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TEMOIGNAGES. « Ils sont là pour nous dominer, gêner nos vies » : quatre Iraniennes racontent les interpellations fréquentes de la police des mœurs

« Femme ! Vie ! Liberté ! » Ce slogan s’est imposé sur les pancartes des manifestants en Iran, puis du monde entier, après la mort de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs à Téhéran, le 16 septembre dernier. Interpellée alors qu’elle se promenait en famille, l’étudiante de 22 ans avait été embarquée dans une camionnette de la Gasht-e Ershad, cette police du quotidien qui contrôle l’habillement et les comportements des Iraniens – et surtout des Iraniennes  dans l’espace public. Une police des mœurs dont les comportements violents sont régulièrement documentés et dénoncés par des militantes et des ONG, comme le rapportait Amnesty International en 2019.

La mort de Mahsa Amini a embrasé la société iranienne, conduisant de nombreuses femmes à brûler leur voile et à sortir la tête découverte en pleine rue. Partout, le même cri du cœur résonne : « Ça aurait pu être moi ! » Car ces interpellations sont si fréquentes en Iran qu’elles empoisonnent la vie des femmes, comme l’ont raconté à franceinfo Laleh*, Parisa, Roxane* et Panthea, quatre Iraniennes désormais installées en France.

Laleh*, 36 ans : « Ils nous ont arrêtées comme si on était des criminelles »

Laleh (prénom modifié), 36 ans, a été interpellée avec violence par la police des mœurs à Mashhad, alors qu'elle était à peine majeur. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Laleh (prénom modifié), 36 ans, a été interpellée avec violence par la police des mœurs à Mashhad, alors qu'elle était à peine majeur. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Un profond sentiment d’injustice. C’est ce que ressent toujours Laleh*, Iranienne de 36 ans installée en France, après son interpellation par la police des mœurs à Mashhad, dans l’est de l’Iran, alors qu’elle avait tout juste 19 ans. « Je faisais du shopping avec une camarade de l’université quand deux policières, des femmes en tchador, se sont approchées de nous », raconte-t-elle. En cause : leur maquillage, des mèches de cheveux qui dépassent et un manto (un châle couvrant le corps, inspiré du mot français) jugé trop court. « On a refusé de les suivre, alors elles nous ont piégé dans un centre commercial avec d’autres policiers, des hommes cette fois », poursuit Laleh.

Selon son récit, le ton monte et les deux camarades sont violentées avant d’être poussées dans des véhicules de police. « Mon manto s’est déchiré, je n’avais plus de voile. Je criais et je pleurais », se rappelle Laleh. « Ils nous ont arrêtées comme si on était des criminelles », fulmine-t-elle encore. La jeune femme dit avoir été conduite en détention, où des policiers la menaçaient. Sans lunettes, vêtue d’un tchador enfilé de force, l’étudiante décrit de longues heures de terreur, avant d’être jugée le lendemain matin et condamnée avec son amie à une amende.

« Mon père ne voulait pas me croire. Il pensait que j’avais été arrêtée pour de la drogue, pour être allée à une soirée, mais pas pour un hijab. »

Laleh, enseignante iranienne

à franceinfo

« J’ai dit au juge qu’il ne fallait pas nous traiter de cette manière, qu’on était des étudiantes, se souvient Laleh. Il m’a répondu qu’il jugeait aussi des professeurs d’université et que même ceux-là finissaient par lui baiser la main. Il avait tous les pouvoirs. » Finalement libérées, les deux amies sortent de détention aussi furieuses que choquées. « Pendant des années, j’en ai fait des cauchemars. Avant ça, j’étais pleine de vie, je lisais beaucoup… Je ne comprenais pas qu’on ait pu me traiter comme ça », se souvient celle qui est devenue professeure de persan et de français.

Parisa, 34 ans : « Tous les jours, on cherche à leur échapper »

Traumatisée par son arrestation en 2013 par la police des mœurs, Parisa, 34 ans, se reconstruit doucement. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Traumatisée par son arrestation en 2013 par la police des mœurs, Parisa, 34 ans, se reconstruit doucement. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Quand elle plonge dans les souvenirs de son arrestation, en 2013, Parisa peine à retenir sa colère et ses larmes. « C’est arrivé dans les derniers jours du mandat de Mahmoud Ahmadinejad [président iranien de 2005 à 2013]. Le climat était très tendu, la police était à tous les coins de rue de Téhéran », rappelle la journaliste indépendante âgée de 34 ans. Au retour du travail, Parisa est interpellée par une patrouille de la Gasht-e Ershad, postée sur une grande artère de la capitale. « Je n’ai pas résisté, mon cœur battait très fort. J’avais l’impression d’avoir commis une énorme faute, comme si je m’étais prostituée », confie-t-elle en pleurs au téléphone. Là encore, sa tenue, qu’elle décrit pourtant comme ample et comprenant un voile, est pointée du doigt par les agents. « Je pense vraiment qu’ils ont des quotas à tenir, avance Parisa, ils peuvent vous arrêter pour n’importe quoi. »

Avec six autres femmes de son âge, l’Iranienne raconte avoir été conduite en camionnette au quartier-général de la police des mœurs, que tout le monde désigne sous le nom de « Vozara ». « C’est là que Mahsa [Amini] a été emmenée pour y mourir », précise Parisa. L’endroit est lugubre, bondé. « Il y avait peut-être une centaine d’autres femmes, se souvient-elle. Là, on nous a insultées, dénigrées, prises en photo avec une pancarte sur laquelle figurait un numéro. » Privée de son téléphone, Parisa s’inquiète surtout pour ses parents, probablement soucieux de ne pas voir leur fille rentrer au domicile familial.

« Ils nous impressionnent pour qu’à leur sortie, les femmes n’osent plus mettre des vêtements courts ou porter le voile d’une certaine façon. »

Parisa, journaliste iranienne

à franceinfo

Après plusieurs heures, Parisa assure avoir été relâchée mais sa vie est bouleversée. « Je me méfiais encore plus lorsque je sortais, et je ne suis pas la seule », confie-t-elle. Dans les rues de Téhéran, la jeune femme cherche constamment des yeux les camionnettes blanches au liseré vert de la Gasht-e Ershad. Souvent, les passants se préviennent de la présence d’une patrouille à la prochaine intersection. « On prend le bus, le taxi, c’est comme un jeu de cache-cache, décrit-elle. Tous les jours, on cherche à leur échapper. » Plus tard, quand sa sœur est à son tour interpellée, la plaie se rouvre. « Elle a eu le malheur de résister, ce qui rend les policiers plus violents et prolonge la détention. On s’est énormément inquiétés, relate-t-elle. Ils l’ont finalement libérée en lui ordonnant d’écrire une sorte de mémoire sur la philosophie du voile. »

Panthea, 36 ans : « Ça m’est arrivé sept ou huit fois, mais c’est toujours aussi effrayant »

Artiste installée en France, Panthea dénonce cette police qui rappelle quotidiennement aux femmes qu'elles ne sont pas libres d'aller et venir. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Artiste installée en France, Panthea dénonce cette police qui rappelle quotidiennement aux femmes qu'elles ne sont pas libres d'aller et venir. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

« Je connais peu de femmes qui n’ont pas eu affaire à la Gasht-e Ershad », assure Panthea, artiste iranienne qui vit entre la France et l’Iran depuis plusieurs années. Cette jeune mère se souvient d’avoir ressenti l’oppression dès le début de l’adolescence. « C’est l’âge auquel les filles commencent à avoir des formes, veulent se maquiller. Moi, je me suis coupé les cheveux très court et j’ai pris un nom de garçon. Je voulais tout simplement être un garçon, et être libre », se souvient-elle.

Vers l’âge de 17 ans, alors qu’elle traverse la rue dans le quartier du théâtre Shahr, à Téhéran, Panthea sent une main qui l’attrape par derrière. Une femme en tchador, « pas vraiment violente » l’invite à la suivre sans faire d’histoires. Elle est présentée à un agent de police, qui la fait tourner sur elle-même pour critiquer sa tenue. « Il m’a demandé si j’étais une touriste pour être habillée comme ça, avec un pantalon qu’il jugeait trop court, relate-t-elle. Vingt ans après, je me souviens encore de son terrible regard. » Comme les autres femmes interpellées, Panthea raconte avoir été emmenée en camionnette à Vozara, d’où elle ne pouvait sortir qu’avec des vêtements plus couvrants.

« On perd beaucoup de temps (en détention). On peut rater un examen, un entretien, avoir une personne dépendante… Mais ils s’en fichent. »

Panthea, artiste iranienne

à franceinfo

« Là-bas, la fouille corporelle est très humiliante. On nous dit qu’on peut perdre notre travail, être virées de l’école. Ils cherchent à nous fatiguer, nous provoquer, pour que l’on rentre dans leur jeu », décrit Panthea. Elle insiste sur la fréquence de ces interpellations. « Ça m’est arrivé sept ou huit fois, mais c’est toujours aussi effrayant. A chaque fois, je ne suis pas sortie de là avant 20 heures ou 22 heures. » Panthea dénonce aussi l’opportunisme de la police des mœurs, qui, selon elle, a pu réclamer « des faveurs sexuelles » en échange d’une libération anticipée. Après avoir subi un tel chantage, la jeune femme a voulu porter plainte, mais s’est finalement résignée car cela risquait de « jouer en défaveur » de sa famille.

Roxane, trentenaire : « J’en parle encore à ma psychologue »

Pour Roxane, hors de question de retourner en Iran, où elle craint d'être à nouveau interpellée. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Pour Roxane, hors de question de retourner en Iran, où elle craint d'être à nouveau interpellée. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

La mort de Mahsa Amini a ravivé de sombres souvenirs chez Roxane*, chercheuse iranienne âgée d’une trentaine d’années. En juillet 2012, au premier jour du ramadan, la jeune femme note une importante présence policière à Téhéran. En route vers son lieu de travail, vers 16 heures, elle raconte avoir été alpaguée par un agent armé d’une matraque accompagné de deux femmes en tchador. « Ils m’ont demandé de les suivre, raconte-t-elle. Pourtant, je portais des sandales, un jean, une tunique et un foulard. Je n’étais pas maquillée ou très peu », se justifie presque la chercheuse.

Très impressionnée, Roxane décrit un voyage « interminable » dans la camionnette, dont les passagères réajustent leur voile et se démaquillent à la hâte avant d’arriver au centre de détention. « Elles étaient habituées, pas moi », souligne-t-elle. Sur la route, elle décrit une scène marquante : des policiers tentent d’arrêter une jeune femme qui se débat et reçoit alors des coups. « A ce moment-là, j’ai fait une crise de panique, de l’asthme nerveux », se souvient Roxane, dont l’état est jugé suffisamment grave pour qu’elle soit sortie du véhicule.

« Les trois jours qui ont suivi, je ne suis pas sortie de la maison. Dès que j’entendais des bruits de klaxon, je sursautais. »

Roxane, chercheuse iranienne

à franceinfo

Roxane n’a jamais vu le centre de détention, mais garde un traumatisme de cette rencontre. « Dix ans après, c’est toujours en moi. J’en parle encore à ma psychologue », confie-t-elle. Et si les interpellations ne sont pas toujours physiquement violentes, elles servent, selon Roxane, à limiter les faits et gestes des Iraniens et des Iraniennes. La police des mœurs « est là pour nous dominer et gêner nos vies », résume-t-elle. « A l’origine, le port du voile n’est pas problématique, Mahsa Amini n’était pas problématique, mais le discours de l’Etat, c’est de décrire les femmes comme impures… Et qu’il faut les contrôler. »

*A la demande des intéressées, les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.


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