise diplomatique tellement grave que nous préférons faire le pari de la confiance aux Japonais », nous expliquait-on à l’Elysée la semaine dernière. L’hypothèse d’un dossier accumulé au fil des années, que les dirigeants Japonais auraient conservé pour le ressortir au moment opportun, suscite aussi des doutes. « En cas de fuite, le risque aurait été trop grand pour l’entreprise », juge un bon connaisseur des deux groupes.

Reste que l’affaire tombe à un moment particulier pour l’Alliance : l’Etat français (qui détient 15 % de Renault) avait demandé à Carlos Ghosn de trouver un moyen de consolider la structure juridique de ce partenariat original. Selon une source proche de Renault, il avait prévu de proposer un schéma d’ici à la prochaine assemblée générale, en juin 2019. Lequel ? Etait-il avancé ? Défavorable à Nissan ? A ce stade rien n’est certain.

4. Que veut Nissan ?

« L’Alliance va devoir évoluer, le statu quo n’est plus tenable ». Emanant de l’un des pionniers de l’Alliance Renault-Nissan, ce constat est désormais largement partagé. Qu’elle ait été manigancée par les dirigeants de Nissan ou pas, la chute de Carlos Ghosn va précipiter la refonte de ce partenariat original , fondé sur des synergies et des participations croisées. Tout en s’en défendant officiellement, Nissan compte bien en profiter pour gagner un peu plus de pouvoirs, selon des sources internes citées par la presse japonaise.

A Yokohama, on a toujours eu du mal à digérer le déséquilibre entre les deux groupes. Renault détient 43,3 % du capital du constructeur nippon, tandis que Nissan possède 15 % du Losange – une situation liée à la situation de Nissan, au bord de la faillite lorsque Renault l’a repris en 1999.  Une fois le groupe redressé , la situation a généré de nombreuses frustrations, amplifiées par la présence de l’Etat français au capital de l’ex-Régie (15 %).

Faire évoluer les pouvoirs au sein de l’Alliance ne sera pas simple. Détricoter les nombreuses coopérations en cours des deux groupes  semble peu probable, tant le coût serait élevé pour chacun d’eux . Mais de rudes négociations s’annoncent en coulisses. Compte tenu de l’importance des deux groupes dans chacun des deux pays, le sujet est déjà devenu politique. Pas de précipitation toutefois. « Il est hors de question de toucher à la structure de l’Alliance dans ce contexte », disait-on à l’Elysée la semaine dernière.

La question de la gouvernance, au moins intérimaire, va toutefois se poser rapidement. Carlos Ghosn est toujours président de RNBV, la structure juridique de l’Alliance, basée à Amsterdam. Un poste statutairement pourvu par Renault, mais il est peu probable, dans l’environnement actuel, que Nissan accepte la nomination de Thierry Bolloré, aujourd’hui seul pilote du Losange. La présidence de l’Alliance restera à un Français malgré la crise, a néanmoins assuré dimanche le ministre de l’économie Bruno Le Maire. Selon plusieurs sources de presse, une réunion, prévue de longue date, doit se tenir à Amsterdam cette semaine.

5. Où en sont les relations entre les deux partenaires ?

Officiellement tout va bien. Dans leurs messages respectifs envoyés aux salariés la semaine dernière, les dirigeants opérationnels des deux groupes, Hiroto Saikawa et  Thierry Bolloré , ont insisté sur leur attachement à l’Alliance.

Pourtant, depuis l’arrestation de Carlos Ghosn, les langues se sont déliées à Tokyo et ont laissé entrevoir un fort ressentiment des cadres japonais contre leurs « partenaires » français. Chez Nissan, les critiques se concentrent sur Carlos Ghosn. On lui reproche son désintérêt « supposé » pour l’entreprise dont il a cédé le titre de PDG fin mars 2017 (une critique aussi entendue à Paris, où certains s’inquiétaient régulièrement de son agenda en tant que président simultané de trois constructeurs).

Depuis qu’il a transmis le pouvoir exécutif à Hiroto Saikawa, Carlos Ghosn n’aurait été présent au Japon que quelques jours tous les deux mois, tout en continuant à percevoir un salaire maintes fois supérieur à celui des dirigeants nippons du constructeur. Une situation très mal vécue dans un « Japan Inc » où les écarts de salaires entre les salariés et leurs dirigeants restent contenus.

Une partie de la direction de Nissan s’est aussi agacée de l’attitude de Carlos Ghosn lors de la découverte, depuis l’an dernier, de plusieurs scandales, datant de son règne de PDG, dans les usines du groupe. En juin, le patron avait d’ailleurs été vertement pris à partie lors de l’assemblée générale de Nissan. Un investisseur l’avait accusé de ne s’être jamais formellement excusé, fin 2017, après la découverte de procédures de tests non conformes, et d’avoir laissé Hiroto Saikawa faire face seul à la tourmente. « Vous êtes le visage de Nissan ! Vous auriez dû intervenir ! », s’était-il emporté.

Carlos Ghosn est enfin régulièrement soupçonné d’avoir obéi à des pressions politiques de Paris et d’avoir, à plusieurs reprises, attribué à des usines françaises des productions de modèles initialement programmées ailleurs par les ingénieurs japonais.

Chez Renault (où l’on a au contraire soupçonné pendant des années Carlos Ghosn de favoriser Nissan au détriment du Losange), cette rancoeur surprend et alimente l’inquiétude. Selon plusieurs sources syndicales, le  message de Thierry Bolloré a certes rassuré en interne sur le fait qu’il y a un pilote dans l’avion. L’affaire n’en a pas moins tétanisé les équipes – en particulier celles qui travaillent avec des Japonais. « Certains se sentent mal à l’aise aujourd’hui », dit un syndicaliste. Quoiqu’il arrive, l’affaire laissera des traces.


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