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ENQUETE FRANCEINFO. « Je me promenais avec une corde dans le sac » : comment la souffrance au travail a gagné les rangs de Pôle emploi

Isolé, Pascal n’est pas au courant que se trouvent des agents en souffrance dans son service. Parmi eux, Sophie*, 47 ans, est encore très marquée par ce qu’elle a vécu. Selon elle, c’est l’ensemble de la chaîne hiérarchique qui n’a pas tenu compte de ses signalements. Nommée fin 2010 responsable d’équipe d’une agence de taille moyenne, elle dit avoir été confrontée au mépris et aux insultes de ses deux collègues. « L’une cherchait à saborder mon travail en donnant des consignes contraires à mon équipe ou en débranchant mon ordinateur pendant que je travaillais, tandis que l’autre était très grossier. En réunion, il me disait ‘ta gueule connasse, on s’en fout' », assure cette ex-ANPE. Elle en parle à son directeur d’agence et affirme gagner « un harceleur supplémentaire ». « Il me dénigre, il me dit que tout ce que je fais ne va pas », se souvient-elle, les larmes aux yeux.

Mis au courant de sa situation, le directeur territorial délégué n’agit pas, raconte Sophie. Lors d’un entretien fin 2012 avec tous les protagonistes, on lui notifie qu’« elle est la honte du bassin », soutient-elle. Sophie « perd pied », « a des pulsions morbides » et se promène « avec une corde dans le sac ». La voix tremblante, elle confie avoir pensé à se pendre dans le bureau de son directeur. En janvier 2013, surmenée, elle demande à parler au directeur d’agence, qui l’apostrophe, selon ses dires, sur la qualité de son travail. Sophie fait un malaise vagal et tombe dans les escaliers. Elle est placée en arrêt maladie, tandis que l’inspection du travail lance une enquête sur son cas.

Au mois de septembre 2013, elle est en copie d’un courrier du directeur régional adressée au contrôleur du travail. Elle y lit qu’elle n’est qu’« une affabulatrice » et que « l’ensemble des salariés ont témoigné contre elle ». « Il apparaît clairement que l’objectif de [Sophie] est (…) de tenter d’exploiter son arrêt de travail pour dénoncer une situation dont elle se trouve en réalité à l’origine et de se protéger contre d’éventuelles sanctions disciplinaires », peut-on lire dans ce courrier. Les pulsions suicidaires reviennent.

Sauvée par un coup de fil de sa sœur alors qu’elle comptait passer à l’acte, Sophie porte son affaire en justice. Elle obtient gain de cause. En janvier 2016, le conseil des prud’hommes de sa juridiction condamne Pôle Emploi à 20 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral, un jugement confirmé en appel en décembre 2017.

Au-delà de l’affaire de Sophie, les syndicalistes dénoncent l’aveuglement de la direction sur cette souffrance au travail. « Pour la direction, il n’y a jamais de problème, il y a un déni complet de tout, pour eux, ce sont des cas individuels », relève Denis Cornette, de la CGT.

Un accord sur « la qualité de vie au travail », dont la dernière version date du 17 mars 2017, a été signé. A Pôle emploi, on assure qu’il s’agit d’« un vrai sujet de préoccupation » et que la politique mise en place dans ce domaine est « sans commune mesure avec ce qui peut se faire ailleurs ». 

Mais, pour Denis Cornette, « il n’y a rien dans cet accord, (…) il a surtout été fait pour favoriser le télé-travail ». Une partie concerne pourtant bien « la prévention des violences internes » et liste les mesures mises en œuvre pour y parvenir.

Parmi ces outils, les fiches « Lisa » permettent de signaler tout type d’incidents. « Du temps de l’ex-ANPE, ces fiches ne traitaient que des incidents avec les demandeurs d’emploi. Aujourd’hui, il y a beaucoup de fiches Lisa internes, soit entre collègues, soit entre un collègue et sa hiérarchie, constate Margot Undriener, du syndicat CLL. Chez nous, le responsable régional de la sécurité d’Ile-de-France essaye de les traiter le mieux possible. Mais quand ce responsable n’est pas quelqu’un de bien, c’est une catastrophe et ça reste lettre morte, ajoute-t-elle. Il y a aussi des dossiers que ces responsables ne peuvent pas traiter, car c’est l’organisation du travail qui génère certains faits. »

L’inspection du travail d’une antenne régionale s’attaque précisément à cette organisation du travail. Cette dernière a déposé trois plaintes pour harcèlement moral, organisationnel et managérial, pour les dossiers de Sophie, Marie et Pascal. Une demande de jonction de ces dossiers a été demandée au procureur de la République de la juridiction compétente et une quatrième plainte est en cours de rédaction. Contacté par franceinfo, ce dernier indique que ces trois plaintes sont en cours d’enquête préliminaire et ne sont pas jointes pour l’instant. L’inspection du travail indique par ailleurs que le motif de la plainte est « exactement ce pour quoi France Télécom est poursuivi ».

Après une « vague de suicides » en 2008 et 2009, l’entreprise, désormais Orange, a été érigée par les médias comme le symbole de la souffrance au travail en France. France Télécom, en tant que personne morale, son ex-PDG, Didier Lombard et six dirigeants et cadres seront jugés à la fin de l’année prochaine pour « harcèlement moral » et/ou « complicité de harcèlement moral ». Selon les syndicats et la direction, lors de ces deux années, 35 salariés ont mis fin à leur jour.

Du côté de Pôle emploi, aucun chiffre officiel n’existe sur les suicides post-fusion, mais plusieurs estimations circulent. Selon la plainte de 2014 de la CFTC et des parents d’Aurore Moësan, à l’origine de l’ouverture de l’information judiciaire contre l’entreprise, « plus de 17 suicides auraient une origine professionnelle ». Depuis, aucun décompte officiel n’a été réalisé. Un syndicaliste évoque cependant des remontées de terrain faisant état de dizaines de suicides et tentatives de suicide entre 2012 et 2013.

Cette comparaison fait « tomber de l’armoire » la direction de Pôle emploi qui refuse toute analogie et souligne qu’un suicide, bien que « dramatique », a des causes multiples. 

Pascal voit cependant des points communs aux deux entreprises. Il liste « la mobilité forcée, la placardisation, les brimades, les refus de formation » comme autant de réalités vécues dans les deux sociétés. « C’est la vision par le chiffre qui est commune aux deux », poursuit l’inspection du travail décidée à aller au bout de sa démarche.

« Aujourd’hui, on peut poursuivre une entreprise pour avoir mis en place une organisation de travail pathogène, on est typiquement dans ce cadre-là, explique-t-elle. Ce qui nous intéresse, c’est la personne morale, c’est-à-dire qu’on vise la structure même de Pôle emploi même si ce sont des intermédiaires qui ont porté ce système », ajoute l’inspection du travail. Elle indique également s’être heurtée à un mur en voulant obtenir des réponses sur des cas particuliers. « L’entreprise a mis un cache sur ses yeux pour ne pas voir ce que ça implique pour ces salariés. Il y a un sentiment d’impunité totale. Ils sont tellement indéfendables qu’ils ont raison de garder le bec cloué car, sur le droit, ils vont perdre. » 

* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.

Récit : Margaux Duguet et Valentine Pasquesoone
Illustrations : Vincent Winter


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