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Tarifs de l’énergie : « Signer ce contrat revient à signer notre arrêt de mort »

L’heure est grave. Après des mois d’augmentation des coûts du gaz et de l’électricité, les chefs d’entreprises, qu’elles soient petites, moyennes ou de taille intermédiaire, se retrouvent désemparés et ne savent plus comment faire face. Les dossiers de restructuration s’accumulent et le nombre de faillites est à la hausse. Le Point est parti à la rencontre de ces entrepreneurs confrontés à des prix de l’énergie qui sont multipliés par dix, par vingt, parfois par cinquante, et qui cherchent des solutions pour sauver leur entreprise. Tous les secteurs sont concernés, l’agroalimentaire, la métallurgie, la chimie, etc. Témoignages.

Laurent Vronski est directeur général d’Ervor, une PME industrielle basée à Argenteuil qui emploie 50 salariés et fabrique des compresseurs d’air. Il est aussi secrétaire général de l’association d’entrepreneurs Croissance Plus. Il ne cache pas son inquiétude pour l’avenir.

« Nous sommes des industriels, notre usine est à Argenteuil et nous sommes le dernier fabricant français de compresseurs d’air. Il s’agit d’une pièce essentielle, utilisée pour purifier l’eau, faire fonctionner un tramway ou une centrale nucléaire… C’est un produit à haute valeur ajoutée que nous exportons à 90 % hors de France. Ervor, société créée en 1945, dont j’ai repris la direction en 1993, est le Hermès du compresseur. Aujourd’hui, notre entreprise fait face à challenge sans précédent.

Le cauchemar a commencé le 29 septembre quand j’ai reçu une lettre en recommandé avec accusé de réception signée de TotalEnergies. L’objet était le suivant : « Votre contrat de fourniture arrive à échéance. » Mon précédent contrat pluriannuel de trois ans est, en effet, valable jusqu’au 31 décembre prochain, à minuit. Après cette date, c’est une autre histoire qui commence. Dans cette lettre, le directeur commercial Entreprises de TotalEnergies me propose de renouveler « dès aujourd’hui notre contrat de fourniture avec une offre adaptée à nos besoins ».

Des prix multipliés par 50

En annexe, il joint le prix des nouveaux tarifs applicables au 1er janvier 2023. Le prix du mégawattheure d’électricité passe de 63 euros à 3 000 euros hors taxe, et de 20 à 1 000 euros pour le gaz. TotalEnergies me propose donc gentiment de renouveler mon contrat avec un prix multiplié par 50 ! J’ai publié la facture sur les réseaux sociaux parce que je crois que, sinon, les gens auraient pensé soit que j’étais soit saoul, soit que j’étais un menteur. Nous utilisons le gaz et l’électricité, c’est la double peine. Nous avons arrêté le fioul il y a une quinzaine d’années, car on nous avait expliqué à quel point le gaz, c’était formidable… Il faut voir le résultat aujourd’hui.

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Parce que vous pouvez être le meilleur gestionnaire du monde, un prix multiplié par 50, c’est ingérable. On nous dit : « Faites des économies d’énergie ! » Mais, attendez, on n’a pas attendu 2022 et la guerre en Ukraine pour faire attention et chercher à alléger les factures… On est déjà passé depuis bien longtemps à l’éclairage au LED, nos bâtiments sont parfaitement isolés… Il y a encore sûrement quelques économies à faire, mais elles ne pourront jamais compenser les nouveaux prix de l’énergie, sans laquelle je ne peux faire fonctionner l’usine. Avec ces tarifs, le poste énergie nous reviendrait à 500 000 euros par an. Mais c’est impossible pour nous, je suis le patron d’une entreprise de 50 personnes, pas le big boss d’une multinationale !

Signer un arrêt de mort

Au bout de 48 heures, TotalEnergies nous a rappelés et nous a fait une nouvelle proposition. Aujourd’hui, ils ne multiplient plus les prix par 50, mais par 15. Mais cela reste trop élevé pour nous, vous nous voyez augmenter les prix de vente de nos compresseurs par 15 ? Nous ne pouvons pas le faire, sous peine de perdre nos clients. Alors, nous vivons chaque jour qui passe avec anxiété… Nous n’allons pas signer ce contrat, bien sûr, car cela reviendrait à signer notre arrêt de mort. Mais notre contrat arrive à échéance le 31 décembre à minuit…

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Les pouvoirs publics disent avoir pris conscience de l’enjeu, mais je ne vois rien venir de concret pour l’instant. On s’en occupe, disent-ils… Alors, oui, ils ont trouvé un mécanisme pour les entreprises qui peuvent consommer moins de 36 kilowattheures et qui ont, en conséquence, droit au tarif réglementé. Mais si vous êtes au-dessus, comme nous, PME industrielle, cela ne vous concerne pas. Le gouvernement parle d’achats groupés, de boucliers fiscaux, de guichets, mais concrètement, à l’heure où je vous parle, je ne sais pas ce qu’on va nous proposer. Quant à TotalEnergies, ces prix qui nous étranglent, ce n’est pas leur problème. Pour eux, c’est le prix du marché, un point, c’est tout.

La crise est beaucoup plus grave que celle du Covid

Je crois que les gens ne se rendent pas bien compte de l’ampleur de la crise que l’on traverse aujourd’hui. Mais c’est beaucoup plus grave que le Covid ! Dans le cas du Covid, une fois passée la panique des débuts, l’État a apporté une aide ciblée aux secteurs les plus concernés, la restauration, l’hôtellerie, le spectacle… Et cela a permis de surmonter la crise. Là, il n’y a pas seulement quelques secteurs touchés, tout le monde est touché car tout le monde utilise le gaz et l’électricité ! On ne s’en rend pas encore compte, mais il y a beaucoup d’entreprises qui vont faire faillite. À l’heure où l’on parle de réindustrialisation nécessaire dans notre pays, mais cela va être tout le contraire… Ce secteur va perdre des milliers d’emplois !

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Mais, bien sûr, il n’y aura pas que les industriels parmi les victimes. Samedi dernier, je suis allé sur mon marché, en banlieue parisienne. Il y a un jeune de 35 ans qui a monté un élevage de poules et vend ses œufs frais. J’arrive sur son stand et je constate qu’il ne vend pas d’œufs ce jour-là mais qu’il vend ses poules. Deux euros la poule. Pourquoi ? Il me dit qu’il arrête son élevage, pour lequel il a un grand besoin d’électricité et qu’avec les nouveaux tarifs, c’est intenable. Cette histoire est symptomatique de ce qui va se passer dans les mois à venir. On parle beaucoup des grands noms, d’ArcelorMittal qui va arrêter un haut-fourneau, de Duralex qui met sa production en pause, mais il y a beaucoup de petits qui vont mettre la clé sous la porte. C’est gravissime ce qui se prépare, il faut en avoir conscience !

Il faut faire attention à ne pas se faire hara-kiri

Cette crise résulte d’une décision politique que l’Europe doit assumer. Notre position par rapport à la Russie crée une distorsion de concurrence énorme avec le reste du monde. Ce choc est dit exogène car les prix de l’énergie d’aujourd’hui ne résultent pas de la confrontation de l’offre et de la demande. Je ne discute pas le bien-fondé du moratoire sur le gaz russe, je remarque juste que ce sont les gouvernements qui ont créé cette crise, artificiellement. C’est donc logique qu’ils dédommagent les entreprises. Alors, soit on trouve une solution au niveau européen, soit les gouvernements nationaux se retroussent les manches… Personnellement, je suis contre les aides, je n’aime pas cette relation mortifère entre l’État et les entreprises, mais là on est dans un autre registre. Il faut faire attention à ne pas se faire hara-kiri. Après, il ne faudra pas aller pleurer sur la mort de notre industrie… Le drame, en France, c’est qu’il y a beaucoup de secteurs où il y a le « dernier fabricant de » telle ou telle chose. C’est notre cas pour les compresseurs… Si on met la clé sous la porte, quel fournisseur va équiper nos centrales nucléaires ?

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Je vois ce qui se passe en cette fin d’année 2022 et je suis inquiet. Mon entreprise est sur une zone industrielle à Argenteuil, j’ai déjà un sous-traitant qui vient de fermer. À Argenteuil, nous sommes arrivés dans un territoire difficile, on a embauché localement et ça fonctionne bien. À Bercy, ils sont le nez dans leur dossier. Mais, moi, je suis sur le terrain et nous ne pouvons pas gérer ce choc de prix. On n’a pas besoin d’avoir un rapport d’un comité Théoule sur le prix de l’énergie au cours des quarante prochaines années… Nous, notre problème, c’est le coût du kilowatt/heure à partir du 1er janvier. Et on ne peut pas, dans l’industrie, faire fonctionner les machines à la bougie. »
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