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« C’est la Coupe du monde la plus chère » : comment le Mondial au Qatar est devenu un événement hors de prix pour les supporters

Le foot est un sport qui traverse toutes les catégories sociales. Mais lors de cette compétition organisée dans l’émirat, les tarifs des billets pour assister aux matchs, des déplacements et des logements ont écarté une partie des supporters au profit de spectateurs plus aisés.

Robert ne veut pas consulter son compte en banque sur son téléphone. Ce n’est pas le moment. Avec ses vieux amis, bob vert, jaune et rouge sur le crâne et maillot de Gareth Bale sur le dos, il veut profiter de chaque minute de présence du pays de Galles à la Coupe du monde. « La première depuis soixante-quatre ans, insiste ce coquet Gallois aux cheveux gris. C’est une occasion unique. Probablement la seule fois que je pourrai les voir de mon vivant ».

C’est avec des arguments de ce genre qu’il a convaincu son épouse de lui avancer de quoi financer son séjour au Qatar. « Elle avait comme référence les prix de l’Euro en France, où je m’étais débrouillé pour trouver des vols low cost entre Cardiff et Bordeaux. » Cette fois, la femme de Robert a eu une drôle de surprise quand il lui a présenté la facture. « ‘On n’a qu’une vie’, je lui ai dit. » Heureusement pour leur compte joint, le pays de Galles a pris la porte dès le premier tour de ce Mondial et Robert, qui se voyait bien prolonger l’aventure jusqu’en finale, a pris le premier vol pour Cardiff. 

Vétérans de la Coupe du monde, économistes ou associations de supporters*, tous l’assurent : la facture de ce Mondial au Qatar est bien plus salée que pour les tournois précédents. « Avec le prix de mon séjour d’un mois en Russie [pour la Coupe du monde 2018], je ne peux m’offrir que dix jours au Qatar », se désole Tobias, un supporter franco-allemand. Et pourtant, il a raboté son budget au maximum, partageant une location Airbnb à Dubaï avec cinq camarades australiens.

Ce technicien de maintenance dans l’aviation, qui détient une carte gold Air France, détaille : « J’ai lâché 800 euros pour quatre matchs de poule, 700 euros pour dix jours de logement, 600 euros, l’avion pour Dubaï ; reste les autres billets d’avion pour faire l’aller-retour entre Dubaï et Doha, quatre fois, la nourriture et la bière, qui est certes moins chère aux Emirats, mais on reste sur 10-12 euros la pinte… En Russie, j’avais vécu un mois comme un roi ! »

Une impression confirmée par Fernando, supporter équatorien et chef de chantier globe-trotteur dans le civil, qui va même devoir écourter son séjour. « C’est la Coupe du monde la plus chère. En Russie, j’étais resté tout le mois, là je fais 10-12 jours et je repars. »

Dans les tribunes des stades, on trouve des cadres retraités, des ingénieurs, des entrepreneurs, soit dans l’informatique, soit dans les cryptomonnaies et les NFT… mais les professions plus « modestes » sont plus rares. « Je crois que c’est davantage lié à la configuration du Qatar qu’à une volonté de la Fifa d’en faire un pince-fesses mondain », avance Tom, un ancien ingénieur américain « qui profite de [s]a retraite ». Chris, un businessman malaisien qui possède une société de service informatique au pays et garde sous le coude six appartements à louer à Kuala Lumpur, croisé dans le village de conteneurs des fans, se lamente : « Le Mondial me coûte 600 euros par jour. » 

« Un pote américain, qui organise ce genre d’événement, me disait que cette Coupe du monde n’était pensée que pour les VIP ! »

Chris, Malaisien venu au Qatar pour le Mondial

à franceinfo

Hervé Mougin, le patron des Irrésistibles Français, association de supporters de l’équipe de France, a beau compter un chauffeur de poids lourd et un retraité parmi ses ouailles – les 160 inconditionnels des Bleus ayant fait le déplacement – « c’est plus CSP+ que les éditions précédentes », reconnaît-il. « Autant certains avaient cassé la tirelire pour le Brésil en 2014, autant cette année, c’est plus rare, en tout cas en France. De toute façon, ici, c’est orienté déjà vers un tourisme plutôt VIP, alors avec l’effet Coupe du monde qui multiplie les prix par trois ou quatre… »

Le Qatar ambitionne en effet d’accueillir jusqu’à six millions de visiteurs à l’horizon 2030*, mais en se différenciant du tourisme de masse de Dubaï. « Les responsables veulent attirer une clientèle plus haut de gamme », « des grandes conférences internationales », « des événements XXL », énumère Kristian Coates Ulrichsen, spécialiste de l’émirat à l’Institut Baker, aux Etats-Unis. En gros, le pays veut « une place à table ». Ce positionnement marketing est parfaitement assumé : un festival de cinéma est en chantier pour ajouter encore du glamour à l’image de l’émirat, une dizaine d’hôtels cinq étoiles ont ouvert juste avant la Coupe du monde et, cerise sur le gâteau, une formule « visiter Doha en 24 heures » avec survol en hélicoptère inclus vient d’être inaugurée pour les touristes pressés… mais toujours aussi fortunés. 

Mossad Mostefa Eleiwa se frotte les mains. « Le carnet de réservations est plein pour décembre, quasiment pareil pour janvier », se félicite le patron de l’agence de tourisme de luxe Outing Qatar. Foot ou pas foot, les e-mails et les coups de téléphone pleuvent, assure-t-il. « Tenez, en janvier, ce sont les Mexicains et les Argentins qui forment les deux plus gros contingents de nos clients internationaux. L’effet Coupe du monde. Mais ça va se prolonger sur le long terme. Le bouche-à-oreille est excellent. »

Des considérations assez éloignées du fan de foot de base, estime Xander, croisé avant le huitième de finale entre les Pays-Bas et les Etats-Unis. « Une semaine avant le Mondial, on a assisté au Grand Prix de Formule 1 d’Abou Dabi, raconte celui qui a roulé 28 heures, à travers trois pays, pour aller au match, faute de billet d’avion à prix correct. Il y avait quelque chose comme 6 000 fans hollandais venus d’Europe. Ils ont pu boire des bières dans les tribunes, crier leur amour pour Max Verstappen et trouver un logement à prix correct en restant un gros week-end. Ici, rien de tout ça n’est possible. »

Le séjour moyen des fans rencontrés dépasse souvent la semaine. Même pour des familles nombreuses comme celle de Jelte, venu avec sa femme Elissa et leurs deux enfants, Max et Sam. Le portrait-robot du touriste rêvé par le Qatar. « Un total de 2 700 euros de vols depuis l’Australie [où ils résident], une maison de trois chambres pendant deux semaines, à 500 euros la nuit, on a vu 10 matchs jusqu’à présent, on a testé le wakeboard, on va à la plage les jours sans foot, énumère ce banquier d’affaires qui adore cette Coupe du monde concentrée sur une ville. J’avais fait l’Afrique du Sud, c’était un cauchemar logistique… Là, une fois qu’on est posés, on a tout à disposition. »

Jelte, supporter néerlandais, en compagnie de sa femme Elisa et de ses enfants Max et Sam, avant le 8e de finale de Coupe du monde des Pays-Bas contre les Etats-Unis, à Doha (Qatar), le 3 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Jelte, supporter néerlandais, en compagnie de sa femme Elisa et de ses enfants Max et Sam, avant le 8e de finale de Coupe du monde des Pays-Bas contre les Etats-Unis, à Doha (Qatar), le 3 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

S’il fallait ne prendre qu’un seul exemple, ce serait le prix des places. Le nombre de tickets à bas prix dévolus aux locaux s’est réduit comme peau de chagrin entre le Mondial en Russie et cette édition qatarienne. Presque de moitié. « C’est la croix et la bannière pour mettre la main sur une place », peste Jasim, petit commerçant du quartier d’Education City, qui a eu toutes les peines du monde à mettre la main sur un précieux sésame. Il a finalement trouvé son bonheur à 800 riyals pièce (environ 200 euros), sur le marché de l’occasion. Presque un Smic qatarien. « Je puise dans mes économies », reconnaît-il.

Vieux routier des Coupes du monde, Fabien Bonnel, des Irrésistibles français, a sorti sa calculette. A part les (rares) places proposées en catégorie 3, pour les matchs du premier tour et des huitièmes de finale, tous les autres tickets du Mondial ont vu leur prix gonfler de 30% par rapport à la Russie, en 2018. « Les organisateurs ont claironné* que ce Mondial serait le moins cher depuis celui organisé au Mexique en 1986*, mais c’est clairement mensonger, dénonce le supporter tricolore. Si les gens s’arrêtent à la communication officielle, ils vont se faire avoir. C’est écœurant, à force. » 

Pour ceux qui veulent faire des allers-retours depuis l’Europe, la facture sera du même tonneau. Le Belge Olivier Smets, pilier du groupe de supporters des Diables « 1895 », avait fait ses calculs pour affréter un avion de supporters en cas de huitième de finale de la bande d’Eden Hazard : « Ça nous aurait coûté 150 000 à 200 000 euros et il aurait fallu repartir aussi vite après le match. Le tarif pour stationner un avion sur le tarmac de l’aéroport de Doha, c’est 25 000 euros pour 24 heures. » La piètre prestation des Belges – un but en trois matchs et une sortie dès le premier tour – lui permettra au moins de faire des économies. 

Reste que parmi les supporters rencontrés, peu regrettent ce déplacement. Même si le contingent néerlandais a été divisé par six par rapport au Mondial brésilien, le dernier pour lequel les Oranje s’étaient qualifiés, Arnaud ne regrette pas une seconde ses 15 jours au Qatar. « Hier, j’ai fait un foot sur la plage avec un Paraguayen, un Bolivien et un Mexicain. C’est ça que je recherche pendant la Coupe du monde. VIP, pas VIP, peu importe, non ? » 

Les vrais VIP, qui, bien souvent, n’ont pas payé leur séjour, ne sont pas trop du genre à improviser un foot sur la plage. Un Français, qui a pu profiter des loges du stade Al-Janoub lors du match des Bleus face à l’Australie, raconte son expérience, au milieu de sièges vides et de personnes guère passionnées par le ballon rond. « C’était open bar, il y avait beaucoup de gens qui n’ont même pas regardé le match, ou à peine 20 minutes. » Pendant ce temps, notre Gallois Robert jette de temps en temps un coup d’œil anxieux à son téléphone, histoire de voir si son banquier a cherché à le joindre.

* Les liens suivis d’un astérisque mènent vers des contenus en anglais.


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