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TEMOIGNAGES. « Il faudrait vendre la baguette à 4 euros pour être rentable » : la crise énergétique met les boulangers dans le pétrin

Confrontés à une explosion de leurs factures énergétiques, de nombreux boulangers craignent de devoir fermer boutique, faute de trésorerie.

Leur gagne-pain est menacé. Emblème de la vie quotidienne des Français dans le monde, la baguette de pain a été inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco mercredi 30 novembre. Derrière les fourneaux, les boulangers ont accueilli avec un peu d’amertume la nouvelle. Julien Bernard-Regnard a ouvert sa boulangerie il y a cinq ans dans un petit village de Moselle. Passionné, il a pourtant dû mettre la clé sous la porte le 4 décembre, à cause de l’explosion de ses factures énergétiques à la rentrée. « Je suis passé de 400 à 1 300 euros par mois pour mes dépenses énergétiques », détaille l’ancien boulanger de 32 ans. Malgré les ajustements et le licenciement de sa vendeuse, ses charges ont eu raison de son activité.

>> Crise énergétique : l’angoisse des boulangers face à la hausse des tarifs

Comme lui, de nombreux gérants de boulangerie se retrouvent pris à la gorge par leurs factures d’électricité. Gros consommateurs, les artisans des métiers de bouche dont la puissance de compteur dépasse 36 kVa ne peuvent pas profiter du bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement pour limiter à 15% la hausse des charges. « L’année 2023 sera une catastrophe pour la profession », prédit déjà Lilian Cordon, boulanger depuis vingt ans dans les Deux-Sèvres.

Corinne Butard arrive bientôt à la fin de son contrat d’électricité. Fin janvier, son abonnement sera renouvelé, mais la facture va être multipliée par dix. Alors qu’elle dépense actuellement 1 600 euros par mois pour l’électricité, la boulangère de Seine-et-Marne devra débourser environ 15 000 euros le mois prochain, selon la proposition de son fournisseur. « C’est ingérable », commente-t-elle. A l’approche des fêtes de fin d’année, la gérante a dû rappeler la moitié de ses salariés pour les faire travailler du 25 décembre au 3 janvier, dates de fermetures annuelles de la boulangerie.

« Je n’ai plus de trésorerie, je ne me verse même plus de salaire. Je ne sais pas comment je vais faire pour payer ma facture le mois prochain. »

Corinne Butard, boulangère en Seine-et-Marne

à franceinfo

Pour William* aussi, l’addition est salée. La facture énergétique du boulanger de l’Ain oscille entre 7 000 et 10 000 euros depuis le mois d’octobre et la fin de son contrat précédent. Auparavant, il payait approximativement 1 200 euros par mois. « Aujourd’hui, la visibilité d’avenir est très compliquée pour l’entreprise », déplore le gérant, qui explique ne pas s’être versé de salaire depuis octobre pour pouvoir parvenir à payer ses 14 salariés.

 

 

Face à un mur, de nombreux boulangers se tournent vers leurs fournisseurs pour tenter de faire baisser la note. Corinne Butard tente de profiter de « Matina », un contrat EDF recherché par de nombreux chefs d’entreprise, en raison de ses tarifs attractifs sur les horaires « creux », entre 23 et 3 heures et entre 6 et 7 heures du matin. « Avec ce contrat, mes factures seraient multipliées par 3, contre 10 actuellement », explique Corinne Butard.

Les boulangers s’essaient à la sobriété, comme les y incite leur Confédération nationale dans un guide de bonnes pratiques, pas toujours faciles à mettre en œuvre. « On doit décaler nos heures de fabrication », illustre Anthony Delepine. Pour cela, le boulanger d’Ille-et-Vilaine va devoir modifier tous ses contrats de travail pour que ses employés puissent travailler de nuit, sur les horaires dits « super creux » – entre 3 et 6 heures du matin. Gérant de 38 salariés dans quatre boulangeries, il craint leur réaction lorsqu’il devra leur annoncer que leurs vies de familles seront affectées. « Je vais au moins attendre que les fêtes passent », se résout-il.

Travailler de nuit ? « C’est comme si on revenait au temps de mes grands-parents », pour Lilian Cordon. A partir de janvier, le boulanger commencera à cuire le pain à 2 heures du matin. Il redoute aussi les modifications de contrats et les majorations des heures de nuit. De nombreux boulangers interrogés ont pris la même décision : « à 7 heures du matin, les fours seront éteints », assure Isabelle Nimal, boulangère en Dordogne. Exit les baguettes fraîches à n’importe quelle heure de l’après-midi, pour éviter de laisser les fours allumés toute la journée.

« Les gens vont se tourner à coup sûr vers les grandes surfaces », s’inquiète cependant Corinne Butard, qui compte « tout cuire en masse » le matin. Anthony Delepine envisage de son côté de transférer une partie de sa production vers une de ses boulangeries, dans des locaux moins énergivores. Une solution qui demande une nouvelle logistique. « Il va falloir se promener avec la pâte », anticipe-t-il.

La Confédération conseille par ailleurs aux commerçants d’augmenter les prix. De nombreux boulangers l’ont déjà fait, ces derniers mois, face à la flambée des prix des matières premières, comme la farine, le beurre ou les œufs. « Nous sommes passés de 1,10 à 1,30 euro la baguette et nous avons supprimé notre formule ‘trois achetées = une gratuite' », raconte Lilian Cordon.

>> Pourquoi le prix de la baguette risque d’augmenter avec l’inflation

« Jusqu’à combien peut-on encore monter ? s’interroge William, si on répercute vraiment la hausse des prix de l’énergie sur le prix de nos produits, il faut vendre la baguette à 4 euros pour être rentable ». Un plafond que Julien Bernard-Regnard n’a pas envisagé une seconde avant de baisser le rideau de son commerce. « Il m’était difficile d’imaginer imposer des prix exorbitants à mes clients », explique l’ancien boulanger, qui raconte s’être limité à une baguette à 1,30 euro, au mois de novembre.

La vice-présidente de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) chargée des affaires économiques et sociales, Bénédicte Caron, explique d’ailleurs que les hausses de prix n’ont pas le même impact selon les territoires, en raison des disparités de pouvoir d’achat.

« Un boulanger dans le centre de Paris pourra plus facilement se permettre d’augmenter sa baguette de 30 centimes qu’un boulanger qui se trouve en pleine campagne. »

Bénédicte Caron, vice-présidente de la CPME

à franceinfo

Elle ajoute d’ailleurs être consciente que des « augmentations de 15 ou 20 centimes » ne permettront pas aux gérants de « payer leurs factures ». Plutôt que d’augmenter, certains envisagent de ne plus vendre certains produits trop coûteux. Isabelle Nimal a l’intention de limiter la fabrication de tourtes, une spécialité de Dordogne. « Le four doit être allumé pendant une heure et demie, alors on n’en fera plus qu’un jour sur deux, voire deux jours par semaine », explique la boulangère.

Les 33 000 boulangeries de France ont vu leurs défaillances plus que doubler entre 2021 et 2022 au troisième trimestre, selon une étude du cabinet Altares. Et pour Bénédicte Caron, « il est évident que nous allons avoir un taux de défaillance des TPE et PME plus important en 2023 ».

Alerté, le gouvernement a confirmé début décembre la mise en place au 1er janvier 2023 d’un « amortisseur électricité » qui permettra aux artisans qui ne peuvent pas profiter du bouclier tarifaire de voir baisser leur facture d’électricité de 20% en moyenne, comme le rapportent Les Echos (article abonnés). Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a également annoncé la prolongation d’un guichet de secours leur permettant d’accéder en ligne à une aide complémentaire de l’Etat, si leur facture énergétique représente plus de 3% de leur chiffre d’affaires. Mais il est impossible de savoir si ces aides seront suffisantes, selon Bénédicte Caron.

De son côté, Corinne Butard « ne voit pas d’autre solution » que de licencier une partie de son personnel si elle ne trouve pas les fonds suffisants pour payer sa facture fin janvier. Elle n’est pas la seule. Une manifestation des boulangers à l’initiative d’un collectif niçois est prévue le 23 janvier. « Une première,selon William, d’habitude, nous ne sortons jamais dans la rue, nous sommes des travailleurs de l’ombre ».

* Les prénoms ont été modifiés


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