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« Cahier de L’Herne » consacré à Annie Ernaux : une mine de documents pour entrer dans l’intimité de la lauréate du prix Nobel de littérature

Une chanson de Jeanne Cherhal des extraits de journaux, une bande dessinée d’Aurélia Aurita, des lettres de Simone de Beauvoir, de Pierre Desproges, un appel de la comédienne Dominique Blanc à lui décerner le Nobel, des textes signés Nicolas Mathieu, Delphine de Vigan, mais aussi des inédits de l’auteure, des extraits de son journal, des manuscrits, des photos… Le Cahier de L’Herne consacré à Annie Ernaux, judicieusement publié quelques mois avant qu’elle ne reçoive le 6 octobre dernier le prestigieux Nobel de littérature, est une invitation à « explorer l’entièreté même du projet ernausien, dans ses variations et ses réalisations les plus diverses », souligne Pierre-Louis Fort, professeur des universités en littérature à Cergy-Paris Université, qui a coordonné ce Cahier.

Couverture du Cahier Annie Ernaux, mai 2022 (Annie Ernaux/L’Herne, photographe : Camille Millerand)

Couverture du Cahier Annie Ernaux, mai 2022 (Annie Ernaux/L’Herne, photographe : Camille Millerand)

Cet ouvrage à entrées multiples, avec une approche à la fois sensible et scientifique, qui éclaire autant qu’il touche par ses témoignages, a été composé en symbiose avec l’écrivaine, dans un souci de toucher « les spécialistes, lectrices et lecteurs de la première heure, et celles et ceux qui la connaissent moins »

Pierre-Louis Fort dévoile pour franceinfo les coulisses de ce Cahier, qui montre à quel point l’œuvre de cette écrivaine a « déplacé les limites du champ littéraire et de la conception même de la littérature ».  

Franceinfo Culture : comment avez-vous travaillé sur le Cahier de L’Herne consacré à Annie Ernaux choix des textes, choix des contributeurs, etc ?

Pierre-Louis Fort : L’idée du Cahier de L’Herne a pris corps fin 2020. Annie Ernaux qui avait toujours refusé jusque-là qu’on lui consacre un volume dans cette collection a accepté de s’engager dans cette aventure, qui a été une aventure humaine, littéraire et scientifique. Humaine car la plupart des participants ont immédiatement accepté, avec enthousiasme, d’écrire un texte autour de leur relation à Annie Ernaux et à ses livres, littéraire car Annie Ernaux (qui s’est lancée dans un véritable travail d’archiviste d’elle-même comme elle le dit dans le volume) a donné beaucoup d’écrits inédits pour le Cahier (ainsi que des entretiens, des photos, des lettres), et enfin scientifique parce que le volume, s’il propose des témoignages sensibles, fait également la part belle à la critique littéraire.

Quelle idée générale a guidé votre travail ?

L’idée générale était de varier les points de vue (écrivains et écrivaines, universitaires, réalisateurs et réalisatrices, dramaturges, artistes…) autour de l’œuvre et de parcourir tout le travail mené jusque là par Annie Ernaux en ne négligeant aucun de ses aspects (littéraire, sociologique, historique, politique…) :  explorer l’entièreté même du projet ernausien, dans ses variations et ses réalisations les plus diverses. Cette volonté de parcours large était soutenue par l’idée de pouvoir toucher un double public : les spécialistes, lectrices et lecteurs de la première heure, et celles et ceux qui la connaissent moins.  

Est-ce que vous auriez travaillé autrement après son Nobel ?

Je ne crois pas que travailler après le Nobel aurait fondamentalement changé les choses. Mais puisque nous parlons du Nobel, vous aurez remarqué que la comédienne Dominique Blanc, Sociétaire de la Comédie-Française, l’appelait de tous ses vœux dans son texte : le futur lui a donné raison, avec quel éclat !  

Annie Ernaux est-elle intervenue dans la composition du Cahier et si oui de quelle manière ?  

Annie Ernaux a été constamment disponible pour le Cahier, se montrant d’une générosité incroyable : elle m’envoyait des textes inédits, en recopiait certains s’ils n’étaient pas déjà tapés, ouvrait ses albums de famille et ses pochettes de courriers… Ensemble nous avons fait des choix parce que nous ne pouvions pas tout conserver. En ce qui concerne plus spécifiquement la composition du volume, je l’ai élaborée et présentée à Annie Ernaux. Nous avons fait quelques ajustements mais la composition s’est presque imposée d’elle-même. On peut lire le Cahier du début jusqu’à la fin ou choisir ses entrées : le lecteur est très libre, et cette liberté est importante pour entrer dans la chair des mots d’Annie Ernaux.

« Le Cahier invite à la promenade dans les multiples chemins que dessine une des œuvres les plus denses et les plus belles de notre temps »

Pierre-Louis Fort

à franceinfo Culture

Que peut-on découvrir dans ce Cahier de L’Herne ? En quoi éclaire-t-il l’œuvre et la trajectoire d’Annie Ernaux ?

Le Cahier permet tout à la fois de découvrir et de redécouvrir l’œuvre et la trajectoire d’Annie Ernaux. On peut redécouvrir des textes qu’on a lus dans le regard d’autrui, ce qui permet de prolonger sa propre lecture et d’interroger de nouveau l’écho de la voix ernausienne en nous. On peut aussi découvrir un très vaste ensemble d’inédits de l’auteure, de différentes époques. C’est la première fois qu’Annie Ernaux met à disposition autant de traces de son écriture, à travers les strates du temps.

Pour vous, en quoi l’œuvre d’Annie Ernaux est-elle singulière et quelle place cette œuvre tient-elle dans l’histoire de la littérature des 20e et 21e siècle ?

L’œuvre d’Annie Ernaux est singulière en tant qu’elle renouvelle complètement le rapport à l’écriture de soi. Depuis le début de son œuvre, et de façon plus marquée encore à partir des années 1980, l’auteure n’a de cesse de travailler la forme, faisant de son je un « je transpersonnel » comme elle a pu l’écrire, osant les sujets d’écriture qui peuvent faire scandale, déplaçant ainsi les limites du champ littéraire et de la conception même de la littérature. 

« A chaque nouvelle publication, Annie Ernaux se  réinvente complètement. »

Pierre-Louis Fort

à franceinfo Culture

Il y aussi la phrase ernausienne, non pas vraiment « l’écriture plate » mais au contraire une phrase ciselée dans sa simplicité, tendant parfois à l’épure, ancrée dans le réel dont elle veut rendre compte tout en l’interrogeant. Annie Ernaux, c’est un style unique : on la reconnaît dès qu’on la lit, un style qui embarque littéralement les lecteurs et les ravissent à eux-mêmes.

C’est la première fois (à ma connaissance) qu’une œuvre d’autofiction est récompensée par le Nobel ? Qu’en pensez-vous ?  

Annie Ernaux ne se reconnaît pas vraiment dans l’autofiction qui est une étiquette parfois utilisée pour évoquer son œuvre. Pas de fiction donc chez elle mais une plongée dans le réel « en soi et hors de soi ». Il n’en reste pas moins, si on veut utiliser des catégories courantes, qu’elle relève des écritures de soi, le « je » à dimension autobiographique pour aller vite. Mais un « je » dont l’expérience résonne en chacune et chacun, un « je » qui est dans l’ouverture et non la clôture, un « je » qui est immédiatement le nôtre, au-delà des frontières de sexe, de classe, de pays. L’œuvre d’Annie Ernaux est celle-là même qui, ancrée dans l’intime, fait jouer en réfraction le nôtre. Une œuvre sensible et forte, intime et engagée. L’attribution du Nobel est une joie infinie pour celles et ceux qui aiment l’œuvre d’Annie Ernaux, une récompense forte et lumineuse pour une œuvre qui l’est tout autant.

Cahier Annie Ernaux (Editions de L’Herne, 320 pages, 33 €)


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