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Révélations, « censure » et vie privée… On vous raconte le bras de fer judiciaire entre Mediapart et le maire de Saint-Etienne, Gaël Perdriau

La justice va-t-elle se contredire ? Une semaine après avoir discrètement interdit à Mediapart de publier de nouvelles informations visant le maire de Saint-Etienne, le tribunal judiciaire de Paris se replonge, vendredi 25 novembre, dans cette décision rendue publique par le site d’investigation et critiquée comme une atteinte à la liberté de la presse.

Vous n’avez pas tout suivi ? Franceinfo remonte le fil de cette ordonnance judiciaire obtenue par l’édile stéphanois Gaël Perdriau, au cœur d’une enquête ouverte par le parquet de Lyon pour « atteinte à l’intimité de la vie privée » et « chantage aggravé ». Le maire, exclu des Républicains et en retrait de ses fonctions à la métropole de Saint-Etienne, est resté silencieux ces derniers jours, mais a toujours démenti tout comportement répréhensible.

Acte 1 : Mediapart confronte Gaël Perdriau à de nouvelles révélations

Depuis fin août, Mediapart publie des révélations sur les accusations de chantage politique visant Gaël Perdriau. Au cours de cette enquête, le journaliste Antton Rouget découvre « des faits inédits qui, de nouveau, mettent en cause les pratiques du maire de Saint-Etienne, notamment dans le recours à la rumeur comme instrument politique », selon le directeur de la publication du site, Edwy Plenel. Cette fois, la « victime » est le président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, selon le patron de Mediapart.

Avant toute publication, le site d’investigation sollicite plusieurs personnes concernées par « ces nouvelles révélations », parmi lesquelles Laurent Wauquiez et Gaël Perdriau, poursuit Edwy Plenel. Contacté aux alentours du 14 novembre, l’élu stéphanois demande « un délai supplémentaire jusqu’au vendredi 18 novembre à 13 heures », selon Mediapart, qui accède « volontiers » à cette requête. Le 18 novembre, à 12h57, le maire adresse par mail ses « réponses détaillées ».

Acte 2 : le maire obtient l’interdiction de publication de l’article

Ce même 18 novembre, vers 16 heures, un huissier sonne à la porte de Mediapart, relate le patron du site d’investigation. Dans ses mains, une ordonnance de requête, rendue quelques heures plus tôt par le tribunal judiciaire de Paris. Le texte interdit au média de « publier tout ou partie » de l’enregistrement sur lequel repose en grande partie l’enquête d’Antton Rouget. Cet enregistrement, considéré comme « illicite » par la justice, a été réalisé dans le bureau du maire, à son insu, en 2017 et 2018, par le premier adjoint de l’époque, Gilles Artigues, qui entendait par là disposer de preuves du chantage dont il se considérait victime.

D’après Mediapart, Gaël Perdriau a obtenu cette ordonnance en urgence, le jour-même, en invoquant une atteinte à la vie privée suffisante pour bloquer la publication des nouvelles révélations. En cas de non-respect de cette ordonnance, le site d’investigation s’expose à une « astreinte de 10  00 euros par extrait publié ».

Acte 3 : Mediapart dénonce une « censure préalable »

Le 21 novembre, Edwy Plenel révèle aux lecteurs de Mediapart l’affaire de l’ordonnance : « un acte judiciaire sans précédent de mémoire de journaliste comme de juriste ». Dénonçant la « censure préalable » de l’enquête qui devait paraître, il y voit « une attaque sans précédent contre la liberté de la presse », d’autant qu’elle a été initiée « sans débat contradictoire » devant des magistrats.

« L’ordonnance a été prise par un juge sans que notre journal ait pu défendre son travail et ses droits. »

Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart

sur Mediapart

Le patron de presse soutient qu’il aurait pu « démontrer » à des juges que l’atteinte à la vie privée avancée par Gaël Perdriau « n’existe aucunement » dans ce dossier. Il accuse la justice d’avoir commis un « détournement de procédure », au mépris du droit des citoyens de « savoir tout ce qui est d’intérêt public ». D’éventuels abus commis par la presse « ne peuvent être sanctionnés qu’a posteriori », soutient Edwy Plenel.

Acte 4 : une sénatrice dépose une proposition de loi contre toute censure « surprise »

Découvrant l’article d’Edwy Plenel, la sénatrice centriste Nathalie Goulet imagine aussitôt une « belle proposition de loi » visant à « interdire les ordonnances sur requêtes en matière de presse ». « Je m’y colle », promet-elle au patron de Mediapart, sur Twitter.

Dans la soirée, l’ancienne avocate dépose son texte, cosigné par une vingtaine de sénateurs. Il tient en une phrase, à ajouter à l’article 5 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse : « Une publication ne peut être interdite qu’en application d’une décision judiciaire rendue contradictoirement. » Autrement dit, une « censure préalable » doit rester possible, à condition toutefois d’avoir entendu les deux parties en amont.

Acte 5 : des rédactions, élus et avocats alertent sur une « attaque sans précédent »

Au lendemain de la révélation de l’existence de cette ordonnance du tribunal, une trentaine de sociétés de journalistes et une dizaine de syndicats et d’organisations expriment publiquement leur solidarité avec Mediapart, dans une tribune, dénonçant « une grave et flagrante attaque contre la liberté de la presse ». « Comment une telle décision a-t-elle pu être rendue, en dehors de toute contradiction, alors qu’il existe pourtant des procédures d’urgence, qui auraient permis à Mediapart de se défendre ? » demandent les signataires, parmi lesquelles les SDJ de franceinfo.fr, du Monde, de Libération, du Figaro, de l’AFP ou de BFMTV.

L’ensemble des partis de gauche réunis au sein de la Nupes promettent à leur tour, par communiqué, de « faire des propositions afin que cette situation ne puisse se reproduire ». L’Association des avocats praticiens du droit de la presse s’inquiète, aussi dans une communiqué d’un retour « à des temps de censure que chacun croyait révolus ».

Acte 6 : l’affaire revient devant les tribunaux

Après avoir mis en œuvre « tous les recours juridiques possibles » contre l’ordonnance de requête adressée une semaine plus tôt, Mediapart a obtenu l’organisation d’une audience devant le tribunal judiciaire de Paris, vendredi, à 14 heures. Le site de presse doit y demander la rétractation de la décision contestée.

L’audience doit permettre à Mediapart d’expliquer en quoi l’information portée par l’enquête « censurée », dont des éléments seront ainsi publiquement révélés, est d’« intérêt général », selon l’avocat du site d’investigation, Emmanuel Tordjman. A l’issue des discussions, Mediapart pourra soit publier son enquête, soit faire appel de la décision.


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