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« L’intime n’a de sens que s’il est relié au collectif » : Brigitte Giraud, lauréate du Prix Goncourt 2022, partage sa joie

Du bout de la rue Gaillon à Paris, on peut déjà apercevoir en ce milieu de journée les antennes paraboliques prêtes à retransmettre la nouvelle la plus attendue par le monde des livres dans l’Hexagone. Journalistes et caméras sont postés devant le restaurant Drouant, où chaque année le prix Goncourt est annoncé. Plusieurs lieux sont stratégiques ici pour saisir les moments clés de cet événement annuel, et il faudrait se couper en trois pour ne rien rater.

Premier spot : l’extérieur, où l’on pourra saisir le bon cliché du lauréat, si toutefois on est suffisamment souple et malin pour se glisser au bon endroit dans la forêt de micros, d’objectifs et de caméras qui assaillent le champion ou la championne à son arrivée.

Deuxième spot : l’escalier dans lequel un membre du Goncourt annonce le lauréat. Les caméras y sont installées dès potron-minet pour dégoter la meilleure place. Au pied de l’escalier tapissé de miroirs qui permettent de surveiller l’arrivée de l’oracle, se côtoient les vieux briscards du Goncourt, qui dispensent leurs conseils, et les petits nouveaux, un brin inquiets

« C’est ici ou à la fenêtre qu’ils annoncent la nouvelle ? », interroge un jeune journaliste un peu pâlot. « Ici, t’inquiète » lui répond un habitué. « Et ensuite faut dégainer rapidement à l’extérieur pour choper le lauréat à son arrivée » ajoute-t-il doctement, pile au moment où le frémissement bien connu des habitués se fait sentir. « Ca y est ils descendent. C’est parti », entend-on dans les rangs.  

« Le Goncourt est attribué à Brigitte Giraud pour son roman Vivre vite au 14e tour de scrutin par cinq voix contre cinq au roman de Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, la voix du président comptant double » annonce Paule Constant, membre de l’Académie Goncourt, ajoutant « c’est la 13e écrivaine lauréate du Goncourt ». Lauréate par cinq voix contre cinq, au 14e tour ? Bizzarre mais on n’a pas le temps de chercher à comprendre. On verra ça plus tard.

Paule Constant annonce le nom de la lauréate du prix Goncourt, Restaurant Drouant , le 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

Paule Constant annonce le nom de la lauréate du prix Goncourt, Restaurant Drouant , le 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

Applaudissements rapides. Il faut se précipiter vers le troisième lieu stratégique, et là, ça se corse, il faut montrer patte blanche : « Vous avez une accréditation? » Là-haut, les curieux ne sont pas les bienvenus. « On ne peut quand même pas laisser passer tout le monde » souffle une chargée de communication un peu débordée, mais qui gère avec gentillesse le ballet des uns et des autres.

Une fois passé l’obstacle, on grimpe une volée de marches pour arriver dans l’antre du Goncourt, la fameuse salle ovale où sont réunis les membres de l’Académie pour désigner le lauréat. Là, rebelote, il faut faire preuve de souplesse, rentrer le ventre et slalomer entre les micros et les plateaux de petits fours dans l’espace exigu qui entoure l’énorme table des jurés, pour atteindre l’autre côté de la salle, la meilleure place pour interviewer la lauréate quand elle arrivera.  

En attendant, on en profite pour glisser une question au président de l’Académie Goncourt, Didier Decoin sur le choix de cette année, ce roman de Brigitte Giraud qui remonte avec une infinité de « si » l’enchaînement des événements qui ont conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son compagnon il y a vingt ans. « C’est un livre d’une grande profondeur, qui interroge le destin », commence-t-il.

Les membres de l'Académie Goncourt, au centre Didier Decoin, son président, 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

Les membres de l'Académie Goncourt, au centre Didier Decoin, son président, 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

« Un livre sur une tragédie qui pose la question du pourquoi et qui étudie tous les rouages de la chronologie fatale qui a conduit à l’accident », poursuit-il avant de nous  glisser quelques confidences « C’est une question que je me pose souvent, notamment à propos de ma rencontre avec ma femme. Car cette question du destin, on peut se la poser aussi sur des questions heureuses. Moi j’ai rencontré ma femme à l’occasion d’une signature, et je me suis souvent demandé ce qu’aurait été ma vie si ma femme n’avait pas lu mon livre, n’avait pas décidé de venir à cette signature. Alors je ne l’aurais peut-être  jamais rencontrée, mes trois enfants ne seraient pas nés, etc… »

Le président de l’Académie explique qu’il a défendu l’idée de ne pas faire de doublon avec le livre de Giuliano da Empoli, qui a déjà obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie française pour Le Mage du Kremlin. « Il n’a pas à rougir. Le Grand Prix du roman de l’Académie française est un très beau prix, et en plus son livre se vend déjà très bien. Et je pense aux libraires. Il vaut mieux deux livres qui se vendent bien plutôt qu’un seul », explique Didier Decoin.

Un autre membre de l’Académie, Philippe Claudel, se réjouit de ce choix. « C’est un livre que j’ai défendu depuis le début, donc je suis ravi. Cette année nous avions de très bons livres et cela a donné lieu à des discussions plus vives que d’habitude », souligne l’écrivain.

« C’est un livre faussement simple, qui parle d’une tragédie, mais c’est un livre de vie, un livre doux, qui peut parler à chacun d’entre nous. Un livre qui peut aider, apaiser quand on est dans la peine », estime-t-il. « Et puis on y retrouve la sensibilité qui est là dans toute l’œuvre de Brigitte Giraud, et cerise sur le gâteau, je suis très heureux que le prix soit décerné cette année à une femme, la 13e lauréate en 120 ans… C’est l’année des femmes. Après le Nobel d’Annie Ernaux, le Goncourt de Brigitte Giraud », se félicite-t-il.

Nouveau frémissement, la lauréate a fait son apparition. Applaudissements. Elle semble flotter sur un petit nuage. « Par ici Brigitte, un petit sourire par ici s’il vous plaît » haranguent les photographes. Éblouie par les flashes, large sourire, la lauréate se plie avec gentillesse à la rituelle séance de pose, avant d’exprimer sa joie.

La romancière Brigitte Giraud, lauréate du Goncourt 2022 accueillie par le président de l'Académie au restaurant Drouant, Paris, le 3 novembre 2022 (THOMAS PADILLA/AP/SIPA / SIPA)

La romancière Brigitte Giraud, lauréate du Goncourt 2022 accueillie par le président de l'Académie au restaurant Drouant, Paris, le 3 novembre 2022 (THOMAS PADILLA/AP/SIPA / SIPA)

« C’est magnifique, c’est inattendu, c’est émouvant », lâche-t-elle. « J’étais dans un bureau chez mon éditeur avec tous ceux qui ont travaillé sur ce livre quand j’ai appris la nouvelle. J’ai crié de joie. Nous avons crié de joie. Et je me suis dit : c’est ça le bonheur, c’est de crier ensemble », ajoute la romancière, émue.  

« Je pense à mon éditrice, à mes éditeurs, à Claude (son compagnon disparu), bien sûr, et je pense aussi à la littérature, aux mots qui ont peut-être le pouvoir de conjurer la mort finalement. C’est un livre d’amour. » souffle-t-elle. « C’est un livre qui parle d’une histoire intime, mais je pense que l’intime n’a de sens que s’il est relié au collectif » poursuit la romancière. « C’est un livre qui questionne une société, le libéralisme, une époque, la fin du 20e siècle, juste avant le grand saut dans le numérique. C’est une photographie de cette époque révolue », ajoute la romancière, qui confie espérer avoir séduit les membres de l’Académie avec « cette dimension-là du livre ».

Brigitte Giraud, lauréate du Goncourt pour "Vivre vite" (Flammarion), le 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

Brigitte Giraud, lauréate du Goncourt pour "Vivre vite" (Flammarion), le 3 novembre 2022 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

« Il y a deux mots importants », poursuit Brigitte Giraud, « tous les deux d’origine arabe « mektoub, qui signifie le destin, et hasard qui veut dire accident, quelque chose qui tombe », souligne Brigitte Giraud. « Quand j’ai commencé à observer tous les évènements inhabituels qui s’étaient produits dans les mois, semaines, jours qui ont précédé l’accident, ces légers dysfonctionnements, alors j’ai décidé de chercher la pièce du puzzle à supprimer pour qu’elle ne s’emboite pas avec les autres et que l’accident n’ait pas lieu. Mais évidemment c’était une illusion. Par contre  en écrivant ce livre, ce que j’ai trouvé, c’est le collectif, tous ces gens qui m’ont accompagnée », raconte la romancière. « Le livre aurait pu faire 3000 pages, mais à un moment il fallait bien que je m’arrête », conclut-elle, sourire définitivement accroché aux oreilles, et dans les yeux.      


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