A la Une

Sept morceaux essentiels du roi de l’afrobeat Fela Kuti, célébré dans une exposition à la Philharmonie de Paris

Quelle meilleure introduction au créateur nigérian de l’afrobeat Fela Anikulapo Kuti que l’écoute de ses morceaux ? Cette musique complexe, dont les paroles contestataires faisaient de véritables brûlots, a influencé des dizaines d’artistes, de Paul McCartney à Keziah Jones, de David Byrne (Talking Heads) à De La Soul, et son auteur est révéré autant par Beyoncé que Thom Yorke de Radiohead ou Flea des Red Hot Chili Peppers. 

Sodi Marciszewer, conseiller musical de l’exposition Fela Kuti Rébellion Afrobeat, qui débute jeudi 20 octobre 2022 à la Philharmonie de Paris, a sélectionné pour Franceinfo Culture sept titres essentiels dans le très riche répertoire de Fela Kuti. Réalisateur artistique, ingénieur du son et mixeur, M.Marciszewer a travaillé avec le « Black president » mais aussi avec ses enfants Femi et Seun Kuti, ainsi qu’avec IAM, la Mano Negra, Rachid Taha ou Chinese Man. Ses commentaires éclairants sur les trésors de Fela constituent une parfaite entrée en matière pour aborder la vie et l’oeuvre du roi de l’afrobeat.

1Water Get No Enemy (1975)

Sodi Marciszewer : Ce morceau est d’une puissance phénoménale sur le plan musical et je pense que c’est une des raisons pour laquelle il est devenu un hymne. Water Get No Enemy est la quintessence même de l’afrobeat de Fela. C’est un titre incontournable, un de ceux qui est le plus repris, y compris par ses enfants Femi et Seun, et que réclame régulièrement le public. Son succès, je pense qu’il le doit à la puissance du riff de cuivres, très accrocheur, qui amorce la chanson. Le texte est également formidable parce que Fela explique qu’on ne peut rien faire sans eau, on ne peut s’en passer. On a besoin d’eau pour se laver, pour cuisiner, pour boire, pour se soigner etc. Comme on le sait, Fela a toujours été persécuté par le régime nigérian et une amie lui avait dit : « Ne t’inquiète pas, tu es comme l’eau, le gouvernement ne devrait pas te combattre parce que l’eau n’a pas d’ennemi. » L’inspiration de la chanson est venue de là. Mais comme souvent avec Fela, on est dans la métaphore et l’allégorie, il y a plusieurs couches de compréhension. J’ai eu le bonheur de participer à l’enregistrement en 2002 d’une reprise de ce titre par Macy Gray, Femi Kuti et D’Angelo pour la compilation Red Hot and Riot aux studios Electric Ladyland de Jimi Hendrix à New York et c’était totalement magique. C’est un des plus beaux enregistrements auxquels j’ai collaboré de ma vie.

2Gentleman (1973)

Sodi Marciszewer : Gentleman est un manifeste. C’est une chanson extrêmement militante dans laquelle Fela dénonce la colonisation culturelle. Il raconte qu’il se sent bien en étant habillé comme on doit l’être dans un pays chaud, où il n’est pas nécessaire de porter un costume et une cravate, et il s’en prend finalement aux Nigérians qui singent les valeurs occidentales et les modes de vie qui vont avec, de la nourriture aux vêtements (D’où la pochette qui montre un singe habillé NDLR). Fela scande qu’il ne sera pas un gentleman, que ça ne fait pas partie de son vocabulaire. Musicalement, c’est un morceau très entraînant, extrêmement dansant, au rythme tenace. Il prend au ventre et on s’en défait difficilement. Il m’arrive d’être en train de faire du vélo et il débarque dans ma tête et tourne en boucle pendant un moment. C’est vraiment une pièce maîtresse d’afrobeat.

3Zombie (1976)

Sodi Marciszewer : Zombie est un morceau très entraînant, joué très fort par chaque musicien, où Fela comme les musiciens sont dans la performance, ce qui donne un son particulier et une énergie presque rock. Fela chante également avec force ce titre rageur, moqueur et assumé. Il faut savoir que généralement, lorsque Fela composait un morceau, il le jouait d’abord pendant un moment devant le public de son club Shrine à Lagos, avant de l’enregistrer. Mais une fois enregistré, il ne le jouait plus jamais sur scène. Zombie, un brûlot dans lequel il se fout ouvertement de la tête des militaires nigérians, comparés à des zombies pour leur violence aveugle, fait exception. Conscient que ce morceau risquait de lui apporter des problèmes, il ne l’a pas joué live avant de sortir l’album. De fait, ce titre a déclenché des représailles terribles de la part de la junte militaire nigériane au pouvoir à ce moment-là. En février 1977, elle a ordonné la mise à sac de la République de Kalakuta, la communauté que Fela avait fondée à Lagos et où il habitait avec sa famille et tout son entourage élargi. Lors de l’attaque d’une rare violence, des militaires ont violé des femmes, brutalisé les hommes et incendié la maison. Mais ils ont aussi défenestré la mère de Fela, âgée de 76 ans, qui décèdera 14 mois plus tard suite à ses blessures. Ce qui nous amène au morceau suivant…

4Coffin For Head of State (1981)

Sodi Marciszewer : Cet album est à la fois puissant et amer avec des accords très spéciaux. La grille musicale est vraiment particulière, tout à la fois triste et intense. Dans ce morceau, (écrit après que sa maison baptisée la Kalakuta République a été totalement rasée durant un voyage en Europe du musicien en 1978 NDLR), il raconte comment lui et les siens ont apporté en 1979 un cercueil symbole d’une justice bafouée devant le siège du gouvernement militaire nigérian, une mise en scène qui visait à rappeler le rôle du général Obasango dans le décès de sa mère, la militante féministe Funmilayo Anikulapo Kuti. Au plan musical, on est encore avec le groupe Afrika 70, selon moi le meilleur groupe de Fela. Ils ont un son fabuleux parce qu’il savent faire parler leurs instruments d’une manière très expressive et maîtrisée et que chacun est dans un rôle bien défini.

Fela est un compositeur hors pair et un chef d’orchestre formidable qui comme un Mozart, un Beethoven, un James Brown ou un Prince, compose les partitions de chacun de ses musiciens. C’est tout à fait remarquable et c’est également pour ça qu’on peut dire que Fela a inventé l’afrobeat parce que cette formule musicale, avant lui elle n’existe pas.

5Expensive shit (1975)

Sodi Marciszewer : Cette chanson raconte une autre aventure de Fela avec les forces de l’ordre débarquées chez lui pour une énième arrestation. Il a de l’herbe et pour ne pas être emprisonné pour possession de drogue, il avale tout ça d’un coup. Les policiers, qui ne sont pas dupes, l’embarquent quand même et lui demandent de déféquer pour avoir des preuves et l’accuser. Si je me souviens bien, il se retient assez longtemps, mais il est jeté en prison, et durant la nuit – il faut savoir que Fela c’est un peu Robin des bois, le porte-parole du peuple, et donc où qu’il soit il y a toujours quelqu’un pour l’aider – ses excréments sont recueillis en secret et exfiltrés hors de la prison. Puis on lui procure un breuvage qui nettoie l’estomac et les intestins de sorte que le lendemain, lorsqu’il il va aux toilettes, ses geoliers ne peuvent que constater qu’il n’y a aucune trace d’herbe ou de produit illicite dans ses selles. Du coup, il en a fait une chanson en valorisant sa merde (il rit). Je me souviens que Fela avait toujours à la main soit un joint soit un instrument de musique et même souvent les deux en même temps. Il fumait beaucoup. Mais il ingurgitait aussi du THC sous forme de confiture, ce qui lui permettait de voyager avec.

6No Agreement (1979)

Sodi Marciszewer : Ce qui me plaît beaucoup dans No Agreement, qui est un autre manifeste, c’est qu’on a un slogan scandé qui se suffit à lui-même. Fela était un homme de slogans, il en a pondu énormément, notamment le célèbre « Music is the weapon of the Future » (La musique est l’arme du futur) et je pense qu’il aurait pu travailler avec succès dans des agences de publicité. C’est également un de mes titres fétiches, mais plus pour des raisons musicales : c’est de la transe, et la transe fait partie de l’univers de Fela. C’est une dimension incontournable de sa musique et du fait qu’elle nous aimante de manière physique. Ce qui est intéressant c’est que ce n’est pas seulement quelque chose de rythmique : la musique est basée sur très peu d’accords, très peu de notes et de motifs qui tournent en boucle, ce qui donne le côté transe. S’il y avait davantage de notes, ça ne fonctionnerait pas.

7C.B.B. (Confusion Break Bones) (1990)

Sodi Marciszewer : C’est un titre auquel j’ai participé, enregistré aux studios Angel à Londres avec l’autre groupe de Fela, Egypt 80, formé après que Fela a beaucoup souffert. A ce moment-là, il a fait plusieurs séjours en prison, il a été battu, privé de nourriture, et il est passé dans une dimension un peu plus mystique. Je pense qu’il ne conçoit plus alors la musique exactement de la même manière. Une partie de la joie s’est envolée, il est moins dans la démonstration et dans le bonheur du groove, une dimension essentielle de Africa 70. Ce morceau est très original parce qu’il est symphonique avec des accords en tonalité mineure. Je le recommande pour découvrir une autre facette de Fela, assez mystique, mais qui nous amène dans un univers musical acide, amer et complètement inédit. Il y a une texture musicale que j’ai rarement entendue ailleurs, y compris dans le répertoire de Fela. L’écriture et les arrangements sont très malins : chaque note que joue chacun des instruments est le fruit d’une maturité musicale impressionnante. C’est un morceau que j’écoute comme de la musique classique.

Exposition Fela Kuti Rébellion Afrobeat
à la Philharmonie de Paris – Musée de la Musique
Du 20 octobre 2022 au 11 juin 2023
221 avenue Jean-Jaurès 75019 Paris


Continuer à lire sur le site France Info