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Guerre en Ukraine : la stratégie du « chaos électrique », ou quand le Kremlin veut faire disjoncter tout un pays

« Nouvelle alerte aérienne. Appelons-nous plutôt dans quinze minutes. » Le maire Serhiy Soukhomline est le dernier fusible d’une ville prête à plonger dans le noir. Jytomyr, la capitale régionale, est restée privée d’électricité toute la journée, lundi 17 octobre, après une frappe russe sur une installation électrique. Le dernier quartier a dû attendre mardi soir pour être reconnecté. « Cela ne suffira pas à briser le moral des Ukrainiens », veut croire l’élu, interrogé par franceinfo. « Dans l’obscurité, vous pouvez vraiment ressentir l’âme intacte de cette cité. »

>> Guerre en Ukraine : les frappes russes sur le réseau électrique « ne briseront jamais les Ukrainiens », déclare le maire de Jytomyr

Le Kremlin veut saper le moral des habitants avant les frimas de l’hiver et engage des moyens sans précédent pour leur couper le courant. Serhiy Soukhomline mise donc sur la résilience de la population. Lundi, la maternité a pu être alimentée par des systèmes de secours et seize nouveaux petits habitants ont pu voir le jour. Depuis, l’élu a interdit les affichages lumineux et suspendu les transports électriques publics afin de réduire la charge sur le réseau.

« La saison du chauffage débute. Mais pour lancer les centrales de production de chaleur, nous avons besoin d’électricité. C’est un challenge pour toute la ville. »

Serhiy Soukhomline, maire de Jytomyr

à franceinfo

Le cas de Jytomyr est loin d’être isolé. Après de nouveaux bombardements, des pannes d’électricité ont affecté Kiev, et 1 140 localités étaient privées de courant dans le pays, mercredi matin. Depuis le début de la semaine, des frappes ont ciblé des centrales à Kurakhivska, Dnipro, Mykholaïv, Kharhiv… Les infrastructures visées sont trop nombreuses pour dresser une liste exhaustive. Le siège d’Ukrenergo, gestionnaire national du réseau, a lui-même été frappé, à Kiev. Pour la première fois, jeudi 20 octobre, l’Ukraine introduit des restrictions dans toutes les régions.

Ces attaques ne sont pas inédites. Le 11 septembre dernier, la centrale thermique TPP-5, près de Kharkiv, avait déjà été frappée. Mais ces bombardements sont devenus systématiques depuis que le général Sergueï Sourovikine a pris la tête du commandement militaire russe, le 8 octobre. « Il n’est pas lui-même à l’origine de ce changement » de stratégie, nuance Ulrich Bounat, analyste géopolitique et auteur de La guerre hybride en Ukraine. « Son expérience en Tchétchénie ou en Syrie », toutefois, en faisait le candidat idoine pour frapper des installations civiles.

Des pompiers éteignent un incendie dans une centrale électrique, le 11 septembre 2022 aux alentours de Kharkiv (Ukraine).  (VYACHESLAV MADIYEVSKYY / NURPHOTO / AFP)

Des pompiers éteignent un incendie dans une centrale électrique, le 11 septembre 2022 aux alentours de Kharkiv (Ukraine).  (VYACHESLAV MADIYEVSKYY / NURPHOTO / AFP)

Deux jours après son arrivée, quelque 3 900 communes ukrainiennes étaient privées de courant par des frappes massives sur le réseau électrique. Volodymyr Zelensky avait alors tenu une réunion de crise, afin de faire le point sur cette offensive inédite. Ce qui n’a pas empêché le Kremlin de poursuivre son travail de sape, et de parvenir à détruire 30% des centrales électriques du pays en huit jours, selon le chef d’Etat ukrainien (en anglais).

Inlassablement, les équipes de techniciens s’affairent en urgence sur le réseau pour sauver ce qui peut l’être. « Notre principale mission est de maintenir la stabilité du système d’alimentation », explique à franceinfo la compagnie DTEK, principal opérateur privé ukrainien dans le domaine de l’énergie. « Nous avons adapté nos protocoles dans les équipes de management et techniques, qui travaillent presque 24 heures sur 24 pour réparer les lignes électriques. »

La tâche est immense et périlleuse. Les centrales de production et de cogénération sont visées, mais également les lignes électriques et les sous-stations. La stratégie du Kremlin aggrave une situation déjà tendue, alors que l’Ukraine a perdu la centrale dite « de Zaporijjia », à Energodar, responsable de presque un quart de la production électrique nationale (et 43% de la production nucléaire).

Une serveuse dans un établissement privé de courant après des frappes russes, le 11 octobre 2022 à Lviv (Ukraine). (YURIY DYACHYSHYN / AFP)

Une serveuse dans un établissement privé de courant après des frappes russes, le 11 octobre 2022 à Lviv (Ukraine). (YURIY DYACHYSHYN / AFP)

Moscou veut provoquer le « chaos énergétique dans le pays« , accuse Evguéni Enine (en ukrainien), vice-ministre de l’Intérieur, jugeant que ces frappes font planer le risque d’une « crise humanitaire ». Ces attaques ont également pour but de susciter « la crainte dans la population », dénonce Olena Pavlenko, présidente de DiXi Group, un groupe de réflexion basé à Kiev. « Les habitants ont bien compris cette stratégie », explique-t-elle. « Ils savent qu’il va falloir être patient et rester fort. » La sobriété énergétique est désormais érigée en vertu patriotique par le chef de l’administration militaire de Kryvyï Rih, Oleksandr Vilkoul (en ukrainien).

« Chaque kilowatt économisé est une arme contre les plans de l’ennemi. »

Oleksandr Vilkoul, responsable de l’administration militaire de Kryvyï Rih

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Les autorités avaient déjà demandé aux habitants de réduire fortement leur consommation d’électricité aux heures de pointe, le matin et le soir, en évitant d’utiliser certains appareils (radiateurs électriques, chaudières, lave-linge, fers à repasser…). Le slogan d’Ukrenergo ? « Chaque machine à laver qui ne tourne pas le soir permet à d’autres d’avoir de la lumière. » Le message a été reçu, le plus souvent. Le gestionnaire a observé une baisse de consommation de 10% dans les régions centrales, et même de 20% dans la ville de Tchernihiv, dimanche.

La gestionnaire du réseau électrique ukrainien, Ukrenergo, a recommandé aux habitants de ne pas utiliser les appareils énergivores lors des pics de consommation. (UKRENERGO)

La gestionnaire du réseau électrique ukrainien, Ukrenergo, a recommandé aux habitants de ne pas utiliser les appareils énergivores lors des pics de consommation. (UKRENERGO)

« Les réductions peuvent compenser un peu, tant qu’on n’entre pas dans des niveaux de consommation hivernaux », explique Angélique Palle, chercheuse à l’Irsem, spécialiste en énergie et environnement. « Cela dépend beaucoup de la capacité de la population à résister au froid, à avoir accès à cette information. » Si cela ne suffit pas le centre de répartition d’Ukrenergo doit lui-même imposer des arrêts temporaires locaux, afin d’éviter l’effondrement du réseau.

Des coupures ont déjà été signalées mardi, dans la région de Dnipropetrovsk. Elles sont dorénavant étendues à l’échelle du pays. Ukrenergo a promis qu’elles n’excèderaient pas quatre heures. Ces « coupures roulantes, région par région, ont déjà été utilisées en 2019 au Venezuela, après un défaut sur une infrastructure majeure », explique Angélique Palle. « Cela permet aux populations de prévoir et de s’organiser, en bénéficiant de quelques heures par jour. » Ces mesures, toutefois, vont rebattre les cartes avant l’hiver.

« Les communautés villageoises et les petites villes disposent de générateurs, utilisés en cas de besoin, notamment pour alimenter les centres médicaux », veut rassurer Olena Pavlenko. Les habitants, eux, s’équipent en chauffages individuels, au fuel ou au bois. La question est plus sensible dans les villes, où prédomine le chauffage central. Le maire de Jytomyr, pour sa part, prévoit de déployer cinquante générateurs pour aider les fournisseurs d’eau et de chauffage, ne serait-ce que quatre à six heures par jour. Ces solutions d’appoint ne sont cependant pas adaptées à l’échelle industrielle, souligne DTEK.

Au niveau national, les pertes indirectes du secteur électrique étaient estimées autour de 12,4 milliards de dollars (12,6 milliards d’euros) par le Conseil national pour la reconstruction de l’Ukraine, dans un rapport (PDF en anglais) paru en juillet. Par solidarité, plusieurs compagnies européennes fournissent régulièrement du matériel (transformateurs, lignes électriques…) aux équipes ukrainiennes. Mais cela ne suffit pas. La compagnie DTEK vient de lancer un appel international (en anglais) pour obtenir des équipements de toute urgence.

Une infrastructure énergétique de la capitale (Kiev), le 18 octobre 2022, après le passage des services d'urgence venus éteindre un incendie consécutif à une frappe. (SERVICES D'URGENCE UKRAINIENS / AGENCE ANADOLU VIA AFP)

Une infrastructure énergétique de la capitale (Kiev), le 18 octobre 2022, après le passage des services d'urgence venus éteindre un incendie consécutif à une frappe. (SERVICES D'URGENCE UKRAINIENS / AGENCE ANADOLU VIA AFP)

D’autant que les prévisions sont mauvaises avant l’hiver. Selon le même rapport, les destructions et l’occupation russes avaient déjà plombé une grande partie des capacités de production ukrainiennes sur la première moitié de l’année (-54% pour les centrales de cogénération, -43% pour le nucléaire, -22% pour les centrales thermiques). En conséquence, les experts anticipaient une production électrique de 11,5 GWh au mois de décembre, contre 15,1 GWh un an plus tôt. La situation ne peut qu’être pire après les bombardements massifs d’octobre.

« La seule option, à court terme, est de réduire la consommation électrique du pays. Mais cela va devenir compliqué, voire impossible, de compenser les pertes de réseau. »

Ulrich Bounat, analyste géopolitique

à franceinfo

L’Ukraine a mis un terme à ses exportations d’électricité (environ 5% de sa production), mais la situation pourrait quand même devenir rapidement intenable. « La situation est critique maintenant dans tout le pays, car nos régions sont dépendantes les unes des autres », a averti Kirill Timochenko, vice-responsable du cabinet présidentiel. Il faut donc que « le pays se prépare à l’éventualité de pannes d’électricité, d’eau et de chauffage ». D’autant que Kiev ne peut pas estimer ses capacités futures. « Il est impossible de prévoir l’ampleur des dégâts qui pourraient être causés par les Russes à l’avenir », résume DTEK.

L’Ukraine s’est connectée dans l’urgence au réseau européen, en mars dernier. En principe, explique Angélique Palle, cela pourrait lui permettre de « bénéficier d’une certaine stabilité, du moins dans les régions frontalières, grâce aux lignes d’interconnexion slovaques et roumaines ». Tout comme « l’architecture de compensation » du réseau ukrainien, c’est-à-dire les centrales utilisées en remplacement pendant les pics. Cela suffira-t-il ? « Une chose est sûre : il y aura forcément des coupures, car on ne prévoit jamais des solutions de secours à de tels niveaux. »

« Il existe un scénario pessimiste, avec des effondrements en cascade, dans lequel il est impossible de redémarrer le réseau, faute d’infrastructures. »

Angélique Palle, chercheuse à l’Irsem

à franceinfo

La priorité de Kiev est donc d’empêcher ces frappes russes, notamment celles menées par des drones iraniens, dont le nombre permet « de saturer les défenses antiaériennes ukrainiennes », explique Ulrich Bounat. Dans ce contexte, les livraisons allemandes de systèmes Iris-T ultra-modernes ouvrent une « nouvelle ère de la défense aérienne », selon le ministre de la Défense ukrainien, Olesksiy Reznikov.

>> Guerre en Ukraine : trois choses à savoir sur l’arsenal de défense anti-aérienne que Kiev cherche à renforcer

En attendant de trouver la parade, l’Ukraine s’apprête à faire le dos rond pendant l’hiver. « Vladimir Poutine utilise les civils comme des otages, comme un instrument de la guerre », glisse le maire de Jytomyr, Serhiy Soukhomline. Mais « vous savez, la situation est plus difficile pour nos soldats qui défendent notre pays, sur la ligne de front. Frapper les infrastructures énergétiques ne mènera à rien. La guerre se gagnera sur le champ de bataille. » En ce domaine, depuis plusieurs semaines, c’est bien la Russie qui est en panne.


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