Napoléon : la correspondance est assurée
La nouvelle conservatrice du musée Fesch d’Ajaccio a annoncé ce samedi la découverte dans la modeste bibliothèque de l’établissement de lettres rares de la famille impériale, notamment de la mère de Napoléon et de Marie-Louise. Au même moment, l’entreprise, un temps envisagée par Jean Tulard dans les années 80, puis entamée en 2001, de la publication intégrale de la correspondance napoléonienne arrive à son terme ce lundi 30 avril avec la parution du quinzième et dernier volume.
Titanesque, pharaonique… Les adjectifs manquent pour qualifier ce travail éditorial mené par Fayard, en collaboration avec la fondation Napoléon. L’occasion de dresser un bilan avec son directeur, Thierry Lentz, et d’examiner avec lui cet ultime ouvrage, émouvant, qui couvre la période 1814-1821.
Le Point : Comment est née cette aventure ?
Thierry Lentz : Sur un coup de tête. J’avais été nommé depuis un an à la tête de la fondation Napoléon quand je suis allé voir notre président, le baron Gourgaud, pour lui déclarer qu’il fallait un grand projet scientifique qui nous mobilise. Sans réfléchir, le baron a répondu : et si on se lançait dans la correspondance ? Sans réfléchir davantage, j’ai dit oui.
Quel était l’état des lieux à cette époque ?
Une première édition avait été menée sous le Second Empire. Mais elle mêlait aux lettres des ordres, décrets et proclamations. Par ailleurs, la première commission avait été démise lorsqu’on s’était aperçu que certaines lettres mettaient en cause des proches de Napoléon. Une deuxième commission, sous la présidence du prince Napoléon (« Plon-Plon »), avait été nommée, qui avait mené un travail hagiographique, caviardant de nombreux passages. À ces 32 volumes, qui couvraient environ 22 000 missives, différents ouvrages avaient été rajoutés à la fin du XIXe siècle, pour corriger les erreurs de la commission, en particulier ceux de Léon Lecestre, qui avait trouvé plus de mille lettres inédites.
Comment ont été menées les recherches pour arriver à ce chiffre de 40 787 lettres ?
Les Archives nationales nous ont été d’un grand secours, car nous avons eu accès aux minutes de la secrétairerie d’État, que nous avons fait numériser. Par ailleurs, Martine de Boisdeffre, la directrice des Archives de France, a rédigé une circulaire mondiale qu’elle a adressée à 250 centres d’archives à l’étranger. La première lettre qui nous soit parvenue arrivait ainsi d’un fonds australien. Cela fut aussi une opération diplomatique. L’ancien ambassadeur de Russie à Paris est devenu ministre de la Culture et nous a appelés un jour pour nous remettre toute une série de lettres que les Russes avaient interceptées à l’époque, mais aussi lors de la chute du tsarisme, avec les archives des aristocrates russes. Je me souviens qu’à notre première réunion en 2001, Jean Tulard a déclaré : nous serons tous morts quand cette entreprise sera achevée. C’était sans compter sur l’aide de près de 450 personnes qui ont participé à l’aventure, tous les historiens de la place, mais aussi une armée de bénévoles, des fanatiques napoléoniens que nous avons réunis et formés. C’est à eux que nous devons l’index de 19 000 noms accompagnés chacun d’une mini-biographie. Pour permettre de croiser les sources et les citations, nous avons pu compter aussi sur un logiciel mis au point par l’École française des Télécoms.
Venons-en à ce dernier volume. Une partie couvre la campagne de France (janvier-mars 1814) où Napoléon, dans ce baroud d’honneur, alors qu’il fait face à un ennemi largement supérieur en nombre, fait preuve d’une incroyable activité sur le terrain comme avec la plume…
Rappelons que c’était sa seule façon de communiquer. Par ailleurs, il n’y a jamais de transmission verbale chez lui. Tout est noté, consigné. C’est l’anti-Hitler. Il va dans les moindres détails. Mais il n’écrit pas à tout le monde. Il respecte avec un très grand soin la hiérarchie qu’il a lui-même créée, ne s’adressant qu’au chef des armées, Berthier, ou à ses ministres, jamais à un préfet par exemple. « Je suis un monstre d’habitudes », déclarait-il pour résumer ce sens extrême de l’organisation.
Il écrit une très longue lettre datée du 8 février 1814 à son frère Joseph dont il souligne de larges passages…
Il est furieux contre Joseph qu’il accuse d’avoir mal interprété ses propos quant à l’évacuation éventuelle de Paris. Il lui rappelle que la capitale ne doit pas être abandonnée de son vivant. Un peu plus loin, il lui précise que s’ils n’ont pas de nouvelles de lui, alors oui, on pourra se retirer de Paris. Joseph s’appuiera sur ces lettres lorsque le 30 mars 1814, l’ennemi étant à Clichy et à Pantin, on discute en Conseil de la marche à suivre. « Si vous n’avez pas de nouvelles de moi, vous pouvez évacuer », lui avait écrit Napoléon. Ce qui sera le cas, on ne savait plus où était l’Empereur, bloqué à Juvisy.
Napoléon signe son abdication le 6 avril à Fontainebleau, mais dans les jours suivants, ses lettres, en particulier à Marie-Louise, témoignent qu’il essaie encore de se battre…
Même si son abdication ne sera ratifiée que le 11 avril, il ne baisse pas les armes. Avec la ténacité extraordinaire qu’il a démontrée lors de la campagne de France marquée par de nombreuses victoires, il continue à vouloir attaquer Paris, même avec 12 000 pauvres soldats et malgré la trahison du corps de Marmont qui défendait l’accès à Fontainebleau et l’a laissé à découvert.
On est frappé par la tendresse de ton à l’égard de Marie-Louise. « Je souffre de ce que vous souffrez », écrit-il…
Je conseille aux hommes, jeunes ou moins jeunes, de s’inspirer des lettres que Napoléon envoyait à Marie-Louise ou à Joséphine au début de leur amour, ils seraient étonnés. Il écrivait toujours à Marie-Louise de sa main, alors que pour la plupart des lettres, il dictait à une armée de secrétaires qui mettaient en forme, heureusement du reste, tant son écriture était illisible. On a longtemps considéré Marie-Louise comme une idiote, mais la biographie publiée l’an dernier par Charles-Eloi Vial a corrigé cette image. Napoléon l’a aimée sincèrement, un amour réciproque. Il ne faut pas oublier qu’en 1814, Marie-Louise était régente, il lui donne donc certains ordres. Par ailleurs, Marie-Louise est vraiment malade, elle n’oublie pas le sort que les Français ont réservé à sa tante, Marie-Antoinette…
Le 16 avril 1814, Napoléon avoue à Joséphine qu’il ne se porte pas bien, dans une de ses plus belles lettres (voir l’extrait), alors que le même jour ou presque, il certifie à Marie-Louise qu’il se porte très bien. Pourquoi cette différence ?
Il se montre d’une plus grande sincérité à l’égard d’une Joséphine qui n’est plus rien, tandis que Marie-Louise demeure un pion politique à qui il convient de ne pas tout dire, elle est en contact avec son père, l’empereur d’Autriche…
À Joséphine, 16 avril 1814, Fontainebleau.
« Je vais dans ma retraite substituer la plume à l’épée. L’histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m’a vu que de profil, je me montrerai tout entier. Que de choses n’ai-je pas à faire connaître ! Que d’hommes dont on a une fausse opinion ! J’ai comblé de bienfaits des milliers de misérables ! Qu’ont-ils fait dernièrement pour moi ? Ils m’ont trahi, oui, tous. »
Le 11 avril 1814, il écrit à Caulaincourt, son ministre au congrès de Châtillon, pour sonder les Anglais afin de savoir s’ils seraient prêts à l’accueillir sur leur sol. Étonnant…
Il a toujours pensé que son plus terrible ennemi accepterait de le recevoir. Il a cru, et en cela, il a eu tort, que les Anglais conservaient une attitude chevaleresque. Le 13 juillet 1815, après Waterloo, il réitère sa demande et au régent anglais George-Auguste, il écrit : « Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir sur le foyer du peuple britannique. » Il sera très surpris de la direction que prendra le navire anglais qui est venu le convoyer.
Le 11 mars 1815, il écrit de Lyon pour la première fois depuis son départ de l’île d’Elbe au général Bertrand ainsi qu’à Marie-Louise, une missive qui résume la fulgurance de sa remontée : « Ma bonne Louise, je t’ai écrit de Grenoble que je serai à Lyon et bientôt à Paris. Mon avant-garde est à Chalon-sur-Saône. » Puis il ajoute : « Viens me rejoindre. » Quelle a été la réaction de Marie-Louise ?
Elle n’a pas ouvert la lettre. Jusqu’au printemps 1814, elle a été très attachée encore à l’Empereur, mais lorsqu’il a été sur l’île d’Elbe, on lui a rapporté certaines infidélités, passées ou présentes. Marie Waleska est allée rendre visite à Napoléon sur l’île, cela s’est su. Ordre lui est donné de ne plus ouvrir les lettres qu’elle recevra et de les transmettre à son mari. De toute manière, elle a déjà un amant, Neipperg, avec qui elle aura deux enfants. Quant à sa remontée depuis Golfe-Juan, rappelons qu’il n’a écrit qu’assez tard, car il ne fut longtemps sûr de rien, incertain sur la suite et donc sur les ordres à donner.
Le 19 juin 1815, au lendemain de Waterloo, il écrit à son frère Joseph, président du Conseil des ministres : « Tout n’est point perdu. » Dans cette lettre extraordinaire, il imagine tout ce qu’il va pouvoir faire encore, lever 100 000 conscrits, il désigne les régions qui y pourvoiront, il affirme qu’il « accablera l’ennemi », il suffit que la Chambre continue à le suivre malgré « cette horrible échauffourée », terme par lequel il désigne Waterloo…
Mais la Chambre ne le suivra pas. S’il se bat jusqu’au bout, s’il sent bien que tout lui échappe, il ne veut pas le reconnaître et ne comprend pas que les Chambres, à la suite du passage des Bourbons, sont devenues libérales. Cette orientation le dépasse et il se sentira très trahi lorsque le lendemain, elles lui feront savoir que s’il n’abdique pas, elles proclameront sa déchéance.
Peu de lettres pendant le séjour à Sainte-Hélène, hormis la longue protestation en 1817 à Lord Liverpool, Premier ministre britannique, mais quelques-unes en anglais, adressées à Las Cases…
… qui était son professeur d’anglais. Il voulait pouvoir lire les journaux britanniques, continuer à s’informer. Même si son orthographe est phonétique, il a fait en quelques mois des progrès notables, alors qu’il ne parlait pas un mot jusque-là.
La dernière lettre est datée du jour de sa mort et adressée à Hudson Lowe, le gouverneur de Sainte-Hélène. Elle fait état de sa mort, mais n’est pas de sa main. Pourquoi l’avoir insérée ?
Elle a été écrite par le général Montholon, mais par ses mémoires, on sait qu’elle lui avait été dictée par Napoléon juste avant qu’il ne meure pour qu’elle soit transmise aux journaux anglais. Il était difficile de résister à la tentation de l’ajouter. Napoléon qui annonce lui-même sa propre mort à son geôlier.
Connaît-on ses dernières paroles ?
« France… Armée… Tête d’armée. » La veille, il avait demandé par deux fois le prénom de son fils. « Napoléon », lui avait-on répondu.
Vous êtes-vous lancé dans une nouvelle entreprise éditoriale ?
À l’automne, nous allons lancer avec Perrin « La Bibliothèque de Sainte-Hélène ». Après la réédition en format broché du Mémorial de Las Cases, publié l’an dernier en édition de luxe et déjà épuisé, nous publierons des inédits sur la période 1815-1821. Le journal complet du général Gourgaud, des textes anglais, dont ceux de O’Meara, le médecin de Napoléon et, début 2021, les cahiers du grand Maréchal Bertrand, qui avaient été partiellement retranscrits, il manquait en particulier toute l’année 1820 sur laquelle justement nous avons le moins d’informations.
Napoléon Bonaparte. Correspondance Générale. Tome quinzième. Les Chutes (1814-1821). Ed Fayard/Fondation Napoléon. 1 500 pages, 54 euros.
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Napoléon Bonaparte. Correspondance générale. Tome quinzième. Les Chutes (1814-1821). Éditions Fayard/Fondation Napoléon. 1 500 pages, 54 euros.
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