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#MeToo‌:‌ ‌pourquoi‌ ‌la‌ ‌justice française‌ ‌peine-t-elle‌ ‌à‌ ‌traiter‌ ‌les‌ ‌affaires‌ ‌de‌ ‌violences‌ ‌sexuelles‌ ‌?‌

Nouvelle enquête dans l’affaire Patrick Poivre d’Arvor pour « viol », mise en examen de Yannick Agnel pour « viol et agression sexuelle sur mineure », ouverture d’une enquête préliminaire pour « viol » et « agression sexuelle » visant Nicolas Hulot… Les affaires de violences sexuelles se succèdent au fil des semaines.

Dans le sillage du mouvement #MeToo, les victimes, dont 87% sont des femmes (PDF), se saisissent des médias, mais aussi de la justice, pour rompre le silence dans lequel elles se murent parfois pendant de longues années. Ainsi, en 2019, 56 000 plaintes pour violences sexuelles ont été déposées, soit 2,4 fois plus qu’en 2010, relève l’Insee dans son étude « Sécurité et société » parue en décembre. Une hausse, « plus marquée depuis 2018 », que l’institut de la statistique attribue directement au contexte de « libération de la parole ».

Reste qu’ »à l’autre bout de la chaîne pénale, il y a très peu de condamnations », déplore auprès de franceinfo Isabelle Steyer, avocate spécialiste des droits des femmes et des enfants victimes de violences. En 2020, les parquets ont estimé que 61% des mis en cause identifiés dans ces dossiers étaient « non poursuivables », détaille la lettre de l’Observatoire des violences faites aux femmes publiée en novembre (PDF). Les plaintes sont majoritairement classées sans suite dès le stade de l’enquête préliminaire, en raison d’une « infraction insuffisamment caractérisée ». Autrement dit, faute de preuves.

Ces classements peuvent en partie s’expliquer par la spécificité des affaires de violences sexuelles, qui se déroulent souvent à huis clos, sans témoin direct. En outre, « très souvent », l’absence d’« éléments matériels » et les « souvenirs imprécis de la victime » ne « permettent pas au procureur de considérer que les éléments constitutifs de l’infraction de viol ou d’agression sexuelle [la violence, la contrainte, la menace ou la surprise] sont réunis », justifiait le ministère de la Justice en 2018 (PDF).

« Le viol est le crime le plus difficile à prouver », rappelle Véronique Le Goaziou, autrice de Viol : que fait la justice ? (Presses de Sciences Po, 2019). La sociologue s’est plongée dans « des centaines de dossiers judiciaires » pour comprendre en détail ces classements sans suite. « Le cas le plus typique, ce sont les affaires où les plaignantes sont dans l’incapacité de produire un récit suffisamment élaboré des faits parce qu’elles avaient bu ou étaient sous l’emprise de stupéfiants », expose la chercheuse.

« Dans beaucoup de dossiers, il n’y a pas d’éléments, si ce n’est la parole de l’un contre la parole de l’autre. »

Véronique Le Goaziou, autrice de « Viol : que fait la justice ? »

à franceinfo

Les dossiers de violences sexuelles nécessitent aussi « des enquêtes très minutieuses », pointe l’avocate Isabelle Steyer. Outre les auditions de la plaignante et du mis en cause, des expertises psychologiques peuvent être menées et des témoignages recueillis dans l’entourage des deux parties.

En pratique, l’ampleur des investigations menées varie d’une affaire à l’autre, notamment en fonction de « la charge de travail des enquêteurs », observe Véronique Le Goaziou. Face au nombre croissant de plaintes, les services spécialisés dans les violences sexuelles ne peuvent à eux seuls traiter l’ensemble des dossiers, explique à son tour Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. « Il faut des moyens pour que les enquêtes aient des chances d’aboutir », défend-elle.

Dans Faute de preuves (Seuil, 2021), vaste enquête sur le traitement judiciaire des affaires de violences sexuelles, la journaliste Marine Turchi illustre ce manque de moyens. « Un service spécialisé, comme le groupe ‘mineurs victimes’ de l’Office central de la répression de la violence faite aux personnes, compte 17 enquêteurs, alors que leurs homologues britanniques sont 321 et les Néerlandais 150 », insiste-t-elle auprès de franceinfo. Alors, devant l’afflux de plaintes, Katia Dubreuil reconnaît que la justice doit prioriser les dossiers.

« On traite les affaires les plus urgentes, c’est-à-dire celles où l’enquête doit débuter tout de suite parce qu’il y a une situation de danger [pour la victime]. »

Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature

à franceinfo

Marine Turchi ajoute que ce « tri » s’opère aussi, dans un second temps, selon des « critères plus subjectifs ». « On va prendre les affaires qui semblent les plus faciles à faire aboutir. Et pour les plus compliquées, il y aura moins d’investigations, donc plus de classements sans suite », assure la journaliste.

Outre le manque de moyens pour mener les enquêtes, les personnes interrogées par franceinfo soulignent également l’enjeu « crucial » du dépôt de plainte au commissariat ou à la gendarmerie. « La précision avec laquelle la parole des victimes va être recueillie et leur mise en confiance sont des facteurs déterminants pour récolter des éléments de preuve qui permettront de faire aboutir la procédure », détaille Katia Dubreuil.

Or, l’accueil des victimes par les forces de l’ordre a justement fait l’objet de récentes critiques. Derrière le hashtag #DoublePeine, des victimes de violences sexuelles ont ainsi dénoncé la mauvaise prise en charge de leurs plaintes dans certains commissariats, pointant par exemple des remarques désobligeantes, suspicieuses ou encore un manque d’empathie.

Le dépôt de plainte reste redouté par les victimes, qui craignent « d’être mal accueillies, stigmatisées, voire rejetées », constate Isabelle Steyer. L’avocate regrette un défaut de « pédagogie » au sein des forces de l’ordre. Katia Dubreuil insiste de son côté sur la nécessité pour la personne qui recueille la parole des victimes de poser certaines questions difficiles, comme « Avez-vous crié ? » ou « Vous êtes-vous débattue ? », afin de restituer précisément les événements. « Mais il y a une manière de poser les questions pour que les victimes n’aient pas l’impression d’être mises en cause », concède la magistrate.

Isabelle Steyer insiste par ailleurs sur la nécessaire formation de l’ensemble des forces de l’ordre, et plus généralement « de toute la chaîne pénale », pour mieux appréhender les mécanismes spécifiques aux violences sexuelles, comme la notion d’emprise.

« Il faut que les policiers qui mènent ces enquêtes soient formés pour adapter leurs questionnements. »

Isabelle Steyer, avocate

à franceinfo

Sur ce point, la formation des forces de l’ordre sur les violences faites aux femmes a été renforcée depuis 2019. Les magistrats reçoivent quant à eux une formation de dix heures lors de leur cursus initial, complétée par des sessions à l’Ecole nationale de la magistrature.

Malgré des difficultés persistantes, la journaliste Marine Turchi relève une « lente évolution des mentalités » dans les sphères policières et judiciaires. « Il y a une prise de conscience collective » qui permet entre autres « de comprendre que le consentement est compliqué à définir et de réaliser qu’un état de sidération peut exister », assurait en mars à franceinfo Isabelle Rome, haute fonctionnaire chargée de l’égalité femmes-hommes au ministère de la Justice.

Certaines méthodes judiciaires ont également évolué. Le parquet de Paris ouvre désormais systématiquement des enquêtes sur les accusations de violences sexuelles contre des mineurs, notamment pour rechercher d’éventuelles autres agressions non prescrites. Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, a d’ailleurs demandé en février à tous les parquets d’adopter cette pratique.

Sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, l’arsenal législatif s’est en outre nettement étoffé. La loi renforçant l’action contre les violences sexistes et sexuelles, adoptée en 2018, a par exemple allongé de 20 à 30 ans le délai de prescription pour les crimes sexuels commis sur des mineurs. Mais ces réformes ne sont pas nécessairement perçues d’un bon œil par le monde judiciaire.

« Les policiers et les magistrats sont très inquiets de la judiciarisation de ces affaires anciennes. »

Marine Turchi, journaliste et autrice de « Faute de preuves »

à franceinfo

« On a déjà du mal à traiter des affaires de viol non prescrites dans des délais raisonnables, tempête Katia Dubreuil. Ce ne sont pas des réformes législatives qui vont permettre d’avancer sur ce terrain.« 

« Si on attend de la justice qu’elle juge et condamne les auteurs, ça ne fonctionne pas actuellement », tranche Véronique Le Goaziou. La sociologue appelle donc à développer d’« autres pistes que la réponse pénale ». Elle propose ainsi de renforcer les mesures de protection des victimes, en augmentant le recours aux ordonnances de protection dans le cadre des violences intrafamiliales ou en déployant davantage de bracelets anti-rapprochement.

Ces voies alternatives à la sanction pénale sont justifiées, selon la chercheuse, par la nécessité de ne pas « laisser de côté toutes celles » qui n’engagent pas de démarches judiciaires. Sur la période 2016-2018, plus de 80% des personnes déclarant avoir subi des violences sexuelles disent ne pas avoir déposé plainte, selon l’enquête « Cadre de vie et sécurité » conduite par l’Insee et le ministère de l’Intérieur.

La présidente du Syndicat de la magistrature plaide de son côté pour un développement de la justice restaurative. En organisant un dialogue entre les parties, celle-ci vise à aider les victimes à se reconstruire et à permettre aux auteurs de reconsidérer leurs actes. Une pratique encore plus nécessaire lorsque « les victimes veulent obtenir d’autres types de réponse qu’une condamnation de l’auteur », argumente Katia Dubreuil. Et de trancher : « La réponse pénale ne peut pas tout. »


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