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De Suzanne Lenglen à Serena Williams : ça fait un siècle que les hommes décident de la tenue des joueuses de tennis

La tenue moulante de l’Américaine, qui souffre de problèmes de circulation sanguine, se retrouve au cœur d’une polémique, trois mois après Roland-Garros. Dans un sport coutumier du fait.

Balayée, la réforme à la hache de la Coupe Davis. Oubliés, les premiers tours de l’US Open. Le monde de la petite balle jaune se déchire sur une question de chiffons. Tout a commencé par quelques phrases extraites d’une interview du président de la Fédération française de tennis, Bernard Giudicelli, dans le numéro de septembre de Tennis Magazine. Il évoque l’instauration d’un dress code à Roland-Garros : « La combinaison de Serena Williams cette année, par exemple, ça ne sera plus accepté. Il faut respecter le jeu et l’endroit. » Deux mois plus tôt, porte d’Auteuil, la championne américaine avait fait sensation dans une tenue moulante allant du cou aux chevilles. Une énième audace vestimentaire – motivée par des raisons médicales – qui ne passe pas. 

« Une fois encore, on se retrouve avec des hommes qui veulent gouverner le corps des femmes, s’insurge la sociologue Béatrice Barbusse, auteure du livre Du sexisme dans le sport. Dans les sports d’origine aristocratique, comme le tennis, les injonctions vestimentaires sont encore plus fortes que dans d’autres disciplines. » Car si les hommes ont mis une vingtaine d’années à faire accepter le short, à partir des années 1930, la bataille que mènent les femmes pour pouvoir jouer dans la tenue qui leur plaît n’est toujours pas achevée.

La joueuse de tennis française Suzanne Lenglen lors d\'un match de Wimbledon (Royaume-Uni) en 1926.La joueuse de tennis française Suzanne Lenglen lors d’un match de Wimbledon (Royaume-Uni) en 1926. (CENTRAL PRESS / HULTON ARCHIVE)

Dans les premières décennies du tennis, on joue dans les mêmes vêtements que ceux utilisés pour prendre le thé dans les salons victoriens. Les joueuses portent ainsi un corset sous leur ample robe… jusqu’à ce que la fantasque Française Suzanne Lenglen envoie tout balader dans les années 1920, en se pavanant en manteau de fourrure, dans une robe signée du grand couturier Jean Patou (et en sifflant une rasade de cognac lors des changements de côté, mais ceci est une autre histoire). Interrogée dans Sports Illustrated en 1991, la toute jeune Monica Seles ne cachait pas son admiration pour cette pionnière : « C’était une rock-star, bien avant l’invention du rock. Il y avait une attente incroyable avant ses matchs. Tout le monde se demandait ce que Suzanne allait porter. J’adorerais être comme ça. »

Preuve de l’influence de Lenglen, la bonne société adopte son bandeau et ses chaussettes retroussées comme signe de modernité. Le débat fera rage sur l’usage d’une robe ou d’une tenue composée de deux pièces avec l’autre fashionista du moment, Helen Mills. Ce qui ne veut pas dire que la bataille du corps est gagnée. Chaque joueuse qui ose découvrir un peu plus ses mollets le fait à ses risques et périls. Prenez Helen Jacobs en 1930, qui a l’outrecuidance de jouer en short. Bud Collins, un journaliste américain présent sur le circuit depuis plus d’un demi-siècle, raconte au Guardian que « les gens étaient effarés… sauf le duc de Windsor. Il a dit publiquement qu’il aimait regarder de jolies jambes. » Puritanisme-machisme, 15a.

Après guerre, Wimbledon et son dress code qui lave plus blanc est de nouveau le théâtre de polémiques qui font sourire aujourd’hui. En 1947, Betty Hilton arbore une robe avec un léger liseré bleu, une révolution dans un monde monochrome. La réac de service se nomme ce jour-là Hazel Wightman, ancienne joueuse américaine, qui estime sans rire qu’Hilton a perdu car elle était « mal à l’aise avec la couleur sur sa robe », raconte le New York Times. Deux ans plus tard, l’Américaine Gussie Moran fait sensation quand elle laisse entrevoir la dentelle de son boxer sous sa robe en servant ou en s’étendant pour renvoyer une balle. « C’était la Anna Kournikova de l’époque », salue son contemporain Jack Kramer dans le Los Angeles Times en 2002. A chaud, les commentaires sont moins amènes, et nombre de joueuses déplorent qu’elle concentre sur elle les feux des projecteurs. 

La joueuse américaine Gussie Moran lors d\'un match à Wimbledon (Royaume-Uni) le 22 juin 1949.La joueuse américaine Gussie Moran lors d’un match à Wimbledon (Royaume-Uni) le 22 juin 1949. (GEORGE W. HALES / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Derrière ces deux robes se cache un seul créateur, Ted Tinling, alors salarié du tournoi de Wimbledon (si, si). « Il avait édicté comme règle qu’aucune joueuse ne pouvait porter deux fois la même robe lors d’un tournoi, décrit Nicole Markham, conservatrice des collections à l’International Tennis Hall of Fame. Autre règle : il ne pouvait créer une robe pour une joueuse qu’après l’avoir vue jouer, pour refléter aussi sa personnalité ». Prenez Gussie Moran : « Ce n’était pas une révolutionnaire, s’est défendu le couturier dans le Times. Elle portait cette robe pour deux raisons : ça la mettait en valeur et une robe courte lui permettait de mieux bouger sur le court. » N’empêche, quelques mois plus tard, hauteur de robe et échancrure du décolleté sont strictement codifiées, et les excentricités bannies. Pas qu’à Wimbledon, mais aussi dans ce qui deviendra l’US Open. 

Cette position conservatrice vole en éclats dans les années 1970 quand les mœurs se libèrent. Et encore une fois, Ted Tinling n’est pas loin. Le créateur a habillé jusqu’à 80% des joueuses à cette époque, souligne Nicole Markham. Un âge d’or, pour beaucoup de joueuses de cette époque. « Nous étions libres de nous habiller comme on voulait, se souvient dans L’Equipe Chris Evert, qui surprenait ses fans à chaque match ou presque. Aujourd’hui, c’est du business, les tenues servent à faire vendre des équipements, donc elles doivent être le plus communes possible. » Un avis partagé par des joueuses du XXIe siècle, comme Tatiana Golovin, qui déclarait lors de l’inauguration d’une exposition consacrée à la mode au musée de Roland-Garros : « La mode était bien plus audacieuse à l’époque. Les joueuses portaient de la dentelle, et leurs tenues combinaient le risque et l’élégance. Elles sont bien moins féminines aujourd’hui. »

L\'Américaine Chris Evert lors d\'un match à Wimbledon (Royaume-Uni), en 1974.L’Américaine Chris Evert lors d’un match à Wimbledon (Royaume-Uni), en 1974. (FRANK TEWKESBURY / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Le dernier coup d’éclat de Ted Tinling fait écho à la polémique actuelle, quand il dessine pour la joueuse américaine Anne White, en 1985, une combinaison intégrale blanche qui passe dans un premier temps la censure arbitrale de Wimbledon. La rencontre de la joueuse contre Pam Shriver est interrompue par la nuit et, au moment de quitter le court, l’arbitre lui glisse qu’elle ferait mieux de trouver autre chose à porter le lendemain. White, qui défend sa combinaison comme « le futur équipement standard des joueuses de tennis », réussit son coup : cinq des huit quotidiens nationaux font leur une sur cette joueuse anonyme qui n’a gagné que quatre matchs à Wimbledon en une dizaine d’années.

Cela lui vaut quelques solides inimitiés, à commencer par la légendaire Martina Navratilova, agacée par tant de publicité : « Si vous n’arrivez pas à faire parler de vous raquette en main, j’imagine que vous essayez d’y parvenir par d’autres biais. » Pam Shriver, citée par le LA Times, n’est guère plus solidaire : « Son petit coup a marché. Maintenant, elle a perdu, on n’en parle plus. »

Tinling meurt en 1990, et avec lui une certaine idée de l’audace sur les courts. Les tenues deviennent bariolées, fonctionnelles et, à quelques exceptions près, assez interchangeables. « Certes, on n’utilise plus de dentelle ou de froufrous, tempère Nathalie Dechy, ancienne joueuse, aujourd’hui au comité de pilotage de Roland-Garros. Mais les matières techniques ont révolutionné les tenues, ne serait-ce que pour limiter la transpiration. Croyez-moi, quand je débutais, au début des années 1990, les joueuses n’avaient guère de choix au-delà de la chemisette et de la jupe plissée. Aujourd’hui, des designers comme Stella McCartney ou Yohji Yamamoto planchent sur des tenues. Et maintenant, une fille s’éclate dans une boutique de vêtements de sport. Même si on met en place un dress code, je ne me fais pas de souci pour la créativité. »

La fashion police du tennis n’en continue pas moins de s’indigner à géométrie variable. Amélie Mauresmo s’est ainsi fait tancer pour porter un short plutôt qu’une jupe – « Anna Kournikova a adopté le short avant elle, et tout le monde trouvait ça très créatif », rappelle Nathalie Dechy. L’ancienne championne Margaret Court, tendance ultraconservatrice, y va de temps à autre de son commentaire sur la taille des jupettes des joueuses. Il n’y a guère que les sœurs Williams pour ruer dans les brancards en s’attaquant frontalement aux codes du tennis. Venus, d’abord, en 2012, avec une culotte couleur chair qui fait douter les photographes quand elle se penche au service. Le cliché fait le tour du monde, « et c’était le but », se marre la championne américaine. Les deux sœurs ont lancé une ligne de vêtements et ont manifestement tout compris aux codes sexistes des médias pour faire parler. « La prochaine fois, je mettrai de la dentelle ! »

Place désormais à l’affaire Serena Williams, énième rebondissement d’un feuilleton vieux d’un siècle pour les uns, épiphénomène pour les autres. Guy Forget, directeur du tournoi de Roland-Garros, a cherché à apaiser les tensions dans une interview à L’Equipe « [Les bas de contention], ça passera sans problème si elle porte par exemple une jupe par-dessus. » Une remarque qui fait bondir Betty Lefèvre, anthropologue à l’université de Rouen, auteure d’un article sur le port de la jupe par les tenniswomen en 2004.

C’est incroyable de constater à quel point les choses ont stagné en cent ans.Betty Lefèvreà franceinfo

Prenez la description que fait Claude Anet, son biographe, de la transgressive Lenglen contre son adversaire lors de Wimbledon 1919. « Elle est habillée d’une façon charmante, en blanc, la robe courte pour laisser toute liberté aux jambes, un peu décolletée. Les bras sont nus. Mrs Lambert-Chambert est engoncée dans une jupe ample, un peu trop longue, une blouse montante et des demi-manches. » 

Commentaire de Betty Lefèvre : « Certes, Suzanne Lenglen transgresse les codes de son époque, mais d’une façon qui rassure la société. Le journaliste insiste sur les attributs appréciés de la féminité, la robe, le décolleté, etc. C’est valable pour les années folles comme pour aujourd’hui : on a beau dire que les femmes se sont émancipées, cela n’est vrai qu’à condition qu’elles respectent les codes du masculin et du féminin. La seule chose qui a changé, c’est que ces modes de contrôle du corps ne sont plus aussi explicites. Beaucoup de femmes les ont intériorisés. La preuve, c’est que les joueuses d’aujourd’hui, on ne les entend pas beaucoup sur cette affaire. » 

Il faut chercher de l’autre côté de l’Atlantique pour trouver des voix discordantes, comme l’Américaine Billie Jean King, ex-muse de Tinling et héroïne du célèbre match de la « bataille de sexes » : « Le contrôle du corps des femmes doit cesser, écrit-elle sur Twitter. Le respect [dont parle Bernard Giudicelli quand il dit : « il faut respecter le jeu et l’endroit »], c’est ce que mérite l’exceptionnel talent de Serena Williams. »


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