Colombie: les villages du Chocó, toujours victimes du conflit armé

Le président colombien Gustavo Petro entend mettre un terme aux violences qui ensanglantent depuis des décennies plusieurs régions rurales de Colombie. Il invite tous les groupes armés à dialoguer avec l’État. Bogota soutient qu’une dizaine de ces groupes ont déjà signé des accords de cessez-le-feu. Pourtant, rien n’a changé, pour l’heure, dans la plupart des régions les plus touchées par le conflit armé, notamment dans les villages qui bordent le fleuve San Juan, dans l’ouest du pays.

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De notre envoyée spéciale,

Il n’y a pas de route pour rejoindre les villages qui bordent le San Juan, dans le département du Chocó. Il faut compter plusieurs heures de pirogue le long des côtes du Pacifique, puis affronter les courants violents de l’embouchure du fleuve, avant de commencer à naviguer le long de ses berges, non sans avoir montré patte blanche.

À chaque rotation de son « Barco hospital » (bateau-hôpital, ndlr), lancé il y a treize ans, Ana Lucia Lopez Salazar doit s’assurer de l’assentiment des groupes armés. « Quand ils nous disent qu’on ne peut pas entrer, on n’entre pas », confirme l’économiste et épidémiologiste colombienne. Cinq groupes se disputent la zone, notamment la guérilla de l’ELN, avec laquelle le gouvernement vient d’ouvrir des négociations, et le Clan du Golfe, le plus grand groupe de narcotrafiquants du pays. Sous les feux croisés des groupes armés, la population manque de tout, notamment d’un accès aux soins.

Le bateau-hôpital effectue des rotations régulières sur le fleuve San Juan pour venir en aide à la population victime du conflit, en majorité des communautés autochtones et afro-colombiennes. Cette année, la mission est financée par l’Union européenne et opérée par Médecins du Monde. L’arrivée du bateau est longuement négociée avec les « gobernadores » , les chefs des communautés qui bordent le fleuve. Les groupes armés assistent discrètement à ces entretiens. « Ils font très attention. Ils viennent écouter et regarder ce qu’on fait dans les villages, pour être sûrs qu’on ne fasse pas du renseignement », précise Ana Lucia Lopez Salazar.

Pas d’armes à bord

Pour les habitants de cette région isolée, le bateau-hôpital est la seule option d’accès aux soins. Pour des raisons de coût d’abord – le premier hôpital public est à cinq heures de pirogue et l’essence coûte cher -, et parce que les groupes armés les empêchent de se déplacer normalement. « On ne peut s’occuper des patients que jusqu’à 17 heures, parce qu’ils n’ont pas le droit de naviguer de nuit. S’ils le font, les groupes armés leur tirent dessus », précise la cofondatrice du bateau-hôpital.

Sur la poupe du bateau, Barbara Sanchez Pizarro surveille l’arrivée des premiers patients, talkie-walkie à la main. « C’est notre moyen de communication avec la terre », sourit l’infirmière à la retraite, qui dit « se sentir en sécurité sur le bateau et heureuse d’aider ». C’est à terre que les patients sont enregistrés avant d’être envoyés sur le bateau, en pirogue. Elle détaille les équipements: trois salles de consultation, une pharmacie, un laboratoire d’analyse. Au total, 32 personnes, médecins et personnels de bord, vivent et travaillent sur le navire pendant ces missions de deux à trois semaines. Une équipe de sept personnes est détachée sur le terrain pour rendre visite à des communautés plus éloignées qui ne peuvent pas venir jusqu’au bateau.

Un fleuve contaminé par les activités illégales des groupes armés

Ce jour-là, le San Raffaele, est ancré devant le village autochtone de Buenavista. Les patients, de l’ethnie Wounaan, arrivent par petits groupes. Le bateau a une capacité d’accueil limitée à 12 personnes. Parfois, certains membres de groupes armés viennent aussi se faire soigner. Sur les flancs du bateau, des armes automatiques barrées d’un trait rouge rappellent qu’aucune arme n’est acceptée à bord. « Je viens chercher des médicaments pour mon fils. Il a de la fièvre et des diarrhées depuis une semaine », explique timidement Mirna, son enfant très affaibli dans les bras. C’est l’une des premières causes de consultation. Dans ces villages, il n’existe aucun réseau d’assainissement ni de ramassage des ordures.

Beaucoup de patients souffrent de maladies de peau. Le fleuve est contaminé au mercure, qui serait l’un des principaux déchets toxiques retrouvés dans l’eau.
Beaucoup de patients souffrent de maladies de peau. Le fleuve est contaminé au mercure, qui serait l’un des principaux déchets toxiques retrouvés dans l’eau. © RFI/Marie Normand

Le fleuve est aussi contaminé par l’exploitation à grande échelle de mines d’or illégales par les groupes armés. « Ils utilisent beaucoup de mercure, qui est devenu l’un des principaux déchets toxiques retrouvés dans l’eau », explique Jasir Banguero, ethno-éducateur pour le Barco hospital. « En haut du fleuve, les groupes armés cultivent aussi la coca, la transforment, avec là encore beaucoup de produits chimiques. Cela explique pourquoi de nombreuses personnes souffrent de maladies de peau qui ne s’observaient pas avant ». Le fleuve San Juan est l’une des routes d’exportation de la drogue vers l’Amérique centrale et les États-Unis.

Espoirs et inquiétudes face à la politique de « paix totale » du président

Lucila est venue consulter un gynécologue et faire, pour la première fois, une échographie. Elle est sur le point d’accoucher de son quatrième enfant. « J’ai appris que c’était une petite fille. Elle grandit bien, Dieu merci ! », confie-t-elle. La jeune femme a vécu le début de sa grossesse en confinement forcé, en raison des combats entre groupes armés. « On ne pouvait pas aller dans la montagne ni aller chercher de la nourriture. On ne pouvait pas sortir, juste rester dans nos maisons », raconte-t-elle. Aujourd’hui, les groupes armés autorisent la population à se déplacer certaines heures dans la journée. « On se déplace en groupe, trois femmes et leurs maris par exemple. Parce qu’on a peur qu’il nous arrive quelque chose, qu’on se fasse enlever ou violer », ajoute-t-elle. « Ce serait bien que le président arrive à un accord avec les groupes illégaux, sinon ça va encore empirer et augmenter les souffrances des paysans autochtones comme nous. On souffre plus ici que les gens des villes. »

L’ethno-éducateur Oscar Gomez travaille auprès de ces communautés autochtones depuis des décennies.
L’ethno-éducateur Oscar Gomez travaille auprès de ces communautés autochtones depuis des décennies. © RFI/Marie Normand

Le président Gustavo Petro a lancé, à son arrivée au pouvoir, ce qu’il appelle une politique de « paix totale ». Il invite tous les groupes armés à dialoguer avec l’État pour trouver un accord de paix. Le mois dernier, Gustavo Petro a annoncé la signature d’accords de cessez-le-feu avec « une dizaine de groupes armés » et des discussions ont commencé avec l’ELN, la dernière guérilla du pays. L’invitation au dialogue a été acceptée, sur le principe, par l’ensemble des groupes du fleuve San Juan. « C’est une bonne chose », commente l’ethno-éducateur Oscar Gomez, qui travaille auprès de ces communautés depuis des décennies. « Mais pour l’instant rien n’a changé ici pour ces populations. La majorité des gens n’ont jamais connu la paix. »

La signature des accords de paix avec la guérilla des FARC, maîtres du fleuve jusqu’en 2016, n’a jamais mis fin à cette guerre silencieuse. La diversité des groupes qui l’ont remplacée, de nature politique ou économique, risque de rendre difficiles les négociations. « Si tu prends une carte des futurs grands projets économiques en Colombie, il s’agit des endroits où la population est victime des groupes armés. Ils font peur à la population, pour qu’elle fuie et qu’ils puissent récupérer la terre. C’est infâme. C’est ce qu’il se passe tout autour de Buenavista », peste-t-il.

Abandon de l’État

En 2013, les 58 familles de Buenavista ont subi un déplacement forcé. Elles se sont finalement réinstallées sur leurs terres en 2019, mais disent n’avoir reçu aucune aide de l’État et aucune garantie de ne pas avoir à fuir à nouveau. « Pendant notre absence, tout est mort. Des arbres avaient poussé sur nos cultures », se lamente Luis Angel Chamapurro, le chef de la communauté. « Aujourd’hui, des groupes armés viennent toujours ici. Ils se déplacent dans des pirogues sans aucun signe distinctif, on ne sait même pas qui est qui. Cette année, des inconnus sont venus pour tenter de recruter nos jeunes. On prévient régulièrement les jeunes que c’est une mauvaise chose de les rejoindre. »

Le «gobernador» de la communauté de Buenavista déplore la présence de groupes armés dans la réserve autochtone.
Le «gobernador» de la communauté de Buenavista déplore la présence de groupes armés dans la réserve autochtone. © RFI/Marie Normand

Seule parenthèse de sécurité pour ces villages abandonnés par l’État: le jour de l’élection présidentielle. « On a voté parce qu’il y avait de la sécurité autour des bureaux de vote et sur tout le fleuve. L’armée était déployée. Mais après l’élection, plus rien. Et tout a recommencé », explique-t-il. Cette région de Colombie a massivement voté en faveur de Gustavo Petro. Luis Angel Chamapurro veut bien croire à sa politique de paix totale et s’investir dans les dialogues régionaux avec l’État, qui ont débuté dans la région. Mais ce qu’il attend surtout, c’est un renforcement et un armement de la garde autochtone sur son territoire, « pour qu’il y ait un minimum de contrôle ».

La paix totale: un beau concept aux contours très flous

Un peu plus loin sur le fleuve, même son de cloche dans la communauté de Santa Rosa del Nalde, où Médecins du Monde et l’équipe du Barco Hospital sont venus offrir un kit médical à l’infirmier local. Il servira au village et aux communautés environnantes. « Nous avons 4 564 hectares de réserve dans lesquels on ne peut pas se déplacer en raison des groupes illégaux. On ne peut pas s’en servir pour cultiver. Et on ne reçoit aucune aide des autorités, regrette le chef de la communauté, Carlos Quintero. Alors, il faut espérer que le président pourra obtenir des résultats. »

Ana Lucia Lopez Salazar, cofondatrice du Barco Hospital.
Ana Lucia Lopez Salazar, cofondatrice du Barco Hospital. © RFI/Marie Normand

Pour plusieurs observateurs interrogés par RFI dans cette région, la « paix totale » est pour l’heure un beau concept encore vague. « Cela ne pourra pas être le processus d’un seul gouvernement. C’est un processus de long terme, qui implique un changement social et structurel en profondeur dans les zones rurales, pour plus d’égalité », prévient Alvaro Ramos, coordinateur régional de terrain de Médecins du Monde dans la région du Pacifique, en Colombie. « L’accord avec la guérilla des FARC en 2016 n’a pas donné les résultats espérés. On est revenu à la guerre. » Ana Lucía López Salazar renchérit: « La guérilla de l’ELN a dit qu’elle allait négocier, mais il reste tous ces autres groupes, qui ne sont pas de nature politique et qui vivent du narcotrafic ! Quand on parle avec les gens ici, ils nous disent que la guerre sera toujours là, car les intérêts économiques primeront sur tout accord de paix. »

► À lire: Colombie: un premier accord entre le gouvernement et l’ELN sur les autochtones


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