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Les cadres, grands perdants de la justice négociée

Plus efficaces, plus rapides, sans être moins sévères,  les procédures négociées ont été saluées comme un progrès judiciaire . Certes, elles permettent bien souvent à l’entreprise d’éviter le procès et à l’Etat de mieux sanctionner et récupérer plus vite le manque à gagner né de la fraude ou de la corruption. Mais elles comportent un angle mort qui commence à se voir : les salariés et managers entraînés dans une affaire, qui bien souvent les dépasse, sont parfois laissés sur le carreau de la négociation.

Ainsi, ce 17 décembre devant le tribunal fédéral du district Est de New York, une salariée de Société Générale va contester sa mise en accusation par la justice américaine dans une des affaires du Libor. Ces dossiers ont embrasé la planète financière mais loin, très loin d’une responsabilité individuelle : plusieurs banques avaient manipulé à leur profit ce taux qui sert de référence à des milliers de contrats dans le monde.

Comme d’autres établissements financiers, Société Générale a alors négocié avec le ministère de la Justice américain (DoJ) pour éviter un procès. Il s’en est sorti avec une amende de 750 millions d’euros.  Mais Danielle Sindzingre, chargée de la trésorerie de la banque au niveau mondial à l’époque des faits, et Muriel Bescond, alors à la tête de la trésorerie pour la France, restent, elles, seules poursuivies outre-Atlantique pour avoir, selon l’acte d’accusation de 2017, soumis de fausses informations relatives aux taux auxquels la banque pouvait emprunter. Une bien lourde responsabilité pour des managers qui n’ont eu aucun enrichissement personnel et ont agi sur ordre de leurs supérieurs. Interrogées plusieurs fois lors de l’enquête interne, elles ont coopéré et n’ont pas vraiment compris ce qui leur arrivait en apprenant leur inculpation.

Un système pervers

Certes, aux Etats-Unis, les personnes physiques, comme les personnes morales, peuvent négocier un  « deffered prosecuted agreement » (DPA), où la reconnaissance des faits aboutit à une forte amende. Mais, de plus en plus, la justice cherche des « coupables ». Le « Yates Memorandum », publié en 2015 par le DoJ, a clairement voulu replacer « la responsabilité individuelle au coeur de [sa] stratégie ». Et la justice américaine applique pour les personnes physiques les mêmes règles d’extraterritorialité que pour les personnes morales. L’entreprise est donc amenée à « coopérer » avec la justice américaine, quitte à pointer les dysfonctionnements de tel ou tel de ses services.

Un système pervers, car les salariés pris dans la nasse peuvent encourir plusieurs années de prison s’ils mettent le pied sur le territoire américain, et doivent parfois payer de fortes sommes. L’entreprise, de son côté, ne peut assurer ses cadres contre les poursuites judiciaires, pas plus qu’elle ne peut négocier ou payer pour eux, sans craindre d’être poursuivie pour abus de bien social – la faute pénale supposée ne pouvant être supportée que par l’auteur(e) de l’infraction. Mais doit-elle pour autant ne pas les dédommager d’avoir été entraîné(e)s dans une telle galère ?

La victoire remportée récemment par un ancien salarié d’Alstom pourrait cependant changer la donne. Poursuivi aux Etats-Unis pour des faits de corruption en Indonésie, Alstom avait versé, en 2014, 772 millions de dollars pour clore le dossier. Mais un ancien dirigeant d’une filiale de droit anglais d’Alstom restait poursuivi. Par un arrêt du 24 août 2018, la cour d’appel de New York a reconnu l’incompétence de la justice américaine, en relevant notamment que l’ex-salarié n’avait travaillé que pour la filiale britannique. Une première. « L’arrêt donne les coudées plus franches aux citoyens non américains poursuivis par le DoJ. Ce dernier, présentant leur condamnation comme inéluctable, fait habituellement pression sur eux pour qu’ils témoignent contre leur entreprise, ou les uns contre les autres », note Félix de Belloy, avocat et expert des procédures négociées avec les Etats-Unis.

Eviter le procès

La situation pour les managers ou salariés n’est guère plus enviable en France : à chaque audience d’homologation d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), le parquet prend soin de préciser que l’amende négociée par la personne morale « ne concerne en rien les poursuites engagées à l’encontre des personnes physiques ». Ainsi, en négociant la première CJIP  il y a un an, HSBC Private Bank a accepté de payer une amende de 300 millions d’euros . Mais deux de ses ex-managers restent poursuivis. Même chose pour la CJIP dans l’affaire libyenne de Société Générale.

La plupart de ces cadres essayent de négocier un plaider-coupable qui peut leur éviter le procès, mais pas la condamnation. Encore faut-il que celui-ci soit homologué. Ainsi, dans  l’affaire de blanchiment de fraude fiscale de la banque UBS , l’ancien directeur commercial français, Patrick de Fayet, a vainement tenté de négocier. Las, le juge chargé de l’homologation de la transaction a refusé l’accord. Et l’ex-cadre s’est retrouvé en novembre dernier sur le banc des prévenus.

La méthode pourrait même, à terme, jouer contre la CJIP : quid, par exemple, d’une convention négociée par une entreprise dont le PDG est parallèlement mis en examen dans la même affaire ? La reconnaissance des faits par l’entreprise plombera fortement la défense du dirigeant. Pas certain, alors, que celui-ci ait envie que sa société reconnaisse quoi que ce soit.


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