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Guerre en Ukraine : la déportation d’enfants ukrainiens, l’arme de « russification » massive du Kremlin

Les autorités ukrainiennes et des observateurs internationaux dénoncent la politique orchestrée par le Kremlin, visant à transférer des mineurs sur le territoire russe et à les placer dans des familles d’accueil.

« La Russie ne se contente pas de tuer ou de blesser nos enfants. Elle les enlève pour les déporter. » Daria Gerasymchuk, conseillère chargée des Droits de l’enfant auprès du président Volodymyr Zelensky, se bat depuis des mois pour tenter de retrouver la trace des innombrables mineurs ukrainiens transférés de force dans le pays voisin. La Russie, de son côté, se targue de venir en assistance aux orphelins de guerre. Le gouverneur de la région de Toula, où des enfants ukrainiens ont été placé, a même évoqué en juillet un « devoir sacré », selon l’agence de presse russe Tass*. Mais les témoignages se multiplient pour dénoncer ce qui ressemble davantage à des rapts qu’à des opérations humanitaires

Ainsi, l’ONG Magnolia a déjà reçu plus de 2 600 demandes d’assistance pour des disparitions d’enfants. Marina Lypovetska, l’une des responsables, cite le cas d’une femme ayant tenté de fuir l’occupation russe, fin septembre, dans la région de Kharkiv. « Les Russes ont tiré sur le véhicule. Ils l’ont tuée et ont blessé son fils de 10 ans. » Le père, resté à Kharkiv, dit avoir découvert des images de son enfant hospitalisé à Louhansk. Plusieurs civils étaient interrogés dans un reportage de la chaîne russe NTV*, prétendument après avoir été victimes de frappes ukrainiennes.

L’ONG a finalement réussi à localiser l’enfant. Impossible pour le père de se rendre en zone occupée. Ce sont donc les grand-mères qui ont fait le voyage dans le territoire du Donbass. Elles se sont engagées à rester en Russie, condition sine qua non pour récupérer l’enfant, et ont pu décrocher les documents de rigueur, grâce à l’assistance d’un avocat local connu de l’ONG. Il leur a encore fallu parcourir des milliers de kilomètres, traverser plusieurs pays, pour rentrer et rendre l’enfant à son père. « A chaque cas, nous devons inventer quelque chose de nouveau », explique Marina Lypovetska.

Daria Gerasymchuk cite le cas d’une autre mère de famille victime d’un bombardement à Marioupol. Grièvement blessée à la tête, Nataliia est parvenue à porter son fils de 2ans chez des amis. Elle y est morte, en le tenant dans les bras. « Le lendemain, l’armée russe a emmené de force le garçon à Novoazovsk, puis à Donetsk, où il a été hospitalisé et a frôlé l’amputation d’une jambe. » Sa grand-mère a franchi les frontières de quatre pays pour le ramener en Ukraine.

Ces cas sont exceptionnels. A ce jour, seuls 125 mineurs déplacés ont pu revenir dans leur pays, selon les autorités ukrainiennes  (contenu en anglais), au prix d’aventures individuelles. En octobre, le ministère pour la Réintégration des territoires occupés a notamment médiatisé sur Telegram* le retour de 37 mineurs, originaires de la région de Kharkiv. Durant l’été, ces enfants avaient été transférés sans leurs parents à Kabardinka, dans le sud de la Russie.

Rares sont les mineurs ayant pu rentrer en Ukraine après avoir été transférés en Russie. Le bureau du Commissaire parlementaire aux droits humains a récemment médiatisé le cas d'un adolescent de 16 ans ayant pu franchir la frontière, le 18 décembre 2022. (OMBUDSMAN OF UKRAINE)

Rares sont les mineurs ayant pu rentrer en Ukraine après avoir été transférés en Russie. Le bureau du Commissaire parlementaire aux droits humains a récemment médiatisé le cas d'un adolescent de 16 ans ayant pu franchir la frontière, le 18 décembre 2022. (OMBUDSMAN OF UKRAINE)

A ce stade, nul ne sait réellement combien d’enfants ont été adoptés abusivement en Russie. Mi-novembre, Moscou affirmait, d’après l’agence de presse russe Interfax (article en anglais), que plus de 4,7 millions de réfugiés, dont environ 712 000 enfants, étaient arrivés sur son territoire « via les points de contrôle » depuis le début de la guerre. Toujours selon Interfax*, l’Ukraine évoquait au printemps 240 000 mineurs déportés en Russie.

De son côté, le Bureau national d’information ukrainien recense près de 14 000 mineurs déportés (contenu en anglais) , pour lesquels il dispose de données confirmées par l’équipe du procureur général ou le ministère de l’Intérieur. « Nous continuons évidemment à collecter des informations sur ces enfants », ajoute Daria Gerasymchuk.

« Il pourrait y avoir au total des centaines de milliers d’enfants déportés. »

Daria Gerasymchuk, conseillère présidentielle en charge des Droits de l’enfant

à franceinfo

Les quelques exemples de retours ont, en tout cas, permis d’analyser ces transferts opérés par le Kremlin. « Les forces russes essaient de trouver toutes les situations possibles pour emporter nos enfants, qu’ils aient ou non des parents », commente Daria Gerasymchuk. A partir d’avril dernier, les contrôles se sont accentués dans les territoires occupés de l’Est, afin de vérifier la situation des mineurs. Quelque 38  000 cas concernant des personnes privées de leurs droits parentaux par des commissions dédiées ont été recensés par un rapport, publié sur Telegram*, et mené par plusieurs organismes ukrainiens.

Les enfants concernés ont été confiés à des orphelinats, prélude à leur transfert dans le pays voisin. La conseillère présidentielle pointe le cas de jeunes ukrainiens, près du front, qui ont été invités à prendre « du repos » ou « des vacances » en Crimée ou dans des régions russes. La mairie prorusse de Kozacha Lopan, près de Kharkiv, a organisé de tels séjours, promettant aux parents de mettre leurs enfants en sécurité près de la mer Noire, à l’abri des bombardements. Or, plusieurs mères rencontrées par France 2, en octobre, n’ont jamais revu leur progéniture…

La Russie a également utilisé les procédures de « filtration », mises en place durant les évacuations humanitaires vers son territoire, pour recueillir de jeunes ukrainiens, explique Amnesty International dans un rapport (en anglais) publié en novembre. Certains parents, placés en détention, ont perdu le contact avec leurs enfants, précise l’ONG, qui s’appuie sur des témoignages. Ceux-ci ont alors poursuivi seuls la route, avec un statut de mineur isolé, sans protection parentale. Reste enfin le cas des déplacés avec leurs parents. Mais à stade, faute d’information, Daria Gerasymchuk se montre « incapable de dire s’ils ont été séparés ou non ».

Pourtant, « les enfants qui sont séparés de leurs parents dans une situation d’urgence ne doivent pas être considérés comme des orphelins », rappelle à franceinfo Aaron Greenberg, conseiller de l’Unicef pour la protection de l’enfance en Europe. Un travail d’identification doit être mené par les autorités du pays concerné, en l’occurrence la Russie, car un enfant non accompagné n’est pas nécessairement orphelin.

« Jusqu’à ce que le sort de ses parents ou d’autres parents proches puisse être vérifié, les enfants séparés, même ceux qui vivaient dans un foyer, sont considérés comme ayant des parents proches vivants. »

Aaron Greenberg, conseiller de l’Unicef pour la protection de l’enfance en Europe

à franceinfo

« L’adoption ne devrait jamais avoir lieu pendant une crise humanitaire », poursuit Aaron Greenberg. La France, par exemple, a prolongé la suspension des procédures d’adoption d’enfants ukrainiens. « En situation d’urgence, un enfant n’est pas susceptible d’être adoptable », rappelle l’Agence française de l’adoption.

La Russie, elle, veut intensifier et accélérer ces procédures. Pour de nombreux Ukrainiens, ces transferts ont un visage, celui de Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux Droits de l’enfant. Dès le mois de mars, après un entretien avec Vladimir Poutine, elle a mené une campagne encourageant l’adoption d’Ukrainiens. Elle a elle même assuré la garde d’un adolescent de 16 ans, survivant des bombardements de Marioupol, rappelle Amnesty International daté de novembre.

Le président russe, Vladimir Poutine, et Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux Droits de l'enfant, lors d'une réunion au Kremlin, le 9 mars 2022. (MIKHAIL KLIMENTYEV / SPUTNIK)

Le président russe, Vladimir Poutine, et Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux Droits de l'enfant, lors d'une réunion au Kremlin, le 9 mars 2022. (MIKHAIL KLIMENTYEV / SPUTNIK)

La loi interdit aux Russes d’adopter des enfants étrangers. Pour y parvenir, Vladimir Poutine a donc signé un décret, le 30 mai, prévoyant une procédure de naturalisation simplifiée pour les orphelins et les enfants privés de soins parentaux. Habituée des caméras, Maria Lvova-Belova avait réclamé au mois de juillet la systématisation de cette politique d’adoption, dans un discours prononcé à Toula, avait rapporté l’agence de presse russe Tass* . Cette politique de naturalisation, menée en toute hâte, est l’un des outils utilisés par la Russie dans son « effort coordonné pour absorber [ces mineurs] dans la société russe », dénonce Amnesty International.

Les directeurs d’instituts des territoires occupés peuvent ainsi formuler la demande, le consentement ne concernant que les mineurs âgés de 14 à 18 ans. « Cette disposition express est accompagnée de la possibilité, pour les juridictions russes, de fabriquer rapidement un nouvel état civil : prénom, nom, lieu et date de naissance », ajoute Emmanuel Daoud, avocat de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre. Cela a pour effet « de supprimer tout lien avec les parents, et tout lien éducatif et spirituel avec la nation ukrainienne ».

La quasi-totalité des régions russes accueillent des points de détention temporaire pour les enfants ukrainiens privés de soins parentaux, écrit le rapport ukrainien. « Ces mineurs ont été emmenés dans au moins 57 régions de Russie », précise l’avocate ukrainienne Ekaterina Rashevskaya, interrogée fin décembre par le média Hromadkse*. Ils rejoignent ensuite des « centres pour la promotion de l’éducation familiale », où un tuteur lance la procédure de naturalisation. Et ces mineurs peuvent être ajoutés à la banque fédérale d’adoption*, une plateforme en ligne qui met à disposition de tous les données de ces mineurs (âge, particularités, etc.).

Les parents adoptifs doivent suivre une formation adaptée, et une trentaine d’écoles spécialisées ont ouvert dans la région de Moscou, assure le service russe de la BBC*, qui a interrogé une habitante de Lukhovitsy, située près de la capitale. Sa famille a accueilli un adolescent ukrainien de 13 ans. Les parents reçoivent une allocation. « Lors de l’adoption d’un enfant handicapé, d’un enfant de plus de 7 ans ou simultanément de frères ou sœurs, l’allocation sera versée à hauteur de 156 428,66 roubles« , soit un peu moins de 2 000 euros, peut-on par exemple lire sur le portail officiel de la ville de Krasnodar*.

« A ce stade, 400 enfants ukrainiens ont fait l’objet d’une adoption », selon l’avocate Ekaterina Rashevskaya. Cette dernière dénonce le silence de la communauté internationale et réclame des poursuites, entre autres, contre Maria Lvova-Belova. Le 21 décembre, Emmanuel Daoud a demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir une enquête pour génocide, et de lancer des mandats d’arrêt.

L’avocat français appuie son argumentaire sur l’ampleur et le caractère systématique et programmé de ces transferts, parfois encadrés par l’armée russe, et les adoptions forcées, qui attestent la volonté délibérée de détruire (totalement ou en partie) un groupe national. « Il s’agit d’une ‘désukrainisation’ et d’une ‘russification’ des enfants », peut-on lire dans le document qu’il a adressé à la CPI, que franceinfo a pu consulter. « Dans quelques semaines, nous irons aux nouvelles », prévient l’avocat.

*Les liens renvoient vers des contenus en russe.


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