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REPORTAGE. Mondial 2022 : Boire de l’alcool au Qatar ? « Tant que ça se passe à l’intérieur, à l’abri des regards »

Tout au fond du Monoprix du quartier de West Bay, à Doha, au rayon « fromage à la coupe », une enceinte crache La Balade des gens heureux de Gérard Lenorman et des flacons imitant des bouteilles de champagne sont alignés sur des rayonnages, derrière un comptoir. Le nectar affiche « Paris » et la mention « Alcohol 0% » achève de doucher les espoirs de l’Occidental en mal de bulles françaises.

Dans les supermarchés du Qatar, ce sont les bouteilles d’eau prestigieuses (d’Islande ou de l’Himalaya) qui ont les honneurs des casiers à bouteilles en bois et de la tête de gondole du rayon boissons. On a demandé : « Vous vendez de l’alcool ? » à une salariée d’un autre supermarché, elle en rit encore.

L’alcool est toléré au Qatar. La preuve, avec une moyenne de seulement 2,85 litres bus par habitant chaque année, selon les données de la Banque mondiale. Dans les faits, ceux qui y ont accès s’en jettent bien plus derrière la cravate. Bien des locaux ne touchent pas une goutte des 29 millions de litres éclusés en 2022 (dont presque 22 millions de litres de bière et 3,6 millions de vin, selon les chiffres de l’institut Euromonitor). Boire une mousse demeure le privilège d’une infime minorité. Tout est fait pour préserver les Qataris de la tentation : le prix, la disponibilité, la discrétion. La donne change du tout au tout si vous êtes occidental. A peine les valises posées dans la chambre de l’hôtel, nous avons reçu un coup de fil de la réception : « Ça vous dirait une bière ou un whisky ? »

Pour ça, il faut s’aventurer dans les grands hôtels, montrer patte blanche à la sécurité, accepter de faire scanner son passeport et enfin, les portes opaques des rares pubs de Doha s’entrouvrent. Atmosphère familière. Au Champions, au 2e étage du Marriott, des écrans tapissent les murs, les serveurs proposent une douzaine de bières à la pression et les commentaires des matchs sont couverts par le brouhaha des rires et des conversations. Comptez toutefois 50 à 60 riyals pour une pinte, de 12 à 15 euros, en raison de taxes à 100% sur les prix de l’alcool, instaurées il y a quelques mois. « En plus, ils nous ont sucré les ‘happy hours’ à l’approche de la Coupe du monde », grommelle Scott, un quinquagénaire écossais qui vient refaire le plein entre deux missions sur une plate-forme gazière au large des côtes qataries.

« Pour moi, je ne vois pas de grosse différence. C’est comme en Europe, sauf que c’est dans le désert, lâche cet habitué des lieux. Certains établissements proposent même des formules ‘open bar’ une fois par semaine. Tu paies quelque chose comme 80 euros et tu bois ce que tu veux, tu manges ce que tu veux. Vous verriez l’ambiance, ça chante, ça danse. C’est énooooorme », lâche-t-il. Des Qatariens fréquentent-ils aussi les lieux ? « Il y en a, parfois. Ils prennent un verre. Qui peut dire ce qu’il y a vraiment dedans ? Et en fait tout le monde s’en fiche. »

Deux tabourets plus loin, Khaled* a le regard dans le vide. Au comptoir, ce Jordanien noie sa solitude, loin de sa fiancée restée au pays. Il connaît chaque serveur par son prénom, sa pinte de Stella Artois arrive avant qu’il ait à ouvrir la bouche. « Parfois, on voit des Qatariens ici. En deux verres, ils sont torchés. Ils tiennent très mal l’alcool. » Malgré l’écriteau à l’entrée interdisant leur présence ? Malgré la loi qui leur interdit de boire ? « Vous voyez les types de l’entrée, tous des étrangers, oser leur dire : ‘Non, Monsieur, ça ne va pas être possible’ ? Franchement ? Tant que ça se passe à l’intérieur, à l’abri des regards… »

C’est aussi cette discrétion qui motive sa présence, malgré son salaire modeste et son loyer qui a flambé à l’approche du Mondial. « Pour boire, je suis obligé de venir ici », soupire-t-il.

« Pour avoir accès à l’unique magasin d’alcool de Doha, il faut disposer d’un permis fourni par son employeur. »

Khaled

à franceinfo

« Sauf qu’en tant que musulman, si je fais cette demande à mon chef, un Libanais, il va me juger moralement, et toute la boîte sera au courant. Ce serait terriblement mal vu », glisse-t-il. Un tabou qui l’oblige bien souvent à se rendre ici seul, de peur que son secret soit éventé.

Doha compte depuis peu deux magasins d’Etat vendant de l’alcool, sous l’enseigne Qatar Distribution Center (QDC). Le second a été ouvert à la hâte juste avant le début du Mondial dans le parking souterrain de l’hôtel Sheraton. Le premier est planqué dans une allée sinistre des faubourgs de la ville. Aucun panneau indicateur pour signaler l’entrée, entre un dépôt de bus et un bâtiment administratif, derrière des murs hérissés de barbelés. Un péage et des vigiles achèvent de décourager les simples curieux. Pour passer la barrière, il faut une carte, un sésame réservé aux expatriés, et une lettre de votre patron vous autorisant à dépenser un maximum de 30% de votre salaire en flacons pour obtenir l’ivresse. Les vigiles éconduisent rapidement ceux qui jouent aux naïfs. « Vous n’avez pas rendez-vous ? Vous n’avez pas de carte ? »

Pas question de décapsuler une mousse avant d’être rentré au bercail. « Une fois que vous avez chargé le coffre, dans des cartons bruns sans inscription, vous êtes obligé de rentrer directement à votre domicile », détaille un expatrié français qui fait le plein une fois par mois dans l’établissement. « Les bouteilles sont marquées d’un code barre, qui les relie à vous. Si on en retrouve dans la rue, ça vous retombe dessus. Si vous dépannez un ami, vous avez intérêt à vraiment avoir confiance en lui. »

Pour le supporter de passage, reste la bière sans alcool du stade, ou celle, alcoolisée mais tiède, servie en fan zone. Pour les supporters vétérans, c’est la douche froide. « J’ai fait l’Afrique du Sud en 2010, le Brésil en 2014, la Russie en 2018, peste Fernando, supporter équatorien croisé dans le centre-ville de Doha. A chaque fois, c’était facile de boire et c’était pas cher ! Là, c’est impossible. Et quand tu peux trouver une bière, c’est 14 euros. »

« Attendez les gars, 14 euros… Je suis équatorien, moi. Je ne suis pas Bill Gates. »

Fernando, supporter équatorien

à franceinfo

Reste ceux qui ont fignolé leur voyage aux petits oignons. Kyle, supporter anglais croisé dans le métro sur le chemin du Khalifa Stadium de Doha arrivait directement de l’aéroport. « Je loge à Dubaï », émirat moins strict concernant la consommation d’alcool des étrangers. « Comme ça, avec le coup d’envoi à 16 heures, on a le temps pour la cuite d’après-match après avoir attrapé un avion ce soir. » Cela ne risque pas d’alléger le bilan carbone de ce Mondial, mais pendant la compétition, près de 50 vols relient Doha et Dubaï chaque jour.

Dans le genre organisé, Gary, originaire de Birmingham, se pose là : « Je me suis arrangé avec un pote de pote expatrié, et ses amis, pour qu’ils nous mettent de côté une partie de leur quota de bière auquel ils ont droit au QDC, le magasin d’alcool étatique. » Le grand escogriffe lève le bras très haut dans le ciel : « Dans notre appart, la pile de casiers de bière, elle va jusque-là. Faut qu’on tienne trois semaines. Je ne sais même si on va réussir à tout écluser… »

Dans la plus grosse fan zone du Mondial, le Fifa Fan Festival, au cœur de Doha, il est aisé de repérer l’écran géant et la scène pour assister aux matchs et aux concerts. Juste à côté, se trouvent les stands de nourriture pour restaurer quelque 10 000 visiteurs quotidiens. Un chouïa plus ardu de trouver les stands du sponsor Budweiser, qui servent la seule bière alcoolisée autorisée en plein air, à l’abri des regards. Se promener un gobelet de plastique à la main vous garantit d’attirer les fans assoiffés. « Vous avez trouvé ça où ? »

A quelques mètres de là, de l’autre côté des hautes bâches qui clôturent l’enceinte, des voiturettes pleines d’eau circulent sur la corniche de Doha. Comme autour des stades. « Il va falloir s’y faire », soufflent des supporters australiens, un rien déçu du revirement boomerang de la Fifa sur la vente d’alcool près des stades.

*Le prénom a été changé à la demande de l’intéressé


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