A la UneCulture

«De la révolte à la tendresse», les archives vivantes du poète haïtien René Depestre

En dix panneaux et à travers de nombreuses archives très rares, voire inédites, la Bibliothèque francophone multimédia (BFM) de Limoges raconte la vie, l’engagement littéraire et politique et l’œuvre du grand poète haïtien René Depestre, né en 1926, qui a croisé sur sa route aussi bien Fidel Castro, Che Guevara, André Breton et Aimé Césaire. Entretien avec la bibliothécaire Patricia Laroussarie, responsable de ce très prestigieux pôle Francophonie à la BFM et commissaire de l’exposition.

Publicité

RFI : René Depestre est un immense poète dont l’engagement poétique était souvent accompagné d’un engagement politique. Il a dû quitter Haïti en 1946 après son combat contre le régime militaire, en 1950, il est expulsé de la France à cause de sa lutte pour la décolonisation, et en 1952, il est d’abord emprisonné et ensuite expulsé du Cuba par Batista. En 1991, il a obtenu la nationalité française et vit depuis à Lézignan-Corbières dans le sud de la France. Vous avez intitulé l’exposition René Depestre, de la révolte à la tendresse. Pourquoi ce sont des mots clés pour Depestre ?

La révolte, cela représente les premières années, même s’il est tout le temps un être révolté dans son écriture et dans ses documents, dans tout ce qu’il a écrit sur le racisme, la colonisation, les mauvais côtés de la mondialisation. La tendresse, c’est un mot qui revient dans de nombreux écrits, aussi bien des poèmes que des essais. Et surtout vers la fin de son œuvre, il parle beaucoup de tendresse. Nous sommes allés le voir pour récupérer une partie des archives pour l’exposition qu’on préparait. Je lui ai posé la question, préférez-vous comme titre : « entre révolte et tendresse » ou plutôt « de la révolte à la tendresse » ? Et lui a répondu : « Je préfère « de la révolte à la tendresse », parce que c’est un parcours. » Depestre s’est apaisé au fil des années. Certains écrits, certains poèmes, il les a retravaillés pour certaines éditions, notamment dans celle de 2005 qui s’appelle Rage de vivre, et dans la préface, il explique aussi cela, car il souhaitait parler au lecteur du XXIe siècle.

À lire aussi : L’artiste Hervé Télémaque, figure de l’art haïtien, est mort à l’âge de 85 ans

Il y a dix panneaux accrochés sur une petite cabane, mais les visiteurs s’aperçoivent très rapidement que les documents et le contenu sont dignes d’un panthéon. Y a-t-il des choses inédites ?

Dans les documents exposés, il y a certaines choses inédites ou des choses que le grand public n’a pas forcément vues, notamment les manuscrits. Dans la première vitrine, il y a tout ce qui concerne Végétations de clarté [publié en 1951, préfacé par Aimé Césaire]. Nous avons ses poèmes manuscrits que personne n’a vus, les gens ont seulement vu ou lu la version publiée. Je trouvais cela intéressant de montrer ces ensembles, le livre et le manuscrit. Depestre a mis beaucoup d’annotations. Ce sont des choses inédites à découvrir.

La BFM dispose de fonds d’archives de premier plan. Qui consulte les archives de Depestre ?

Ces archives sont vivantes. Il y a des chercheurs qui viennent même des États-Unis, par exemple la personne qui a traduit en anglais le roman « Hadriana dans tous mes rêves » [prix Renaudot en 1988]. Aujourd’hui, il y a une personne venue de Glasgow pour consulter les archives et préparer un documentaire sur Depestre. Des fois, ils nous font découvrir des choses, et nous, on les oriente aussi vers autre chose. Je pense qu’il y a encore beaucoup d’inédits [rires].

La dernière chose que vous avez découverte ?

C’est peut-être anecdotique : dans son œuvre, Depestre a rencontré beaucoup de personnages, beaucoup de politiques. En faisant l’expo, j’ai découvert un petit document de son arrestation en 1952, quand il est à Cuba. J’ai retrouvé un article dans un journal où l’on parle de son arrestation. Il y a tout un ensemble de documents. Parmi ces quatre documents, il y a le document officiel de son arrestation. C’est la dernière petite trouvaille. René Depestre, c’est un vrai roman. Même quand il raconte sa vie, c’est un roman grand public. Dans le Fonds Rene Depestre, on trouve des notes, des brouillons, des manuscrits, des tapuscrits, c’est rempli de petits carnets… Dans la partie « Le sens d’une victoire », il y a un ensemble de documents où il explique pourquoi et comment il a été arrêté et évincé de Cuba, en 1952.

À écouter aussi : Les grandes voix de l’Afrique : René Depestre: un très long exil

Vous montrez dans l’exposition un exemplaire de la deuxième édition des Étincelles, son premier livre, publié en 1945. Mais on peut découvrir aussi les mots très émouvants du Poème de l’amour filial : « Mes cris de sentinelle à la plus haute tour de la faim, de la faim qui est nègre, la haine du colon… »

Le Poème de l’amour filial était justement un poème inédit, c’est lui qui nous l’a donné, en 2018, quand nous sommes allés chercher ces archives. Le poème, c’est un hommage à sa mère… on ne pouvait pas parler de Depestre sans parler de sa mère qui revient souvent dans ses écrits.

Vous avez réalisé une interview avec René Depestre en 2018 qui est pour la première fois projetée dans l’exposition. Qu’est-ce qui vous a frappé le plus chez lui ?

Sa chaleur humaine et sa tendresse m’ont beaucoup touché. Il nous a accordé l’interview, malgré le fait qu’il ne reçoit presque plus… Il est très chaleureux, puis il y a sa voix, son petit rire dont tout le monde parle, et sa façon de raconter sa vie comme un roman. Il y a aussi ce respect de la personne qui est en face de lui, je trouvais cela formidable. C’est toute une vie, et il est toujours égal à lui-même, il a gardé cette âme d’enfance.

Aujourd’hui, il a 96 ans. Est-il au courant de cette exposition ?

Oui, bien sûr, il est au courant. Mais il n’a pas d’ordinateur, pas d’adresse mail, etc. Quand il y a des demandes de chercheurs, on lui téléphone. On lui demande des autorisations, parfois pour numériser des choses, etc. On lui écrit aussi régulièrement pour lui envoyer des documents. La dernière fois, je lui ai écrit pour lui parler d’une convention pour mettre des choses en ligne après sur la bibliothèque numérique. Je l’ai averti que nous allons faire cette exposition. D’ailleurs, il m’a envoyé un petit mot très mignon, une lettre écrite à la main, qu’il finit avec « admiratif et affectueux ». Il y a toujours cette tendresse et ce regard bienveillant sur les gens qu’il rencontre.

Comment se fait-il qu’un poète et écrivain très connu ait fait don de ses archives à une bibliothèque à Limoges et non pas à Paris ou à Port-au-Prince ?

Il est venu en 2004 ici à Limoges pour le Festival des Francophonies. À l’époque, ma collègue a eu vent que Monsieur Depestre voulait faire don de ses archives. Ici, il avait l’occasion de développer son Fonds. Et il savait que la bibliothèque avait déjà des fonds francophones très prestigieux comme le Fonds Sony Labou Tansi, le Fonds Emmanuel Roblès (membre de l’École d’Alger et ami de Camus) ou le Fonds Edmont Charlot (éditeur de la France libre durant l’Occupation et de Camus).

L’écrivain et musicien franco-rwandais Gaël Faye qui a enregistré une lecture des poèmes de Depestre, mais aussi le poète haïtien Jean D’Amérique et d’autres auteurs de cette génération évoquent aujourd’hui René Depestre. Y a-t-il un renouveau de son œuvre ?

L’écriture de Jean D’Amérique est tout à fait différent, mais on retrouve les thématiques sur Haïti, sur le vaudou, par exemple dans Opéra poussière, mais ce n’est pas du tout le même ton. J’avais demandé à Depestre un avis sur la nouvelle génération, il connaissait James Noël, mais au niveau du ton et de la forme de l’écriture, cela reste quand même très différent. Dans l’écriture de Jean D’Amérique, on sent aussi cette violence du monde actuel. René Depestre l’exprime aussi, mais pas de la même façon, il y a un autre rythme, une autre forme de chant. En revanche, c’est vrai, la jeune génération aborde des sujets que Depestre dénonçait aussi. Depestre a marqué beaucoup les esprits.

 René Depestre, de la révolte à la tendresse, exposition à la Bibliothèque francophone multimédia (BFM) à Limoges, jusqu’à 15 novembre 2022.


Continuer à lire sur le site France Info