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«Sur la route des chefferies au Cameroun», cette exposition qui «bouscule les codes»

C’est une exposition aussi rare que spectaculaire et originale dans sa démarche. Car la plupart des 270 objets et œuvres d’art mis en scène au musée du Quai Branly retourneront après leur exposition à Paris dans les vingt-quatre royaumes prêteurs du pays d’origine. Ils y retrouveront leur rôle cultuel et culturel dans la vie quotidienne des communautés des Grassfields, la région de l’ouest et du nord-ouest du Cameroun. Entretien avec la co-commissaire Rachel Mariembe, enseignante chercheuse à l’Institut des Beaux-Arts de l’université de Douala à Nkongsamba.

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Avant d’être devenue le titre de cette exposition exceptionnelle au musée du Quai Branly à Paris, La Route des chefferies est d’abord une initiative lancée en 2006 pour valoriser le patrimoine, rendre visible et fortifier l’identité culturelle de ces communautés du Cameroun. La charte du même nom, signée depuis par une cinquantaine de chefferies au Cameroun, a également pour vocation de mettre en place des « cases patrimoniales », des musées communautaires, au sein des chefferies. Des cases où les objets et œuvres d’art sont à la fois déposés pour les montrer au public, mais aussi mis à disposition pour les cérémonies et les rituels. Un concept conçu dans un esprit d’ouverture et de dialogue interculturel où le Musée des Civilisations du Cameroun (MDC) à Dschang, créé en 2010, figure comme épicentre de cette Route des Chefferies qui réunit un réseau de 27 musées dans les régions camerounaises concernées.

RFI : Sur la route des chefferies du Cameroun n’est pas une exposition comme les autres, car il s’agit d’objets et d’œuvres d’art toujours utilisés dans la vie quotidienne des chefferies au Cameroun. Quelle est pour vous la particularité de ce projet ?

Rachel Mariembe : Cette exposition bouscule les codes, parce que nous sommes dans une présentation immersive où nous n’avons pas visé le public français ou européen d’abord, mais nous avons visé la diaspora camerounaise, pour qu’ils puissent se sentir dans leur chefferie. Tout le décor a été préfabriqué au Cameroun et a été ensuite monté ici. Nous avons aussi fait venir un artiste camerounais, Banana Fashion, pour monter certains décors. Ici, dans la première partie de l’exposition, il y a des fresques réalisées par une jeune artiste camerounaise qui a réinterprété les symboles de cette richesse culturelle.

Les chefferies au Cameroun, le rôle de la femme, la question de la restitution. 03:12
Les chefferies au Cameroun, le rôle de la femme, la question de la restitution. © Siegfried Forster / RFI

Ici, le visiteur se trouve sur la route des chefferies au Cameroun. Qu’est-ce qu’une chefferie ?

Il ne faut pas comprendre chefferie uniquement en termes d’espace où la chefferie est implantée. Une chefferie est l’équivalent d’un royaume. C’est tout un ensemble constitué de villages qui peut épouser les contours administratifs – ou pas. Il y a des chefferies qui renvoient à des arrondissements, à des municipalités, mais d’autres ne le font pas. Nous avons aussi une catégorisation des chefferies en premier, deuxième et troisième degré. Cela est purement administratif. Parfois, nous avons des chefferies qui ne sont pas classées, mais qui ont le pouvoir d’introniser le chef du premier degré. Au Cameroun, nous avons des royaumes, indépendamment de ce qui peut être administratif. Ce sont d’abord des royaumes, mais représentant toute une communauté et un territoire bien délimité, avec une communauté qui s’identifie par rapport à leurs biens culturels.

Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. © Siegfried Forster / RFI

De quel pouvoir dispose aujourd’hui le chef d’une chefferie au Cameroun ?

Déjà, le chef est un auxiliaire de l’administration et le garant des traditions. Il ne gouverne pas seul. Autour du chef, vous avez le Conseil des neuf (Mkmavu) notables ou le Conseil des sept (Mkam Sombuech) notables. Ce sont des instances de régulation sociale qui travaillent à maintenir, à pérenniser et à légitimer le pouvoir du chef. Le chef est censé d’être au-dessus de tout le monde, de toute sa communauté, d’être le plus sage, celui qui représente et communique avec les ancêtres, d’être l’instance religieuse…

Quel rôle jouent les objets et œuvres d’art présentés ici dans la société camerounaise ?

Personnellement, j’ai souvent du mal à les qualifier d’œuvres d’art. Ce sont des biens culturels. Une œuvre d’art magnifique n’est pas forcément symbolique pour la communauté. Ce qui est important pour la communauté, c’est la fonction, le rôle, la symbolique de l’objet ou de l’œuvre qui importe pour la communauté. Toutes les œuvres de cette exposition sont des biens qui sont utilisés à des fins cultuels, rituels, cérémoniels. Donc, ils sont vivants. Nous les utilisons encore aujourd’hui et il a fallu des négociations, une diplomatie culturelle, pour que les communautés acceptent que les œuvres puissent participer à cette exposition. Certaines ont été « déchargées » lors d’une cérémonie pour qu’elles puissent être vues par tout le monde sans qu’il y ait une répercussion quelconque.

Ou prenons les costumes. Tous les Camerounais savent quand un costume doit être arboré et pour quelle occasion. Ou le masque éléphant de l’affiche. Au Cameroun, tout le monde sait qu’il vient de la région des Grassfields et qu’il est utilisé par des membres des sociétés secrètes ou lors des funérailles. Quant au tissu ndop, c’est une étoffe identitaire, royale, également caractéristique des Grassfields. Par exemple, pour représenter le Cameroun à l’extérieur, les équipes olympiques portent le tissu ndop, ou le tissu toghu de la partie anglophone du Cameroun.

Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. © Siegfried Forster / RFI

L’exposition évoque souvent les sociétés secrètes. L’art des chefferies est-il uniquement accessible pour les initiés ?

Les sociétés secrètes sont des organes de régulation sociale. Elles représentent les rouages économiques, politiques et culturels sur lesquels s’appuie le roi pour gouverner. Ces sociétés ont une partie invisible, des pratiques qui se font loin des regards. Mais quand cette partie est terminée et quand on est loin des ancêtres, on peut passer à la partie visible, par exemple avec des danses patrimoniales. À travers ces œuvres, nous parlons de ces sociétés secrètes.

Quelle est la signification du tissu que vous portez aujourd’hui sur la tête ?

Je le porte, parce qu’on m’a donné le titre de Mafu. J’ai été anoblie par un chef au regard de mes activités en faveur de la valorisation du patrimoine. Avec ce titre, on m’a donné l’autorisation de porter ce tissu. J’ai toute une tenue en tissu royal, le ndop. Mais, aujourd’hui, pour la présentation de cette exposition, je ne peux pas la porter. Pour des occasions officielles en présence des chefs, je peux juste porter un seul élément pour montrer que je fais partie de cette catégorie de femmes anoblies. À l’occasion [de mon anoblissement], douze chefs de royaumes étaient présents et il y en a un qui m’a donné le pouvoir par queue de cheval, d’autres ont apposé leur main sur ma tête. Pour cela, c’est un tissu royal.

Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. © Siegfried Forster / RFI

Il y a toute une salle où vous exposez des trônes encore en activité. Quelle est la différence entre un trône d’une chefferie au Cameroun et un trône d’un roi en France, en Belgique ou ailleurs en Europe ?

Le trône des chefs au Cameroun est toujours sculpté et porte des motifs, des représentations anthropomorphes ou zoomorphes. Par exemple, l’éléphant est un animal royal, parce qu’on assimile le pouvoir d’un roi à l’éléphant qui est à la fois énorme, mais aussi très doux. Il faut savoir l’apprivoiser. Et le roi, symbolisé par l’éléphant, a l’obligation d’apprivoiser sa population et inversement. Il y a aussi la panthère, un animal royal par sa férocité, car le roi doit être féroce et ferme quand il prend une décision. Tout cela se retrouve sur les trônes des rois au Cameroun. Les trônes en Europe ? Je n’oserai pas de comparaison…

Dans les chefferies au Cameroun, pourquoi la femme représente-t-elle l’unité de la cosmogonie ?

C’est la femme qui tient le royaume, parce que la femme apaise la colère du roi. Sa femme assure la pérennité, la continuité. Chez nous, on dit : le roi est mort, vive le roi ! Quand un roi meurt, on cherche celui qui le remplace. Après, il va à l’initiation et il sera toujours accompagné par une femme. Il y en a quatre femmes qui se relayent pendant le roi est en cours d’initiation. Et ce n’est que quand l’une d’entre elles a donné naissance à un enfant que le roi peut être présenté à toute la communauté comme roi, parce qu’il est viril et que la royauté n’aura pas de scission. Parmi les symboles, vous avez des cercles symbolisant la continuité. C’est la femme qui permet cette continuité. Elle a aussi l’obligation d’éduquer les enfants. Et elle représente les chefs pour certaines occasions. C’est la femme, et elle seule, qui détient les clés de certains lieux mémoriels ou cultuels.

Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. © Siegfried Forster / RFI

Beaucoup de pièces de l’exposition viennent du Cameroun, d’autres sont issues de la collection du musée du Quai Branly à Paris. Le président français Emmanuel Macron a lancé en 2017 un processus permettant la restitution de certaines œuvres d’art africain aux pays africains. Et parmi les 70 000 pièces détenues par le musée du Quai Branly, le Cameroun arrive après le Tchad en deuxième position des pays d’origine de ces œuvres. Vous êtes enseignante-chercheuse à l’Institut des Beaux-Arts de l’université de Douala, mais aussi cheffe du département « Patrimoine et muséologie ». Quel est votre point de vue sur cette question de la restitution ?

Mon point de vue est celui de la Route des chefferies qui est aussi le point de vue des professionnels, parce que la question de la restitution s’analyse au niveau culturel, sociétal et politique. Nous, à la Route des chefferies, nous travaillons à préparer le terrain pour accueillir une restitution. Mais on ne saurait se substituer aux instances décisionnelles, parce que la décision revient à l’État camerounais de demander la restitution. Il ne faudrait pas que quand ces œuvres rentrent, que leur vie s’arrête. Elles doivent s’inscrire dans une dynamique qui existe déjà. Pour cela, en attendant, nous formons, nous éduquons, nous créons des cases patrimoniales. Il y a des communautés qui ont perdu leur âme parce que les œuvres sont parties. Aujourd’hui, ils sont à leur recherche. Donc, il faut déjà identifier où les œuvres se trouvent avant de savoir ce qu’il est possible de faire.

Donc, actuellement, vous créez des « cases patrimoniales », ces musées communautaires au sein des chefferies, pour faciliter le retour des œuvres. Est-ce que vous participez aussi à la sélection des œuvres à restituer ?

Les œuvres qui sont parties, parfois nous ne les connaissons pas. Mais il y a un peu partout un travail en cours sur la provenance des œuvres. Par exemple, je travaille beaucoup avec les Allemands sur cette question. Mais il faut qu’on voie et identifie les œuvres. Comme j’ai les clés de lecture et en connaissant les Grassfields, quand je regarde les collections, je suis à même de dire : ça, c’est culturel, ça, c’est un objet d’artisanat. Quand c’est cultuel ou culturel, il faut faire quelque chose, parce que la communauté utilisatrice est à la recherche, et ne sait même pas où cela se trouve. Il faut d’abord identifier, retrouver les origines, mener des recherches… avant de voir au niveau étatique.

Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
Vue de l’exposition « Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. © Siegfried Forster / RFI

► Sur la route des chefferies au Cameroun. Du visible à l’invisible, au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, du 5 avril au 17 juillet 2022.


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