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TEMOIGNAGES. « On climatise du vide » : des salariés se désolent du gaspillage énergétique dans leur entreprise

A l’extérieur, on sue à grosses gouttes, mais au travail, Nicolas* enfile son sweat. L’informaticien assure que pendant les grosses chaleurs de cet été, la climatisation était réglée bien en dessous de 26 degrés, la limite réglementaire, dans le hangar géant où se trouve son bureau. « Avec mes collègues, on a fini par en faire des blagues, je leur demande si on ne devrait pas allumer le chauffage », s’amuse l’employé d’une enseigne d’équipement sportif. « Il y a beaucoup de bureaux et de salles de réunion inoccupées, on climatise du vide, c’est ça qui est impressionnant », reprend-il, plus sérieux.

Au-delà de l’urgence climatique, les économies d’énergie sont devenues un enjeu pressant face aux difficultés d’approvisionnement en gaz liées à la guerre en Ukraine et à l’arrêt d’une trentaine de réacteurs nucléaires en France, qui font craindre des coupures cet hiver. Le gouvernement appelle les entreprises et les administrations à la sobriété énergétique. Lors de la réunion de rentrée du Medef, Elisabeth Borne a ainsi demandé aux entreprises de réduire de 10% leur consommation d’énergies.

Si certaines sont à l’avant-garde, l’appel du gouvernement à la « mobilisation générale » pour la sobriété énergétique ne semble pas être arrivé aux oreilles de tous les patrons. Laura, ingénieure dans l’électricité, peut en témoigner. Dans le hall d’entrée de son entreprise, dans les bureaux, dans les couloirs, « des écrans LCD de 1,20 m sont allumés en continu pour dire bonjour, pour afficher les horoscopes ou la météo ». Un vrai gaspillage, déplore la trentenaire : « J’ai une petite nausée qui monte le matin en voyant tous ces écrans. » Ce qui dérange aussi la jeune femme, c’est le décalage entre les ambitions écologiques affichées de son employeur et la réalité. Son entreprise, sous-traitante dans le secteur de l’électricité, a pris le virage des énergies renouvelables.

« On produit des bornes de recharge de voitures électriques, on pourrait en installer sur notre parking, mais non ! On préfère renouveler le parc avec de grosses voitures à moteurs thermiques. »

Laura

à franceinfo

Laura habite en milieu rural et utilise sa voiture pour aller travailler. « La majorité de mes collègues font 30 km par jour sur des routes de montagne », relate-t-elle. Mais depuis la crise du Covid-19, « on ne peut plus covoiturer donc chacun vient avec son véhicule perso ». Pour limiter les déplacements polluants, elle aimerait télétravailler, mais assure que son entreprise ne lui permet pas. La jeune mère de famille hésite même à démissionner. « Je suis un maillon de la chaîne en continuant à travailler ici. J’ai deux gamins, j’ai peur pour eux », soupire-t-elle.

Dans le secteur public, les pratiques ne sont pas toujours plus vertueuses. François* aimerait que l’hôpital dans lequel il travaille en Nouvelle-Aquitaine puisse montrer l’exemple : « On est le plus gros employeur du département, si on n’agit pas, qui le fera ? » Dans son service, chaque salle de consultation est équipée d’un ordinateur qui reste allumé en continu. Selon ce médecin, si certains appareils doivent rester en veille, d’autres peuvent tout à fait être éteints, car ils ne sont pas utilisés la nuit.

Le chantier de la « chasse au gaspi » aurait déjà dû commencer dans les administrations, depuis la demande d’Elisabeth Borne en juillet de réduire la consommation d’énergies. La Première ministre avait exhorté les administrations à proposer « des plans ministériels de sobriété énergétique et d’exemplarité ».

Le témoignage d’Isabelle*, fonctionnaire à la protection judiciaire de la jeunesse, montre que tous les services publics ne sont pas exemplaires. « La machine à café et les lumières sont allumées en permanence, même quand il n’y a personne. Les collègues laissent la clim le soir et elle tourne toute la nuit », se désespère la travailleuse sociale. Sans consigne claire de la direction, impossible de changer les comportements, selon la jeune femme.

« On est un service public, on devrait montrer l’exemple… Mais on a trente ans de retard. »

Isabelle

à franceinfo

Anthony* aussi regrette l’absence de règles claires édictées par sa hiérarchie. Dans son entreprise de prestation informatique, le choix de la température de la climatisation est laissé aux employés. Pourtant, un décret impose bien de la régler au minimum sur 26 degrés, mais aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect de cette consigne. Le Toulousain se souvient même que « certaines fois, la fenêtre a été ouverte avec la clim ». Selon lui, si personne n’est chargé de vérifier que les lumières et les écrans sont bien éteints, « ça ne marche pas ».

Certains gestes de sobriété énergétique sont pourtant faciles à mettre en place, et ne concernent pas que les bureaux. Dominique*, la soixantaine, est chauffeur de bus pour une entreprise de transports en commun. Il regrette que ses collègues laissent le moteur allumé lors des périodes d’attente. Selon lui, l’entreprise devrait faire de la sensibilisation et obliger les chauffeurs à couper leur moteur dès que l’attente dépasse deux ou trois minutes. « Ça m’énerve, car c’est exactement le genre de comportement que l’on peut éviter. »

Eteindre les moteurs, la lumière ou les ordinateurs la nuit, limiter la température de la climatisation ou du chauffage ne nécessite pas d’investissements colossaux. Ces gestes simples et peu coûteux ne sont pas encore majoritairement adoptés. « Comme dans tout projet de changement, il y a un sujet de prise de conscience. Est-ce que l’entreprise est consciente de l’enjeu pour l’environnement et du coût que cela représente ? » interroge Guillaume Crézé, chargé de la mobilisation des entreprises à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). « C’est une sorte d’impensé, comme s’il y avait bien d’autres problèmes et que celui-là était vraiment le dernier de la liste », renchérit Isabelle.

« Ce n’est pas du tout une priorité, la question écologique n’est jamais abordée au sein de l’entreprise. »

Nicolas

à franceinfo

Plusieurs salariés assurent à franceinfo avoir interpellé leur hiérarchie, en vain. « Certains dirigeants ne savent pas comment sensibiliser et mobiliser leurs salariés, ou alors n’ont pas les ressources humaines à y consacrer », avance Guillaume Crézé pour tenter d’expliquer cet immobilisme.

Si l’argument écologique ne suffit pas, certains salariés espèrent que l’augmentation des prix de l’énergie incitera leur entreprise à évoluer. « Si la clim commence à leur coûter trop cher, peut-être que les choses changeront » anticipe Nicolas. « Avec un coût de l’énergie plus faible, certaines entreprises avaient pris l’habitude d’être moins regardantes sur leur consommation », contextualise Guillaume Crézé. « La crainte d’avoir une coupure de gaz ou d’électricité permet une autre prise de conscience », estime l’expert.

Si toutes les entreprises s’y mettent, ces gestes suffiront-ils ? « Ces actions sont importantes en termes d’économie financière et énergétique, d’image et de cohérence, souligne Guillaume Crézé. Mais elles ne seront pas suffisantes si on veut atteindre l’objectif de sobriété, qui nécessite des projets à plus long terme. »

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.


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