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COP15 biodiversité : dans la banlieue de Montréal, une petite grenouille tente de résister à l’étalement urbain

A l’occasion de la conférence des Nations unies pour la biodiversité, franceinfo se penche sur les espèces menacées au Québec. C’est le cas de la rainette faux-grillon, qui peuple des milieux humides détruits par la promotion immobilière.

Au milieu des roseaux, on devine la surface d’une grande mare gelée. « Avant, il y avait des tas de rainettes faux-grillon ici. Ils sont venus creuser un étang, ils ont drainé aux alentours et maintenant, il n’y en a plus », commente Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Québec. Ils, ce sont les promoteurs immobiliers de ce lotissement de La Prairie, une ville résidentielle de la banlieue de Montréal, où notre guide nous a conduit en cette froide matinée de décembre. En 2015, leur projet, baptisé « Domaine de la nature », a conduit à bitumer et bétonner cette zone où vivait la petite grenouille menacée d’extinction. Une destruction supposément compensée par divers aménagements, comme ce plan d’eau.

Sauf qu’un étang artificiel n’est pas une zone humide et que la rainette ne trouve son bonheur que dans les flaques et mares temporaires laissées par le dégel au printemps, où elle peut se reproduire à l’abri de ses prédateurs (poissons, insectes). « On a créé un habitat impropre à la survie de l’espèce pour compenser la destruction d’un habitat fonctionnel. On ne peut pas jouer à Dieu », peste le biologiste de 58 ans. Le seul amphibien toujours présent sur les lieux figure sur un panneau d’affichage, qui vante des travaux « d’amélioration de l’habitat de la rainette faux-grillon ».

Une zone de compensation de la destruction de l'habitat de la rainette faux-grillon, le 11 décembre 2022, à La Prairie (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Une zone de compensation de la destruction de l'habitat de la rainette faux-grillon, le 11 décembre 2022, à La Prairie (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Cette histoire résume à merveille les débats qui se déroulent sur l’autre rive du Saint-Laurent, dans le Palais des congrès de Montréal, où se tient jusqu’au 19 décembre la COP15 biodiversité. La communauté internationale y est rassemblée pour se mettre d’accord sur un ensemble de mesures destinées à enrayer la disparition rapide des animaux, des plantes et des milieux naturels. Une crise majeure dont la destruction et la fragmentation des habitats, pour construire des maisons ou cultiver des champs, est l’une des principales causes. Autour de Montréal, la rainette faux-grillon a déjà perdu, depuis les années 1960, plus de 90% de sa zone de répartition. « Les espèces menacées, c’est le canari dans la mine [utilisé pour avertir les mineurs de la présence d’un gaz toxique] qui nous montre que notre mode de vie n’est pas compatible avec la préservation de la vie sur Terre », martèle Alain Branchaud.

Pour être sûr de voir cette grenouille, il faut s’enfoncer dans les sous-sols labyrinthiques du Biodôme, un « musée vivant » qui abrite 2 000 espèces animales, pousser la porte d’une petite pièce à la température soigneusement contrôlée et se pencher sur les terrariums alignés le long du mur. Une soixantaine de rainettes faux-grillon y vivent, dans le cadre d’un programme de reproduction en captivité. « Notre objectif est de soutenir les populations en milieu naturel », explique Gheylen Daghfous, conservateur adjoint.

Lui aussi insiste sur l’importance de préserver cette petite grenouille. « C’est une des richesses environnementales du Québec », défend le conservateur, avant de souligner les services rendus à l’homme par les zones humides qui les abritent : tampon pour les inondations, filtration des eaux de pluie, agrément… Depuis 2016, 3 382 batraciens ont été relâchés par le Biodôme et ses partenaires, « sur des sites où elles sont toujours présentes et sur des sites où il n’y en avait plus », détaille-t-il. L’enjeu est maintenant de voir si les grenouilles survivent, se reproduisent et perdurent. À l’endroit où elles ont été relâchées en 2016, son chant caractéristique a résonné « récemment », un « signe encourageant ».

Gheylen Daghfous montre les terrariums où sont élevées les rainettes faux-grillon, le 9 décembre 2022, au Biodôme de Montréal (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Gheylen Daghfous montre les terrariums où sont élevées les rainettes faux-grillon, le 9 décembre 2022, au Biodôme de Montréal (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Tous les efforts de l’équipe du Biodôme ne serviront toutefois pas à grand-chose si la destruction des zones humides se poursuit. Le cas du lotissement de La Prairie ne se résume pas à une compensation ratée. A 800 m du petit étang gelé se trouve un bois où s’est joué un événement historique pour la protection de l’environnement au Québec. A cet endroit-là, les pelles mécaniques du promoteur se sont cassées les dents sur la petite grenouille. « Il avait fait le plan, donné un nom aux rues et commencé à couper les arbres. Et tout a été bloqué », raconte Alain Branchaud. En 2016, le gouvernement fédéral, estimant que Québec n’en fait pas assez pour protéger l’animal, a ainsi pris un décret d’urgence pour arrêter les travaux comme le lui permet la loi sur les espèces en péril.

La zone boisée sur cette carte aurait été construite sans l'intervention du gouvernement canadien en 2016. (GOOGLE MAPS)

La zone boisée sur cette carte aurait été construite sans l'intervention du gouvernement canadien en 2016. (GOOGLE MAPS)

Le Groupe Maison Candiac, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, tout comme la mairie de La Prairie, engage alors une action en justice pour contester cette décision. « On n’a rien contre les grenouilles, mais je ne suis pas sûr que c’est au groupe de payer pour toute la société », s’agace son patron, Maryo Lamothe, dans les colonnes du journal local Le Reflet. L’affaire remonte jusqu’à la Cour suprême, qui donne raison à l’amphibien en décembre 2020, en refusant d’entendre le promoteur et en validant les précédents jugements. La justice canadienne (voir ici et ) reconnaît notamment que la destruction de l’habitat d’une espèce en péril relève du droit criminel, qu’il n’y a pas lieu d’indemniser le promoteur et que la protection de la biodiversité est une valeur fondamentale de la société.

A l’origine de la procédure, Alain Branchaud savoure, même si son nom est depuis « devenu synonyme du diable chez les promoteurs de la rive sud du Saint-Laurent ». « On n’avait jamais pensé que cela irait aussi loin, cette décision est un peu magique », commente-t-il, en évoquant une « onde de choc » dont les conséquences dépassent les frontières québécoises. Six ans après le décret d’urgence, un rond-point dont la quatrième sortie ne mène nulle part dessine une démarcation claire entre le bois et les immeubles résidentiels. 

Le biologiste Alain Branchaud, dans une zone protégée, le 11 décembre 2022 à La Prairie (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Le biologiste Alain Branchaud, dans une zone protégée, le 11 décembre 2022 à La Prairie (Canada). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

La grenouille n’est pas tirée d’affaire pour autant. D’autres projets menacent son habitat, comme la construction d’un pôle logistique près de Contrecœur, en aval du Saint-Laurent. « Les bottines ne suivent pas les babines » [les actes ne suivent pas les paroles], regrette Alain Branchaud. Le biologiste reste déterminé à poursuivre ce « combat constant » pour la rainette faux-grillon.


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